L’art transforme les blessures en lumière
Entretien

L’art transforme les blessures en lumière

Entretien avec Arthur Nauzyciel

Le 13 Juil 2006
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.

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BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
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BERNARD DEBROUX : Com­ment est né ce pro­jet de mon­ter COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS à Atlanta avec des acteurs améri­cains ?

Arthur Nauxy­ciel : Le théâtre 7 Stages (sev­en stages), un des prin­ci­paux théâtres du sud des États-Unis, tra­vaille depuis 25 ans à pro­duire et à créer des textes con­tem­po­rains, des auteurs du XX siè­cle, phénomène assez rare aux États-Unis. D’au­tant que les fonds étant essen­tielle­ment privés, il faut à chaque fois trou­ver des spon­sors, des entre­pris­es. Ce théâtre est situé dans un quarti­er autre­fois noir, et qui petit à petit a été investi par une pop­u­la­tion blanche (milieu artis­tique, cul­turel) que ne gênait pas le fait de vivre dans un quarti­er à dom­i­nance noire. Le théâtre a égale­ment en rési­dence une com­pag­nie de jeunes acteurs afro-améri­cains. Dans ce con­texte, les respon­s­ables de ce théâtre cher­chaient depuis quelques années à mon­ter une pièce de Koltès. Ils pen­saient au RETOUR AU DÉSERT. C’é­tait qua­si­ment impos­si­ble pour eux de trou­ver des finance­ments sur place pour mon­ter un auteur français incon­nu aux États-Unis. Ils ont pen­sé que ce serait bien de le mon­ter en lien avec une struc­ture et un met­teur en scène français. À par­tir de là, ils ont con­tac­té les ser­vices cul­turels de l’ambassade de France à Atlanta qui les a mis en con­tact avec un cer­tain nom­bre de Cen­tres dra­ma­tiques. Je venais de finir mon pre­mier spec­ta­cle, LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIERE, et j’é­tais asso­cié depuis 1996 au Cen­tre dra­ma­tique de Bre­tagne, le CDDB-Théâtre de Lori­ent, dirigé par Éric Vign­er. La propo­si­tion d’At­lanta est arrivée à ce moment-là ; ça tombait assez bien. D’une part, parce qu’on essayait de tra­vailler à Lori­ent sur l’idée de ter­ri­toire, d’aller-retour. Lori­ent est une ville qui a été détru­ite pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, puis recon­stru­ite, et qui a gag­né sur la mer. Elle avait été bâtie de toutes pièces pour le com­merce au XVII : siè­cle. Elle nous sem­blait avoir des points com­muns avec Atlanta. Et il y avait d’autre part au CDDB ce souci d’ac­com­pa­g­n­er de jeunes met­teurs en scène sur la durée (ce qu’Éric Vign­er appelait « inven­ter l’avenir ») et en même temps d’in­ter­roger le rap­port à l’autre, l’ailleurs… La propo­si­tion d’At­lanta était d’au­tant plus intéres­sante que, dès le départ, j’avais eu l’in­ten­tion d’in­scrire l’é­tranger comme une con­stante dans mon tra­vail de met­teur en scène. Pour moi, le con­texte de créa­tion per­met d’é­clair­er le sens du texte. Quand nous nous sommes ren­con­trés avec Faye Allen et Del Hamil­ton, les directeurs du 7Stages, on a tout de suite sen­ti qu’on pou­vait faire quelque chose ensem­ble. Je me suis ren­du ensuite à Atlanta pour faire con­nais­sance avec la ville et ce théâtre. Très vite, je me suis ren­du compte que LE RETOUR AU DÉSERT n’é­tait pas une bonne idée. Koltès, oui, ça avait du sens, car il a tou­jours été très inspiré par la cul­ture améri­caine, la lit­téra­ture, le ciné­ma améri­cain, et aus­si beau­coup par tout ce qui touchait à la cul­ture afro-améri­caine (davan­tage que par l’Afrique). J’ai pen­sé que Koltès pou­vait vrai­ment trou­ver un écho dans une ville comme celle-là. Atlanta m’ap­pa­rais­sait alors comme dans des doc­u­ments d’archives, comme la ville de Mar­tin Luther King, de DÉLIVRANCE ou AUTANT EN EMPORTE LE VENT, des Jeux olympiques, des grat­te-ciel, de la guerre de Séces­sion, toute une série de mythes. En la décou­vrant, je me suis aperçu que c’é­tait une ville qui avait passé son temps à se con­stru­ire et à se décon­stru­ire. À l’o­rig­ine, c’é­tait un nœud com­mer­cial et fer­rovi­aire très impor­tant, où vivaient de grandes familles dont la richesse était liée à l’esclavage, aux plan­ta­tions. Des villes comme Charleston, Savan­nah, Beau­fort, Atlanta, étaient à cette époque plus puis­santes que New York. La guerre de Séces­sion a été un immense trau­ma­tisme, et est, dans le sud, tou­jours de l’ordre du présent. Quand on dit « avant la guerre » ou « après la guerre », on ne par­le pas de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, mais bien de la guerre de Séces­sion ! Il y a aus­si tout le mou­ve­ment des « vil rights qui a suivi la ségré­ga­tion raciale en vigueur pen­dant presqu’un siè­cle qui, pour moi était de l’ordre de « l’His­toire », mais arrivé là, c’est devenu quelque chose de très con­cret. Je décou­vrais ce qu’é­tait le com­mu­nau­tarisme, une ville en noir et blanc, bien con­fig­urée dans ses quartiers, les rich­es noirs, Les pau­vres blancs et inverse­ment. Je décou­vrais un rap­port à l’autre assez binaire. Je décou­vrais surtout qu’à mon âge, j’au­rais pu con­naître les années qui ont suivi la fin de la ségré­ga­tion raciale. Je me suis appro­prié cette notion. Je voy­ais des noirs de cinquante ans qui avaient con­nu ça et je me demandais com­ment ça se pas­sait dans leur tête quand ils par­laient avec des blancs de la même généra­tion, ou même avec moi ? C’é­tait très trou­blant, je fai­sais des liens avec ma pro­pre his­toire. En sor­tant de cette ville de chantiers où les immeubles poussent en trois semaines, on se trou­ve dans une nature sauvage. C’est la « cap­i­tale » de six états très con­ser­va­teurs : Mis­sis­sipi, Ten­nessee, Alaba­ma, les deux Car­o­line du Nord et du Sud, et la Géorgie. On appelle cette région the bible belr, il y a des églis­es partout. Et le Ku Klux Klan. Il y a quelques années, à l’Alliance théâtre, le théâtre de la ville d’At­lanta, Bill T. Jones avait présen­té un spec­ta­cle où les danseurs étaient noirs et nus, et ça avait suf­fi pour qu’on aille chercher la police et qu’on arrête la représen­ta­tion. Mais le sud est vrai­ment une région para­doxale et par­ti­c­ulière : comme ces six états sont très con­ser­va­teurs, la ville va attir­er tout ce qu’ils comptent de mar­gin­aux, des gens qui ne se recon­nais­sent pas dans un mod­èle unique. C’est donc aus­si la plus grande com­mu­nauté les­bi­enne des États-Unis, une très grande com­mu­nauté de noirs musul­mans, de trans­sex­uels, c’est une ville de con­grès, le plus grand aéro­port du monde, un bras­sage éton­nant.

À l’époque où j’y étais, le maire était une femme noire. C’est donc un lieu très déroutant, qui est aus­si le siège de Coca-Cola et de CNN. Mais j’ai appris à ne pas dia­bolis­er le sud : l’histoire de cette région est très com­plexe, et Le nord a tou­jours eu une posi­tion ambiva­lente à l’é­gard de la com­mu­nauté afro-améri­caine. Donc, l’histoire des con­séquences de la guerre d’Al­gérie dans la province française, qui fait la trame de RETOUR AU DÉSERT, ne me sem­blait pas la plus per­ti­nente pour cette pre­mière créa­tion. Je voulais aus­si qu’en créant une pièce de Koltès, cela ouvre sur autre chose, qu’on défende artis­tique­ment quelque chose de dif­férent là-bas, que d’autres com­pag­nies aient envie de s’in­téress­er à lui, que cela fasse boule de neige. Il fal­lait trou­ver une pièce qui fasse sens, qui pro­pose un ques­tion­nement qui soit au cen­tre des préoc­cu­pa­tions des gens dans cette ville. L’in­térêt de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, c’est que Koltès ne se place pas comme auteur sociopoli­tique, avec un regard manichéen noir/blanc, mais comme poète, dans un geste artis­tique, et par là touchant à quelque chose d’universel. Le texte met en échec le poli­tique­ment cor­rect, et ouvre sur autre chose.

Cela n’a pas été évi­dent tout de suite parce que les respon­s­ables du théâtre savaient que la pièce allait pos­er prob­lème. Garder le mot « nègre » dans le titre posait déjà prob­lème ! Là-bas, c’est un mot qui ne se dit pas, on dit le « n word », le « mot qui com­mence par n»… Dans une école d’Alabama, une prof a été virée parce qu’elle a pronon­cé le mot « nègre » en classe alors que c’é­tait pour expli­quer la sig­ni­fi­ca­tion du mot en réponse à la ques­tion d’un élève !

Je trou­vais très beau le titre de la tra­duc­tion anglais exis­tante BLACK BATTLES WITH DOGS. Non pas parce qu’il nous per­me­t­tait de con­tourn­er la dif­fi­culté du mot « nègre » mais parce que dans BLACK BATTLES WITH DOGS, il y a une ambiguïté de sens, on ne sait pas si c’est un noir qui se bat avec des chiens ou si c’est un noir com­bat avec des chiens. Il y a quelque chose de très musi­cal dans la phrase. Les gens ont très vite eu l’habi­tude d’appeler le spec­ta­cle BLACK ou BLACK BATTLES.

B. D.: Vous avez tra­vail­lé avec la tra­duc­tion exis­tante ?

A. N.: Elle était assez prob­lé­ma­tique. Elle pas­sait à tra­vers le fil­tre de la dra­maturgie anglo-sax­onne. Mais ce n’est pas évi­dent de traduire Koltès, et ces tra­duc­teurs étaient des pio­nniers. Le pre­mier prob­lème, c’est qu’ils avaient ten­dance à remet­tre Les mots dans ce qui, pour eux, sem­blait être le bon ordre ; ce qui leur per­me­t­tait de pro­duire une langue flu­ide. Or l’écri­t­ure de Koltès n’est pas flu­ide. Elle est acci­den­tée. Quand Le mot ne sem­ble pas exacte­ment au bon endroit, c’est le but recher­ché et cela oblige l’ac­teur à le pren­dre en charge d’une cer­taine façon. Cela empêche l’acteur d’être dans un rap­port au texte trop nat­u­ral­iste ou trop psy­chologique. La dic­tion, l’ar­tic­u­la­tion et la ten­sion sont néces­saires pour aller au bout de la phrase. Des vir­gules nom­breuses allon­gent la phrase, volon­taire­ment. À la place de ces phras­es longues, les tra­duc­teurs avaient mis des point partout et créé des phras­es cour­tes. Cela rendait la phrase aisée, facile à dire. Le prob­lème c’est que cela pro­dui­sait un jeu inadap­té.

Comme les acteurs améri­cains vien­nent déjà naturelle­ment d’une tra­di­tion « stanislavki­enne », cela pro­dui­sait un jeu très « réal­iste psy­chologique », qui fai­sait de Koltès un « Ten­nessee Williams du pau­vre ».

Donc la pre­mière étape a été de réécrire la par­ti­tion, en cor­rigeant la ponc­tu­a­tion et en replaçant les mots aux « bons/mauvais » endroits ; on cher­chait, en anglais, le rythme de l’écri­t­ure en français, en s’attachant à retran­scrire une con­struc­tion enrichie d’accents, de dis­tor­sions et de mots inver­sés. Phrase après phrase, un long tra­vail avec les acteurs a per­mis d’en rétablir le rythme et la musi­cal­ité. Sans cela, ce théâtre est injouable.

Chez Koltès, comme chez Bern­hard ou Claudel, on trou­ve un rap­port assez organique à la langue. En tant qu’ac­teur, quand on prend en charge cette forme, qu’on la respecte, Le sens s’éclaire et le sen­ti­ment peut naître.

Quand on est au plus près du texte, qu’on se con­tente de le dire en éprou­vant ce qu’on dit, on est au bon endroit. Je trou­ve que ce sont des auteurs mag­nifiques pour cette rai­son.

À côté de ce long tra­vail sur la forme, il y a aus­si eu un impor­tant tra­vail sur le fond. Les tra­duc­teurs anglais avaient eu ten­dance à Lire le texte sous un angle sociopoli­tique (les rap­ports de classe). Et même s’il y a quelque chose de poli­tique dans la démarche de Koltès, il n’est pas un auteur poli­tique, ne traite pas de prob­lèmes de sociétés, ne donne surtout pas de leçon. Dès les pre­mières répliques, en français, Alboury et Horn se par­lent en se dis­ant « Mon­sieur ». Dans la tra­duc­tion anglaise, Alboury dit « Sir » tan­dis qu’Horn dit « Alboury ». Comme si cela sem­blait incon­cev­able, inex­plic­a­ble, qu’un ouvri­er noir et un patron blanc se par­lent d’égal à égal. Cette égal­ité dans le lan­gage est pour­tant délibérée de la part de Koltès.

Il fal­lait expli­quer aux acteurs que c’é­tait ça qui était intéres­sant. Les enjeux de la pièce ne sont pas dans un rap­port ouvri­er noir/patron blanc. Ces deux hommes sont d’accord, mais sur quoi ? C’é­tait impor­tant de mon­tr­er aux acteurs qu’en enl­e­vant qua­tre fois le mot « mon­sieur » dès la pre­mière scène, on changeait com­plète­ment le sens et les enjeux du texte. Donc, ce rap­port, qu’on ne peut pas expli­quer selon une grille de lec­ture du monde con­ven­tion­nelle, de quelle nature est-il ?

Il y avait aus­si, par exem­ple, une vision de Leone qui était extrême­ment réduc­trice. Parce qu’elle tra­vail­lait à Pigalle, parce qu’elle était boniche, comme elle dit, on sen­tait un regard con­de­scen­dant sur le per­son­nage. Parce qu’elle venait d’un milieu pop­u­laire, on la chargeait de car­ac­téris­tiques grossières, parce qu’elle a suivi un homme sur un coup de tête et tombe amoureuse d’un noir, on la chargeait de con­no­ta­tions sex­uelles, une allumeuse, une femme facile. Ce n’est pas dans le texte. Je racon­te sou­vent l’exemple de la scène Cal/Leone où Cal est ivre mort. Il essaye de l’entraîner dans sa cham­bre, il se colle un peu à elle. Elle refuse, quitte le plateau et il lui dit « cock­teas­er », et elle répond « bas­tard », ce qui peut se traduire par « allumeuse » et « con­nard ». Or, dans le texte français, il lui dit : « pudique » et elle répond : « ban­dit ». Je trou­ve que dans « pudique » et « ban­dit », il y a quelque chose de très émou­vant. Quand il dit « pudique », il sait que c’est foutu et il crée un rap­port assez doux finale­ment, respectueux, et elle lui répond sur un mode un peu enfan­tin, presque affectueux. Ce qui s’est passé entre eux dans la scène pour qu’ils en arrivent à se dire ça ne peut donc pas être de nature à pro­duire des insultes. Les tra­duc­teurs avaient sur la scène un regard un peu sché­ma­tique, et sur cette femme-là en par­ti­c­uli­er. Parce qu’elle suit un homme en Afrique, parce qu’elle tra­vaille à Pigalle, on peut facile­ment voir tous Les stéréo­types qu’il y avait der­rière et ça tra­ver­sait toute la tra­duc­tion. Il a fal­lu beau­coup tra­vailler, à la fois pour retrou­ver le sens et son ouver­ture, l’étrangeté des mots et de cer­taines sit­u­a­tions, la musi­cal­ité, le rythme, le phrasé, ren­dre la dic­tion dif­fi­cile, pour que les acteurs puis­sent alors com­pren­dre et inve­stir cette écri­t­ure.

B. D.: Votre tra­vail est forte­ment lié à la notion de voy­ages, de déplace­ments ?

A. N.: Cette idée du voy­age est très impor­tante pour moi. Pour enten­dre et faire par­ler un texte en scène, j’ai besoin de pass­er des fron­tières. Dans le déplace­ment, j’en­tends quelque chose parce que j’en­tends dif­férem­ment, mon écoute est autre. Ce proces­sus devient le sujet même. Ou bien le thème de l’exil et de la sépa­ra­tion est au cen­tre des textes que je monte. Mais avec l’idée d’aller-retour, avec l’envie de partager cette expéri­ence ici, en France, et plus pré­cisé­ment à Lori­ent, où je tra­vaille. Le retour donne le sens à l’ensemble. Lori­ent est un ville por­tu­aire, de marins, les gens com­pren­nent cette démarche. Tous mes spec­ta­cles ont été con­stru­its sur cette dimen­sion-là. C’est comme ça, je ne peux pas faire autrement, je dois accepter cet entre-deux, entre ici et ailleurs sans pou­voir choisir, comme la famille Schus­ter dans PLACE DES HÉROS. C’est évidem­ment lié à mes orig­ines.

Lorsque LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIÈRE a été repris en Russie, j’ai invité dans le spec­ta­cle une comé­di­enne russe qui jouait dans sa langue. Mon père qui n’é­tait pas acteur jouait dans le spec­ta­cle et n’avait jamais été en Russie, un pays impor­tant pour lui, pour des raisons his­toriques et famil­iales. Recréer ce spec­ta­cle là-bas était juste par rap­port à ce pro­jet sur la trans­mis­sion et la fil­i­a­tion, et cela a nour­ri la tournée qui a suivi en France, ça a servi de fon­da­tion pour les acteurs.

BLACK BATTLES, c’est parce que c’é­tait à Atlanta que c’é­tait intéres­sant, je n’au­rais pas créé COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS en France. La créa­tion a eu lieu dans la con­science des enjeux poli­tiques et artis­tiques que cette ville indui­sait. La sur­prise, pour moi, fut d’y redé­cou­vrir Koltès en le faisant con­naître, et de pou­voir le faire parce que juste­ment nous étions ailleurs et que sa réso­nance était autre. On décou­vrait Koltès dans sa con­fronta­tion avec une autre langue, d’autres corps et dans un autre monde. C’est pour ça que le spec­ta­cle peut être présen­té aus­si ici, il témoigne de cela.

ROBERTO ZUCCO de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauziciel. Photo Arthur Nauzyciel.
ROBERTO ZUCCO de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzi­ciel. Pho­to Arthur Nauzy­ciel.

De même, je n’au­rais jamais mon­té OH LES BEAUX Jours ! en France avec une actrice française. Je l’ai fait parce que Mar­ilù Mari­ni, comé­di­enne argen­tine, me l’a demandé. Elle a une his­toire très forte avec l’ex­il. En enten­dant pourquoi elle avait intime­ment envie de le faire, au moment où l’Ar­gen­tine s’écroule, j’ai vu com­ment cela pou­vait rejoin­dre ma pro­pre his­toire, com­ment entre Lori­ent, l’Odéon et Buenos Aires (où Mar­ilù avait été niée en tant qu’artiste et empris­on­née en 1974), cela deve­nait juste. Je me suis dit que si OH LES BEAUX JOURS ! pou­vait lui per­me­t­tre de se réc­on­cili­er avec une part d’elle-même à ce moment de sa vie, de retourn­er dans son pays trente ans après son départ et en même temps de le jouer à l’‘Odéon où ça avait été créé, ça avait du sens. Mar­ilù Mari­ni, grâce à ce spec­ta­cle, a d’ailleurs été faite citoyenne d’hon­neur de la ville de Buenos Aires. Je trou­ve le sens dans ces his­toires et ces déplace­ments.

C’est la même chose avec PLACE DES HÉROS : cette parole-là, dans ce lieu-là, avec ce que je suis et ce que ça racon­te à la Comédie-française, c’é­tait un véri­ta­ble déplace­ment. En même temps, je me rends compte qu’il y a aus­si un désir de répa­ra­tion, de réc­on­cil­i­a­tion der­rière tout ça. Je ne me décide pas sur un texte en par­ti­c­uli­er mais sur un ensem­ble d’élé­ments et de ren­con­tres qui, réu­nis, me don­nent l’en­vie et la force de porter le pro­jet jusqu’au bout. Tant que je ne sais pas dans quel lieu et dans quel con­texte une pièce va être créée, il y a quelque chose qui ne se déclenche pas. Ces notions d’exil, de déplace­ments, de voy­ages, ne sont pas seule­ment des thèmes de pièce, elles sont le proces­sus même d’élab­o­ra­tion des spec­ta­cles. C’est cela qui m’in­spire. Le sen­ti­ment de l’in­con­nu, cette exci­ta­tion, cette peur par­fois, le vide. Être dans une autre cul­ture, une autre langue, con­fron­té à d’autres tra­di­tions théâ­trales, se pos­er la ques­tion du con­texte et com­ment il va peser sur la créa­tion, c’est Le ter­reau sur lequel je peux tra­vailler. Ça renou­velle ma façon de voir, et surtout d’en­ten­dre les textes. Ensuite, il s’ag­it d’un geste artis­tique, il faut dépass­er le con­texte et ten­ter de s’en dégager pour attein­dre l’intime, ou l’universel, c’est comme on veut. Il y a sans doute à cela une expli­ca­tion famil­iale. Mes grands-par­ents par­laient une langue que je ne pou­vais pas traduire mais que je com­pre­nais. Je peux me trou­ver dans n’im­porte quel pays, il y a tou­jours un endroit de moi qui va com­pren­dre quelque chose : c’est un para­doxe, l’in­con­nu est fam­i­li­er. Cela fait par­tie de ma démarche, un cer­tain arrache­ment, être là sans être là, cette chose un peu flot­tante, « entre-deux » me motive pour choisir et réalis­er un pro­jet. J’aime cette idée de l’entre-deux : être entre deux villes, être entre deux langues, être entre les morts et les vivants, tra­vailler sur quelque chose qui est de l’ordre du théâtre et qui ne l’est pas. Je ne tra­vaille jamais sur le per­son­nage. Ce qui m’in­téresse, ce sont les « per­son­nes » qui sont sur le plateau et com­ment elles se lais­sent réson­ner par rap­port à ce qu’elles énon­cent. C’est pourquoi le tra­vail sur le texte est vrai­ment mani­aque. Les deux tiers du temps de répéti­tion se passent à la table. C’est vrai­ment un tra­vail obses­sion­nel. Il faut déchiffr­er et lire le texte comme on le ferait d’une par­ti­tion, veiller à ne pas réduire le sens, laiss­er les choses ouvertes. Dégager l’ac­teur d’une inter­pré­ta­tion « a pri­ori » ou « générale », car ilpeut alors se laiss­er con­stru­ire par le texte, et quelque chose de la per­son­ne va com­mencer à advenir. C’est ce qu’on va sen­tir là qui va être intéres­sant. Mais encore une fois, dans l’entre-deux, on ne sait pas très bien si c’est l’ac­teur ou le per­son­nage qui par­le, qui agit, qu’on entend. Là, il peut se pass­er quelque chose qui va relever de l’intime, de la vie, de l’invisible…

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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