Le théâtre de Pasolini ou Pasolini-régicide

Le théâtre de Pasolini ou Pasolini-régicide

Le 6 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Chez Pasoli­ni, le ciné­ma est la part de Christ et le théâtre la part d’Œdipe.
Le ciné­ma est sac­ri­fice et le théâtre tragédie. Tragédies du Fils, les films, pre­mière étape, sac­ri­fient l’enfant qui trou­ve ain­si, par l’acte de sa pro­pre mort, le moyen d’échapper à l’emprise de sa mère.
Sac­ri­fices de Pères, les pièces, sec­onde étape – et avec une par­ti­c­ulière net­teté les six tragédies que con­nut Marc Liebens comme un tout du théâtre pasolin­ien et dont il provo­qua la pre­mière édi­tion en langue française – opèrent la tragédie du par­ri­cide, un sec­ond acte qui, par la mort don­née à l’autre soi-même, méta­mor­phose défini­tive­ment l’enfant en homme com­plet, en « homme noble ».

Mais Pasoli­ni ne peut, ni ne veut, être père à son tour. Il ne peut plus, ni ne veut non plus, revenir au ven­tre mater­nel.
Com­ment être un homme noble, un homme com­plet, en refu­sant de pren­dre la place du père, après avoir défini­tive­ment rompu avec la mère ?
Com­ment rester ain­si sus­pendu dans le cos­mos, dans un temps sor­ti de ses gonds ?
Com­ment voir loin après s’être crevé les yeux, touch­er l’origine en la fuyant après l’avoir sup­primée, accéder, en mod­erne, à la douce psy­ch­a­gogie d’Œdipe, aux funérailles d’Héraclès lorsque l’on n’a ni filles ni fils pour vous accom­pa­g­n­er ?
Voilà le sens du théâtre pasolin­ien en ce qu’il con­tin­ue la leçon et le tra­vail du ciné­ma pasolin­ien (en cela, Sa gloire, la pre­mière pièce, écrite à seize ans et recopiée par une mère insti­tutrice, est encore un scé­nario de sac­ri­fié, et Salò, le dernier film réal­isé, une con­tin­u­a­tion du nou­veau théâtre, la tragédie des pères de l’Occident – mais n’anticipons pas).

Bien réus­sir sa dis­pari­tion – autrement dit devenir « un homme qui a fait bon usage de la mort », comme le dis­ent les derniers mots d’Orgie1, qui trav­es­tis­sent, ou ampli­fient, une pen­sée de Pas­cal – ne se résume pas à plan­i­fi­er son sui­cide en trou­vant la bonne recette dans un manuel (ce que nous pré­ten­dent, au fond, les prophètes à rebours qui veu­lent voir à tout prix, dans l’assassinat de Pasoli­ni en hiv­er 1975, un sui­cide par procu­ra­tion), mais à prou­ver que le théâtre est le seul lieu pos­si­ble d’une « tragédie qui finit mais ne com­mence pas ». Ain­si par­le l’Ombre de Sopho­cle (pour tout le théâtre, donc) dans le Pro­logue d’Affabulation2. Mais aus­si bien le fan­tôme dans celui d’Orgie3, puisque le pen­du de Pasoli­ni, entre Baude­laire et Vil­lon, sim­ple­ment appelé « L’homme » (c’est-à-dire fils et père à la fois), pour en finir sans avoir jamais com­mencé, y reprend en dis­cours direct, sans pour­tant les avoir jamais pronon­cés avant – tout du moins devant nous – les mots de sa pro­pre fin comme de celle de la pièce (selon un para­doxe qui est celui de la « répéti­tion » spé­ci­fique­ment théâ­trale, celle qui « répète » ce qui n’a pas encore eu lieu):

Je suis mort depuis peu. Mon corps pend à une corde, dans d’é­tranges habits.
Mes derniers mots vien­nent donc de réson­ner ici, les voici : « Il y en a eu un, finale­ment, qui a fait bon usage de la mort. »

On peut recon­naître dans cette spec­tac­u­laire entrée en scène (c’est l’ou­ver­ture du « Nou­veau théâtre » né en 1966 : celui que Pasoli­ni met­tra en avant, fera con­naître et revendi­quera aux alen­tours de mai 68, après ses mul­ti­ples expéri­ences et sa longue jeunesse théâ­trale qu’il main­tien­dra, quant à elle, stricte­ment intime) la ligne même du film Œdipe Roi.

Œdipe, le film, n’a ni début ni fin : il peut être pris à n’im­porte quel instant du cycle, « la vie finit où elle com­mence », dit l’aveu­gle dans les derniers instants formels d’a­vant le générique de fin, ceux qui ramè­nent au pré tout vert, où tout avait com­mencé, comme dans un film d’An­to­nioni de la même époque (Blow Up se clôt par le même vert plein cadre, le même vide méta­physique).

Œdipe Roi, pre­mière entrée his­torique du théâtre dans le ciné­ma de Pasoli­ni (par la clarté des corps de Julian Beck et de Carme­lo Bene, deux phares con­tem­po­rains présents dans la dis­tri­b­u­tion, autant que par l’om­bre du texte de Sopho­cle) ne suit déjà plus le pre­mier acte du ciné­ma de Pasoli­ni : la mort pour échap­per à la mère (au long des qua­tre pre­miers films, Accat­tone échappe aux femmes, Ettore à sa maman putain, Strac­ci à sa famille à nour­rir, le Christ Marie, les qua­tre selon la même fin sac­ri­fi­cielle).

S’il existe, dans le ciné­ma de Pasoli­ni, une fic­tion d’a­vant et d’après le nou­veau théâtre de 1966, alors Œdipe Roi mar­que le bas­cule­ment pos­si­ble de l’une à l’autre.

Le ciné­ma chris­tologique, c’é­tait donc : com­ment se pass­er de la mère ? Le théâtre œdip­i­en devient, par symétrie oppo­si­tion­nelle : com­ment se pass­er du père ? Être poussé au par­ri­cide, autrement dit au régi­cide, c’est exis­ter, mort, comme père. C’est, au-delà du sac­ri­fice, accéder à la tragédie véri­ta­ble.

Dans un récent essai néo-pla­toni­cien, Eugène Green livre peut-être une clé pour Pasoli­ni, si attaché à la « force du passé », avec sa façon de décrire la tra­di­tion du théâtre occi­den­tal par la présence réelle, c’est-à-dire la vie des morts. Son analyse rassem­ble en effet, sans pré­ces­sion cul­turelle ni néces­sité chronologique, le sac­ri­fice mod­erne (chré­tien) et le trag­ique ancien (grec) :

« Né deux fois en Occi­dent, en Grèce anci­enne et au IXᵉ siè­cle dans l’Eu­rope chré­ti­enne, la pre­mière fois à par­tir du dithyra­mbe, rite de la renais­sance du dieu mor­tel Dionysos, et la sec­onde fois de la liturgie célébrant la résur­rec­tion du Christ, le théâtre a été un rit­uel com­mé­morant la vic­toire de la vie sur la mort par la trans­mis­sion d’une énergie spir­ituelle, à la fois représen­ta­tion sym­bol­ique et expéri­ence col­lec­tive d’une présence réelle. L’ac­tion du rit­uel prend des formes divers­es, mais la sig­ni­fi­ca­tion glob­ale de l’ac­tion est tou­jours la même4. »

Après avoir repris et com­men­té le mys­tique rhé­nan Maître Eck­hardt, qui dis­ser­tait lui-même sur un pas­sage de L’É­vangile selon Saint Luc (19, 12 : « Un homme noble par­tit un jour pour un pays loin­tain, afin d’y obtenir un roy­aume, et il revint ensuite »), le met­teur en scène et réal­isa­teur con­tem­po­rain de la parole et du corps baro­ques con­clut ain­si sa descrip­tion de la nature du ciné­ma :
« Le véri­ta­ble ciné­ma, le ciné­matographe, est une résur­gence absolue, ter­ri­ble, du rit­uel qui est le fonde­ment du théâtre : la vic­time sac­ri­fiée, c’est le cinéaste lui-même qui, renonçant à être un homme rationnel mod­erne — le seul mod­èle qui, dans notre société, a le droit de vivre sans entrav­es — et don­nant à voir à ses sem­blables la Nature entière, où le vis­i­ble fait voir les présences cachées, devient l’homme noble qui, ayant obtenu un roy­aume dans un pays loin­tain, et étant revenu pour en témoign­er, donne à ses frères le pain de la vie, et dis­paraît dans la joie éter­nelle du présent. »5

Il me sem­ble que c’est encore plus dans le théâtre que Pasoli­ni réalise pleine­ment son roy­aume et fait voir les présences cachées.

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Écrit par Hervé Joubert-Laurencin
Hervé Jou­bert-Lau­rencin enseigne l’esthétique du ciné­ma et l’œuvre de Pasoli­ni, notam­ment théâ­trale, à l’Université de Paris 7 –...Plus d'info
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Marc Liebens

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