Homosexualité des bergers et mariage lesbien. De l’usage du travestissement théâtral, en France, au XVIIe siècle

Théâtre
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Homosexualité des bergers et mariage lesbien. De l’usage du travestissement théâtral, en France, au XVIIe siècle

Le 13 Jan 2007

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
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LA PLUS ETONNANTE cer­ti­tude que nous ayons sur notre état, et qui n’est jamais qu’une con­struc­tion, est que l’humanité soit divisée, naturelle­ment dif­féren­ciée en hommes et en femmes. C’est pourquoi la per­tur­ba­tion théâ­trale s’est intéressée à cette dif­féren­ci­a­tion prin­cip­ielle, pour qu’on en doute, et qu’elle a évidem­ment pris pour pre­mier instru­ment de réflex­ion, le pro­to­cole du trav­es­tisse­ment que nous avons précédem­ment décrit.

On ne s’attardera pas ici sur ce qui va de soi : les comé­di­ens élis­abéthains, tous mâles, les jeunes garçons jouant les tragédies des col­lèges jésuites, les jeunes filles de Saint-Cyr fig­u­rant la pas­sion racini­enne. Certes, il y avait bien con­ven­tion de trav­es­tisse­ment, donc accep­ta­tion par le pub­lic, mais, en amont, les textes de Shake­speare et de Mar­lowe, et en aval les réac­tions du pub­lic et la méfi­ance de Mme de Main­tenon, mon­trent que cette con­ven­tion n’allait pas sans malaise ni intérêt, ni per­tur­ba­tion. On s’en tien­dra ici à deux références venues du XVI­Ie siè­cle français, qui peu­vent paraître éton­nantes et qui, pour­tant, révè­lent le doute que le théâtre peut fig­ur­er en matière d’hésitation sur la nature sup­posée de la dif­féren­ci­a­tion sex­uelle : le pre­mier exem­ple portera sur le jeu qui con­siste à repren­dre le trav­es­tisse­ment con­ven­tion­nel des berg­ers et des bergères de la pas­torale pour ne l’appliquer qu’à des hommes, et le sec­ond exem­ple portera sur le trav­es­tisse­ment d’une femme habil­lée en homme et qui, dans l’intrigue elle-même, épouse une femme au point qu’elles con­som­ment le mariage durant la nuit. On le ver­ra, trav­es­tisse­ment au sens de l’époque (déguise­ment) et au sens mod­erne (change­ment de sexe) don­nera lieu à une mise en scène de l’hésitation sur la valeur et sur la réal­ité de la divi­sion amoureuse entre hommes et femmes.

Qu’est-ce qu’une pas­torale à la fin du XVIe siè­cle et au début du XVI­Ie siè­cle ? Une his­toire de berg­ers et de bergères dont l’amour, tra­ver­sé par des obsta­cles, finit par tri­om­pher grâce à la pos­tu­la­tion d’un monde har­monieux pos­si­ble, ou utopique, qui per­met de sor­tir de l’Histoire ter­ri­ble des temps présents : un berg­er A aime une bergère B, qui aime un berg­er C qui lui-même aimé par une bergère D, jusqu’à ce tout se retourne et s’accorde après tous les obsta­cles et les péripéties que les fables bocagères se plaisent à représen­ter. La pas­torale est ain­si une sorte de retraite et de refuge, hors de l’histoire, à la fois pour les mélan­col­iques et pour les amoureux, une manière de pro­pos­er une har­monie au monde, de représen­ter un Âge d’Or idéale­ment rétabli, mal­gré le sang répan­du au dehors, et mal­gré l’humeur noire des pro­tag­o­nistes du dedans. Il y a donc, dans ces pas­torales, des comé­di­ens et des comé­di­ennes trav­es­tis en berg­ers de con­ven­tion, qui représen­tent des garçons et des filles à la recherche du bon­heur. Mais que se passe-t-il lorsque les comé­di­ennes-bergères dis­parais­sent, ou plutôt lorsque le texte pro­pose qu’elles soient des hommes ? C’est le cas du BEAU BERGER de Jacques de Fonte­ny, « pas­tourelle » écrite, et prob­a­ble­ment jouée, en 1587, à l’Hôtel de Bour­gogne 1.

Dans le déroule­ment d’une journée, du lever du soleil à la tombée de la nuit, sur plusieurs lieux peu éloignés et tous pris dans le cadre du bocage, une fable à la linéar­ité vague réu­nit des berg­ers. Deux berg­ers – paysans-mâles se réveil­lent, devisent, se racon­tent des anec­dotes, lisent et décla­ment des poèmes, puis sont attaqués par des satyres. Deux berg­ers-héros-amants les rejoignent, et l’un des deux part avec eux au com­bat tan­dis que l’autre reste seul. La troupe des berg­ers s’étoffe et les satyres sont sur le point d’être défaits lorsqu’une Ombre péni­tente appa­raît, évoque avec regret la paix de l’Âge d’Or et demande qu’on arrête les com­bats. On pour­rait s’arrêter là, mais Chrisophile, le berg­er-héros com­bat­tant, racon­te qu’il a reçu d’une main sanglante une énigme qu’il faut main­tenant déchiffr­er . Pour ce faire, les berg­ers vont voir un éton­nant sor­ci­er qui affirme qu’il en don­nera la solu­tion le lende­main. Enfin, mal­gré la frus­tra­tion de Chrisophile, la troupe ren­tre célébr­er la vic­toire, le berg­er ‑héros com­bat­tant retrou­ve son amant Chrisalde – le berg­er — héros non-com­bat­tant -, et la pièce se ter­mine. Les deux berg­ers — héros, unis le matin, séparés le midi par les actions (la bataille, la quête du sens de l’énigme), se retrou­vent le soir, et c’est donc dans l’attente de la réso­lu­tion des énigmes que nous quit­tons les beaux berg­ers, sur une scène finale de bais­er d’homme à homme, juste avant la nuit qui va les unir et, peut-être, porter con­seil.

L’ensemble de la pièce représente une affaire d’hommes : aucun rôle féminin ne s’insère dans cette fable sylvestre, con­traire­ment aux mod­èles ital­iens et au début de tra­di­tion française, con­traire­ment aux habi­tudes de trav­es­tisse­ment en berg­ers et bergères. Car cette fois, le trav­es­tisse­ment pas­toral ne s’applique qu’à des hommes, ce qui ne peut que sur­pren­dre. Aucun berg­er n’aimera donc sa bergère et con­séquem­ment, comme il est for­cé­ment ques­tion d’amour, il fau­dra bien que les berg­ers s’aiment entre eux.

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