Variations sur le travestissement féminin — Sur la piste d’Huppert

Variations sur le travestissement féminin — Sur la piste d’Huppert

Le 26 Jan 2007
XXX et Isabelle Huppert dans QUARTETT de Heiner Müller, mise en scène RobertWilson, Odéon- Théâtre de l’Europe, 2006. Photo Pascal Victor, Odéon-Théâtre de l’Europe.
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XXX et Isabelle Huppert dans QUARTETT de Heiner Müller, mise en scène RobertWilson, Odéon- Théâtre de l’Europe, 2006. Photo Pascal Victor, Odéon-Théâtre de l’Europe.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
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À L’HEURE du « tous en jean », quel sens revêt le mot déguise­ment : à l’ère de l’homme uni­di­men­sion­nel, com­ment s’habiller à sa guise ? L’art du cos­tume, à la scène, s’ajuste à l’évolution des codes ves­ti­men­taires, à la ville. On entend régulière­ment par­ler d’uniforme et d’uniformisation, de loi des gen­res et/ou d’indifférenciation sex­uelle. Le jour­nal Libéra­tion, qui con­sacrait récem­ment un dossier à la mous­tache1, en con­statait le retour en grâce depuis env­i­ron six mais. Selon le psy­ch­an­a­lyste Serge Hefez, cette ten­dance traduirait pour les hommes le besoin de ré-exprimer leur viril­ité, une façon de re-sex­u­alis­er les rela­tions entre hommes et femmes : « Après-guerre, les femmes ont appris avec Simone de Beau­voir qu’on ne nais­sait pas femme, qu’on le deve­nait. Aujourd’hui, les hommes appren­nent qu’ils ne nais­sent pas hommes mais le devi­en­nent. »

Sur la piste d’Huppert, nous réfléchi­rons au trav­es­tisse­ment féminin ; et au fil d’ORLANDO, de QUARTETT et de LA FAUSSE SUIVANTE, au devenir homme de la femme au théâtre.

Un déplacement par le vêtement

D’abord deux mots à pro­pos du per­son­nage d’Orlando2 inter­prété par Isabelle Hup­pert. Le per­son­nage haut en couleurs que Vir­ginia Woolf fit naître en 1500, est un fort bel et jeune noble élis­abéthain, qui tra­verse les siè­cles et les sex­es, au cours d’un spir­ituel voy­age lit­téraire, et au gré de la pas­sion de l’écrivaine pour Vita — la femme aimée de Woolf, la vraie femme3 qu’elle ne pen­sait pas être. Sous la baguette de Wil­son, Isabelle Hup­pert tra­verse aus­si les épo­ques, les caté­gories sociales et iden­ti­taires. Dans LA FAUSSE SUIVANTE4, une jeune femme se déguise en cheva­lier pour véri­fi­er ce que son futur mari vaut. Trompé par l’habit, le fourbe Lélio dévoile avec for­fan­terie toute son igno­minie. Comme sou­vent dans le théâtre de Mari­vaux, le trav­es­tisse­ment sert à déguis­er le sexe autant que la con­di­tion sociale. Isabelle Hup­pert inter­prète la Comtesse dou­ble­ment dupée par Lélio et par le cheva­lier (en l’occurrence une San­drine Kiber­lain très atti­rante sous son déguise­ment de cour­tisan), chargé de la séduire. Enfin dans QUARTETT 5, libre­ment inspiré des LIAISONS DANGEREUSES de Choder­los de Lac­los, il est ques­tion des rap­ports entre les sex­es tels qu’Heiner Müller les envis­age, avec son lot de jeux de séduc­tion, de mas­sacre et de lib­erti­nage. La Mer­teuil et Val­mont tan­tôt inversent leur rôle, tan­tôt endossent ceux d’autres per­son­nages. Selon Isabelle Hup­pert, « dans un effet de glisse­ment, il s’invente un théâtre imag­i­naire entre Mer­teuil et Val­mont. On est dans le cru jusqu’à la blessure… Une gigan­tesque mas­ca­rade, affublée de tous les ori­peaux de la séduc­tion, donc du men­songe et de la folie. » 6

À quoi ser­vent vrai­ment ces mod­i­fi­ca­tions d’apparence ? Qu’ils se traduisent par un change­ment com­plet de cos­tumes et d’attitudes, ou bien qu’ils se résu­ment à l’utilisation d’un sim­ple acces­soire, ils en dis­ent long sur les vari­a­tions 7 intérieures ? « Sou­vent femme varie, bien fol qui s’y fie. » En dépit de sa misog­y­nie, le proverbe est intéres­sant. « Sur la piste d’Huppert », — en référence à Lacan, ça s’entend -, à tra­vers les trois rôles sus­cités mais pas seule­ment, nous observerons les moyens de la méta­mor­phose de la Dame : déguise­ment sur scène, jeux des apparences et loi de l’apparat, selon Robert Wil­son ; et crois­erons néces­saire­ment les ques­tions soulevées par le jeu des iden­tités et la loi des gen­res 8.

Le devenir homme de la femme au théâtre n’est pas une ques­tion d’actualité. L’histoire du trav­es­tisse­ment au mas­culin comme au féminin est anci­enne. Dans le DICTIONNAIRE CULTUREL EN LANGUE FRAN²AISE 9, le mot « trav­es­ti » se décline en deux points : l’un con­cerne l’homme habil­lé en femme de manière osten­si­ble, qui man­i­feste les car­ac­tères soci­aux de la féminité (maquil­lage, etc.), et présente des car­ac­tères sex­uels sec­ondaires féminins (naturels ou provo­qués). Sont rap­pelés pour exem­ple les trav­es­tis de boîte de nuit et il est fait référence aux drag queens ; l’autre con­cerne les acteurs ou actri­ces trav­es­tis, qui sont revê­tus de l’habit de l’autre sexe, d’une autre con­di­tion, d’un autre âge, c’est-à-dire cos­tumés, déguisés. Trav­e­s­tir, c’est donc se trans­former en revê­tant d’un aspect men­songer… La notion oscille entre cos­tumer (pour un bal, une fête, un spec­ta­cle), et fal­si­fi­er (les faits, la vérité). Le terme « trav­es­tisse­ment », qui vient du latin trans et vetire, c’est-à-dire par-delà et vêtir, ren­voie à trois notions apparem­ment con­tra­dic­toires mais qu’il con­vient de main­tenir ser­rées : l’idée du beau, l’approche psy­chi­a­trique et l’idée de défor­ma­tion, de par­o­die, à car­ac­tère scan­daleux 10. À pro­pos des acteurs et actri­ces, LE DICTIONNAIRE ENCYCLOPEDIQUE DU THEATRE 11 est plus pré­cis. On n’y trou­ve pas le terme « trav­es­tisse­ment », qui ren­voie à l’occurrence du « déguise­ment ». Selon Georges Foresti­er 12, il s’agit du change­ment d’identité d’un per­son­nage (éty­mologique­ment, sor­tir de sa « guise »), c’est-à-dire de sa manière d’être, qui peut s’accompagner d’un change­ment de cos­tume et/ou d’un masque et, par-delà, d’un change­ment de sexe ou de con­di­tion sociale. Qu’il s’agisse de dédou­ble­ment, d’usurpation… avec ou sans inter­ven­tion mag­ique, l’idée est d’imiter pour chang­er et tromper.

De ce par­cours rapi­de à tra­vers les déf­i­ni­tions, on retien­dra que l’acteur et l’actrice se déguisent pour opér­er un déplace­ment – en soi et dans le spec­ta­teur –, un déplace­ment par le vête­ment, une vari­a­tion, pour sus­citer du rire, de l’étonnement, du plaisir, du désir, du scan­daleux. Le déplace­ment par le vête­ment s’effectue à des degrés divers. Pour pren­dre des exem­ples cha­toy­ants, drag queens et drag kings 13 se vêtent et se maquil­lent de façon délibéré­ment osten­ta­toire.

Or, il est des façons de sug­gér­er le change­ment d’identité de manière très styl­isée, par un sim­ple acces­soire. Et quand bien même Judith But­ler a rai­son d’affirmer que l’identité de genre n’est pas une con­struc­tion que l’on se met comme on s’habille le matin, qu’il n’y a pas d’armoire à iden­tité sex­uelle où l’on choisit délibéré­ment de quel sexe on sera ce jour-là, qu’il ne faut pas réduire le genre à l’habillement…, on va ici s’intéresser aux codes ves­ti­men­taires sur scène. Jouer avec l’idée selon laque­lle l’habit fait le moine le temps d’une représen­ta­tion. On va par­ler chif­fons : de ceux que por­tent les femmes pour jouer (à) l’homme au théâtre. On va s’amuser avec Orlan­do à penser : « Les vête­ments peu­vent sem­bler de vaines bagatelles mais, dis­ent cer­tains philosophes, leur fonc­tion la plus impor­tante n’est pas de nous tenir chaud. Ils changent notre vision du monde et la vision que le monde a de nous. » 14 S’amuser à croire, avec lui, avec elle… qu’ils nous por­tent, et non l’inverse, « qu’ils for­ment notre cœur, notre intel­li­gence et notre vocab­u­laire à leur guise. » 15

Le vocabulaire de la femme celée

Le vocab­u­laire de la trans­for­ma­tion, « à la guise » des hommes, est générale­ment vis­i­ble et lis­i­ble. L’«appareillage » du féminin voi­sine avec le bur­lesque : une robe, une per­ruque, des bijoux, du maquil­lage. De l’ordre de l’exhibition. À l’inverse, pour paraître au mas­culin, la femme doit cel­er, retranch­er ce qui fait ordi­naire­ment les atouts de sa féminité : cou­vrir ses cheveux, ban­der sa poitrine, cacher son sexe « faible », générale­ment en por­tant la culotte. Ain­si Orlan­do, qui con­naît les avan­tages dus au port de la jupe vaporeuse, ne déteste pas sauter dans un pan­talon pour aller s’encanailler. Il paraît que le mot pan­talon vient du per­son­nage de la com­me­dia dell’arte, Pan­talone. Sur scène, la femme en pan­talon avance masquée pour ten­ter de faire éclater la vérité. Dans le roman de Woolf, Orlan­do se sent surtout plus à son aise pour aller jouer de l’épée dans les bas-fonds lon­doniens16. Dans l’ORLANDO de Wil­son, Isabelle Hup­pert porte des pan­talons turcs, larges, pré­cieux, pas spé­ciale­ment mas­culins, qui siéraient aux deux sex­es. « En voy­ant Isabelle dans ORLANDO au début, on songe plutôt à un jeune acteur élis­abéthain. Et cepen­dant cette piste ne suf­fit pas. Parce qu’on la sait femme et qu’on ne peut l’oublier, et qu’il n’est pas d’androgynat qui ne le cède à la féminité », sug­gère à juste titre François Reg­nault dans ses TROIS VUES SUR LE MONT HUPPERT. 17

Homme, femme, neu­tre ? Dans le roman de Woolf, l’ambivalence est de mise. Et sur la scène de Robert Wil­son aus­si. La dif­féren­ci­a­tion sex­uelle s’opère par le truche­ment du vête­ment : Orlan­do-Hup­pert porte alter­na­tive­ment les habits des deux sex­es, qui n’ont de con­stants que leur matière sub­lime. Per­fec­tion de l’étoffe, sym­bol­ique des couleurs, mag­nif­i­cence des tenues. À l’intérieur de tout un appareil scénique car­ac­térisé par une sorte d’élégance sophis­tiquée, on ne plaisante pas avec les déguise­ments.

Pour jouer au duel amoureux dans QUARTETT, Isabelle Hup­pert porte égale­ment un cos­tume somptueux. Une longue robe bleu dur, à la ligne par­faite et à la traîne longue et pesante. Pour le haut du corps, un busti­er ajusté, une manche longue d’un côté, et de l’autre une épaule dénudée. Le tout donne une impres­sion de majesté. Sur cette scène épurée, Isabelle Hup­pert ain­si qu’Ariel Gar­cia Valdès d’ailleurs, appa­rais­sent comme des fig­ures découpées. Val­mont Valdès en cos­tume rouge dia­ble porte par­fois des talons aigu­illes. La Mer­teuil quant à elle n’utilise aucun des codes ves­ti­men­taires attribué au mas­culin. Le déplace­ment vers l’autre sexe s’opère par un sim­ple détail, la chaus­sure de Valdès et la « grosse voix » d’Huppert. Par un procédé d’amplification, sa voix tire vers les bass­es. On dirait qu’elle gronde ou miaule comme un ani­mal mâle 18.

Chez Mat­tias Lang­hoff qui a aus­si mis en scène QUARTETT à l’automne 2006, la Mer­teuil et Val­mont, inter­prétés respec­tive­ment par Muriel Mayette et François Chat­tot, changent et même échangent leurs vête­ments. Sur la scène de Robert Wil­son, inutile de tourn­er sa veste. Sur l’échelle du trav­es­tisse­ment, la défor­ma­tion vocale est la plus min­i­mal­iste (la plus proche du neu­tre, et donc de l’androgyne, selon Roland Barthes), à mille lieux du port ultra-voy­ant de la mous­tache. Je pense ici à la fine mous­tache et au petit bouc dess­iné par Mar­cel Duchamp sur une repro­duc­tion de LA JOCONDE de Léonard Vin­ci à Paris, en 1919, et sous-titré « LHOOQ », qui for­ment, pronon­cées l’une après l’autre, une plaisan­terie très osée sur LA JOCONDE. Pas­cal Le Brun-Cordier, dans LA JOCONDE JUSQU’A CENT, arti­cle très intéres­sant qu’il con­sacre à la provo­ca­tion dadaïste, s’interroge sur la Mona Lisa mous­tachue : femme trav­es­tie en homme, ain­si que l’indiquerait sa pilosité faciale, ou homme trav­es­ti en femme, comme pour­raient le sug­gér­er ses vête­ments…

Dans l’univers wilsonien, Isabelle Hup­pert se con­tente dans ORLANDO de chang­er de coif­fure : cheveux plus courts et plaqués en arrière, à la mode garçonne, ou bien coif­fure plus tra­vail­lée accom­pa­g­née de quelques mèch­es bouclées. La chevelure est révéla­trice de l’appartenance sex­uelle. C’est égale­ment frap­pant dans LA FAUSSE SUIVANTE. Rap­pelons qu’étonnamment, pen­dant un long moment, Lélio et la comtesse ne recon­nais­sent pas la femme qui habite le cheva­lier Kiber­lain. Isabelle Hup­pert inter­prète une émou­vante comtesse qui suc­combe aux charmes trou­bles de celle qu’elle croit être un homme. Sous l’œil de la caméra de Benoît Jacquot, ce n’est que quand San­drine Kiber­lain retire son cou­vre-chef et dévoile sa longue chevelure blonde que le masque du mas­culin tombe défini­tive­ment.

Un déguisement, juste pour faire beau ?

Qu’il s’agisse d’ORLANDO, de la FAUSSE SUIVANTE ou de la plu­part des per­son­nages de trav­es­tis féminins, on con­state qu’elles ne s’habillent pas a pri­ori en homme pour être beaux. C’est plutôt parce qu’elles sont ani­mées d’un désir de jus­tice que les femmes pren­nent l’habit mas­culin. Parce que dans leur peau de vierge, de mère ou d’épouse, elles savent bien que leur voix ne sera ni enten­due ni crédi­ble. Cette idée selon laque­lle les femmes seraient intrin­sèque­ment dénuées du sens de la jus­tice a cou­ru (court?), hélas, depuis fort longtemps. Le psy­ch­an­a­lyste Jean-François de Sauverzac 19 rap­pelle quelques pro­pos édi­fi­ants. Selon Kant dans ses OBSERVATIONS SUR LE SENTIMENT DU BEAU ET DU SUBLIME, « Les femmes évi­tent le mal, non parce que le mal est injuste, mais parce qu’il est laid»… Selon Freud, qui reprend le ver­dict kantien : « Le fait qu’il faille recon­naître à la femme peu de sens de la jus­tice est sans doute lié à la pré­dom­i­nance de l’envie dans sa vie psy­chique. » Et Dolto d’avaliser la sen­tence en évo­quant la qua­si-absence de sur-moi chez la femme… Kant explicite : « S’il se trou­ve une femme qui agit morale­ment, c’est par acci­dent et non par volon­té », ou bien encore : « J’ai peine à croire que le beau sexe soit fait pour les principes. » J.-F. de Sauverzac en con­clut que ce faisant, « Kant enferme les femmes dans le prédi­cat qui leur con­viendrait par nature et les assigne à ne pou­voir en sor­tir : la beauté. »

Au regard de ce cli­vage entre hommes et femmes, on peut for­muler l’hypothèse que le trav­es­tisse­ment féminin a une final­ité essen­tielle : offrir sur un plateau, le temps d’une représen­ta­tion, un espace de parole « au mas­culin ». Les per­son­nages de femmes déguisées en homme sem­blent d’abord être portés par un hon­or­able désir de jus­tice et d’expression. Ce qui ne les empêche pas d’être désir­ables dans leurs tenues de garçon. Le cos­tume d’homme est source de libéra­tion – comme si on pen­sait mieux en pan­talon –, autant qu’il attise la curiosité : « Mais êtes-vous sûre de ne pas être une femme ? », demande avec délice Orlan­do à l’homme aimé ? De la scène de « masque » dans ORLANDO à ENTRE LES ACTES, on sait bien que Vir­ginia Woolf aime le théâtre de Shake­speare, notam­ment les déguise­ments et l’illusion. Il paraît qu’à l’époque vic­to­ri­enne, on demandait à des actri­ces trav­es­ties de jouer des rôles de jeunes pre­miers en bas résille. Con­sid­érées comme dan­gereuse­ment éro­tiques, elles n’eurent plus le droit d’interpréter des rôles mas­culins, à part dans le théâtre shake­spearien. Leur inquié­tante beauté dérangeait la morale. Il en est de même pour les pre­mières actri­ces du kabu­ki qui furent finale­ment entière­ment rem­placées par des hommes.

Isabelle Huppert dans ORLANDO d’après VirginiaWoolf, mise en scène RobertWilson, Odéon-Théâtre de l’Europe, 1993. Photo Abisag Tüllmann.
Isabelle Hup­pert dans ORLANDO d’après Vir­gini­a­Woolf, mise en scène Rober­tWil­son, Odéon-Théâtre de l’Europe, 1993. Pho­to Abis­ag Tüllmann.

Le déguise­ment sur scène ne serait donc pas juste beau. Les fins du trav­es­tisse­ment féminin hésit­eraient entre éro­tisme et jus­tice… Qu’en est-il dans le théâtre con­tem­po­rain ? On a du mal à imag­in­er dans les romans ou les dra­matur­gies d’aujourd’hui des per­son­nages comme Made­moi­selle de Maupin qui était capa­ble, dans la vraie vie, de s’habiller en homme pour aller enlever sa dul­cinée dans un cou­vent – avant de le brûler.

On com­prend qu’en son temps, elle ait inspiré Théophile Gau­ti­er. Mais main­tenant ? Rap­pelons que dans sa POETIQUE, Aris­tote con­sid­ère les intrigues à recon­nais­sance (donc à déguise­ment) comme les plus belles : elles per­me­t­tent de créer des com­pli­ca­tions dans l’intrigue, de sus­citer des quipro­qu­os, d’aboutir à des coups de théâtre au moment de la révéla­tion de l’identité. Aujourd’hui donc, on imag­ine mal une demoi­selle de Maupin en com­plet-veston par­tir met­tre le feu à un cou­vent, ou une femme se déguis­er en homme pour s’introduire au Par­lement. Le port du pan­talon et le droit d’expression lui sont offi­cielle­ment accordés. Cela expli­querait pourquoi les per­son­nages de trav­es­tis féminins, écrits comme tels dans des textes dra­ma­tiques ou romanesques, aient apparem­ment déserté les œuvres con­tem­po­raines. C’est sans doute dom­mage pour les intrigues à recon­nais­sance (et donc à déguise­ment), dom­mage pour le plaisir du retourne­ment, sur les scènes de théâtre. C’est peut-être bon signe, sur la scène du monde, pour la Pen­sée et le féminin 20.

  1. Cécile Dau­mas, « Ten­ta­tions, barbe et mous­tache, retour en grâce », Libération,12 jan­vi­er 2007. ↩︎
  2. ORLANDO, d’après le roman éponyme de Vir­ginia Woolf, mis en scène par Robert Wil­son à l’Odéon Théâtre de l’Europe, 1993. ↩︎
  3. ORLANDO de Vir­ginia Woolf (pré­face de Pierre Nor­don), Édi­tions Le Livre de Poche, 1993. ↩︎
  4. LA FAUSSE SUIVANTE d’après la pièce de Mari­vaux, film réal­isé par Benoît Jacquot en 2000. ↩︎
  5. QUARTETT de Hein­er Müller, mise en scène de Robert Wil­son à l’Odéon Théâtre de l’Europe, 2006. ↩︎
  6. Isabelle Hup­pert dans un entre­tien avec Patrick Sourd, Mag­a­zine Ren­dez-vous, no 5, oct.-nov. 2006. ↩︎
  7. Dans le domaine musi­cal : « Vari­er un thème, c’est le trans­former sans en altér­er l’essentiel ». ↩︎
  8. En référence à Judith But­ler, TROUBLE DANS LE GENRE, POUR UN FÉMINISMEDE LA SUBVERSION, La Décou­verte, 2005. ↩︎
  9. Alain Rey (sous la direc­tion de), DICTIONNAIRE CULTUREL EN LANGUE FRANÇAISE, Le Robert, 2005, p. 1568. ↩︎
  10. Ces déf­i­ni­tions s’appliquent au trav­es­tisse­ment en général. Ici, on s’intéresse tout par­ti­c­ulière­ment au trav­es­tisse­ment théâ­tral. Mais sans per­dre de vue que les trav­es­tis qui tra­vail­lent en dehors des scènes de théâtres (drag queens, artistes de cabaret ou pros­ti­tués) jouent aus­si avec et sur la scène du monde. Pour Pas­cal Le Brun Cordier (dans son arti­cle « Drag queen » écrit pour le dic­tio­n­naire Larousse des Cul­tures Gays et Les­bi­ennes, dirigé par Didi­er Eri­bon), les drag queens « per­son­nages trav­es­tis créés et joués par des hommes réalisent une spec­tac­u­laire tra­ver­sée des gen­res (…). Exces­sive­ment théâ­trales, elles trans­for­ment toutes leurs appari­tions en per­for­mance. » ↩︎
  11. Michel Corvin (sous la direc­tion de), DICTIONNAIRE ENCYCLOPEDIQUE DU THÉÂTRE, Larousse-Bordas,1998, p. 479. ↩︎
  12. Georges Foresti­er est notam­ment l’auteur d’une ESTHETIQUE DE L’IDENTITÉ DANS LE THÉÂTRE FRANÇAIS(1550 – 1680), Édi­tions Droz, Genève, 1988. ↩︎
  13. Si les drag queens sont des per­son­nages créés et joués par des hommes, les drag kings le sont par des femmes. Si les unes et les autres s’inscrivent dans la longue his­toire du trav­es­tisse­ment, elles n’en sont pas moins poli­tiques et par­ticipent à leur manière au mou­ve­ment queer. À ce sujet, lire la Revue du Col­lège inter­na­tion­al de philoso­phie inti­t­ulée « Queer : repenser les iden­tités », sous la direc­tion de Robert Har­vey et Pas­cal Le Brun-Cordier, Rue Descartes, no 40, 2003. ↩︎
  14. ORLANDO de Vir­ginia Woolf, ibid, p. 183. ↩︎
  15. ORLANDO, ibid, p. 184. ↩︎
  16. C’est aus­si beau­coup plus facile pour faire du vélo. À ce pro­pos, l’historienne Lau­re Murat, auteure de La Loi du genre, une his­toire cul­turelle du troisième sexe (Édi­tions Fayard), souligne en effet l’importance d’une his­toire du vête­ment et notam­ment du pan­talon. Un arrêté pré­fec­toral de 1800 inter­dis­ant aux femmes de s’habiller en homme, sauf quand elles sont à côté de leur vélo, serait tombé en désué­tude mais pas abrogé… Con­sul­ter par ailleurs Les Dessous de la féminité (Édi­tions Assouline), où l’historien Farid Che­noune, spé­cial­iste de l’histoire de la mode et des codes ves­ti­men­taires, analyse l’évolution des dessous chics mais décrypte égale­ment le des­tin du pan­talon de femme et la révo­lu­tion du tailleur-pan­talon d’Yves Saint Lau­rent. ↩︎
  17. François Reg­nault, Théâtre-Sol­stices, Écrits sur le théâtre, Vol. 2, Actes Sud, CNSAD, 2002. ↩︎
  18. À ce sujet, un ami musi­cien me sig­nale que la tes­si­ture des voix d’hommes et de femmes se rap­proche, donc que leur écart se réduit de manière sen­si­ble depuis quelques décen­nies. ↩︎
  19. Jean-François de Sauverzac, LE DÉSIR SANS FOI NI LOI, LECTURE DE LACAN, Édi­tions Aubier, 2000. ↩︎
  20. Jean-François de Sauverzac, « Note lim­i­naire », dans Wladimir Gra­noff, LA PENSÉE ET LE FÉMININ, Édi­tions Flam­mar­i­on, 2004. ↩︎

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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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