RICHARD III de Peter Verhelst, une épopée du désastre

Théâtre
Critique

RICHARD III de Peter Verhelst, une épopée du désastre

Le 21 Juil 2007

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

EN SEPTEMBRE 2001, Jacques Der­ri­da reçoit à Franc­fort le prix Theodor W. Adorno. Le sujet de son allo­cu­tion, pub­liée dans Le Monde Diplo­ma­tique de jan­vi­er 2002, est la langue, dev­enue d’autant plus impor­tante à ques­tion­ner que, écrit-il, « dans ce qu’on appelle de façon de plus en plus dou­teuse la « mon­di­al­i­sa­tion », nous nous trou­vons en effet au bord de guer­res qui sont moins que jamais, depuis le 11 sep­tem­bre, sûres de leur langue, de leur sens et de leur nom ! ». S’interrogeant sur la langue, il fait une longue digres­sion sur le rêve ; le rêve est le con­traire du moi sou­verain et vig­i­lant pour les philosophes, mais pour les artistes et les psy­ch­an­a­lystes rien n’est moins sûr ; le rêve, dit Der­ri­da, donne à penser « la pos­si­bil­ité de l’impossible » et invite à « penser autrement la pen­sée ».

Le temps est venu de requal­i­fi­er la langue dans son pou­voir à inve­stir le réel, le poli­tique, l’Histoire. La nation devient monde, la parole défer­le à tra­vers médias et tech­nolo­gies per­for­mantes, la com­mu­ni­ca­tion con­duit les affaires humaines ; après la mytholo­gie grecque, la chré­ti­enne, voici que notre pen­sée occi­den­tale va devoir faire le deuil de la mytholo­gie marx­iste et la Con­sti­tu­tion européenne est en panne, entre autres, faute d’avoir trou­vé le juste équili­bre entre le cul­turel et l’économique. Dans ce con­texte, quelle épopée, quel réc­it inven­ter, écrire, dire pour racon­ter notre human­ité ici et main­tenant ? Quelle langue, quel lan­gage, quel art sont en train de se forg­er pour penser autrement ?

« Je m’adresse donc à vous dans la nuit, comme si au com­mence­ment était le rêve », dit Der­ri­da dans l’allocution citée. Cette phrase pour­rait être mise dans la bouche de Richard III, en ouver­ture de la pièce du même nom écrite par Peter Ver­helst, traduite par Christophe Mar­cipont et mise en scène par Ludovic Lagarde. Au com­mence­ment est le rêve ou son opposé, mais qui pour­rait bien être la même chose, l’impossibilité de dormir. La pièce s’ouvre, en effet, par un mono­logue de la Duchesse, mère de Richard, et se ter­mine par une suite du même mono­logue ; la tra­jec­toire de Richard se développe dans cet entre-deux, dans ce vide lais­sé par cette parole inter­rompue puis reprise avec des élé­ments com­muns mais légère­ment mod­i­fiés, comme si la geste de Richard était de l’ordre d’un rêve, mis entre par­en­thès­es entre la descrip­tion d’une nais­sance avec césari­enne qui a eu lieu et une délivrance qui est à venir. Par ailleurs, le mot « rêve » est récur­rent tout au long du texte et, en exer­gue, l’auteur a placé quelques phras­es par­mi les plus célèbres, pronon­cées par des prophètes aux idéolo­gies opposées, sur la vari­a­tion « j’ai un rêve » de Mar­tin Luther King. Dans l’héritage shake­spearien, la prob­lé­ma­tique baroque – « la vie est un songe » – est ici ampli­fiée, comme décan­tée, dev­enue force dra­ma­tique. La propo­si­tion de Ver­helst dif­fère essen­tielle­ment sur deux points de la tragédie orig­i­nale : la pièce décrit l’ascension de Richard vers le trône par l’élimination de tous les pré­ten­dants légitimes ; en revanche, les étapes ful­gu­rantes de sa déchéance et de sa chute sont gom­mées. Une fois couron­né, Richard s’abîme dans un délire onirique et apoc­a­lyp­tique avant de retourn­er au giron mater­nel, pen­dant que les armées de Rich­mond envahissent le ter­ri­toire, comme si elles étaient appelées par les incan­ta­tions de Richard. Sur le plan du style, la struc­ture typ­ique des pièces de Shake­speare, avec son alter­nance intime/épique, se trou­ve aus­si amputée du deux­ième élé­ment au prof­it d’une hyper­tro­phie de l’intime et du lyrisme indi­vidu­el.

C’est le développe­ment de l’intime ou plutôt l’intrusion de l’intime dans le poli­tique qui est l’angle de lec­ture choisi par Ludovic Lagarde pour ces pre­miers jours de répéti­tions. Au milieu du plateau, autour d’un trône, se joue un bal­let au gré des alliances, défi­ances, coups de théâtre, intru­sions, révéla­tions qui amè­nent Richard à rec­ti­fi­er son tir chaque fois qu’un per­son­nage se déplace ou avance une infor­ma­tion. La scène se met en place, lis­i­ble pour ce qui est de l’expression des moteurs intimes, moins évi­dente pour le sens poli­tique. Mais juste­ment, y a‑t-il un sens poli­tique dans les actes de Richard ? Ludovic Lagarde dirige la répéti­tion entre ces deux strates. Pourquoi, s’interroge Ludovic Lagarde, le hors-champ du poli­tique fait-il intru­sion avec une telle force dans le champ ? Richard sem­ble avancer à l’aveugle, sans stratégie prédéter­minée et sans pro­jet. Ce qui intéresse Richard, c’est la suc­ces­sion des actes qui le mènent jusqu’au trône roy­al. Une fois au som­met il se retire, en quelque sorte, dans un fan­tasme fœtal. Richard est dans les actes, pas dans l’Action. Il est pur présent, il n’est pas dans l’Histoire. Et cepen­dant, il n’est pas un ser­i­al killer de faits divers puisqu’il est Roi d’Angleterre, donc dans l’ordre du poli­tique.

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