Un monstre bariolé : LES PARAVENTS de Jean Genet mis en scène par Frédéric Fisbach

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Un monstre bariolé : LES PARAVENTS de Jean Genet mis en scène par Frédéric Fisbach

Le 26 Juil 2007
Christophe Brault, Valérie Blanchon et les Youkiza dans LES PARAVENTS de Jean Genet, mise en scène Frédéric Fisbach, 2002. Photo D.R.
Christophe Brault, Valérie Blanchon et les Youkiza dans LES PARAVENTS de Jean Genet, mise en scène Frédéric Fisbach, 2002. Photo D.R.

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Christophe Brault, Valérie Blanchon et les Youkiza dans LES PARAVENTS de Jean Genet, mise en scène Frédéric Fisbach, 2002. Photo D.R.
Christophe Brault, Valérie Blanchon et les Youkiza dans LES PARAVENTS de Jean Genet, mise en scène Frédéric Fisbach, 2002. Photo D.R.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

UNE FÊTE dont les élé­ments sont dis­parates, elle n’est la célébra­tion de rien ».1 Ain­si Genet décrit-il LES PARAVENTS dans une let­tre à Roger Blin, le pre­mier met­teur en scène français à avoir mis en scène la pièce en 1966. Avec sa struc­ture éclatée en seize tableaux explosés en myr­i­ade de vignettes, sa dis­tri­b­u­tion foi­son­nante de qua­tre-vingt-seize per­son­nages, ses qua­tre niveaux de lieux scéniques qui ren­voient le réc­it du bord de la route au bor­del, de la plan­ta­tion à la prison, son lan­gage débor­dant de métaphores et de musi­cal­ité, ses intrigues dif­fus­es reflé­tant une famille qui s’abaisse volon­taire­ment dans la mis­ère, une insur­rec­tion anti-colo­niale, et une pros­ti­tuée qui cul­tive sa beauté au-delà de sa sex­u­al­ité…, LES PARAVENTS est un mon­stre bar­i­olé qui n’a été porté à la scène que peu de fois depuis sa pub­li­ca­tion en 1961. Dans les années soix­ante, ce kaléi­do­scope déli­rant d’images, de couleurs et de sons ne dimin­ua pas la charge poli­tique de la pièce. Même si Genet ne spé­ci­fie pas le pays de référence de cette his­toire d’un pou­voir colo­nial qui perd le con­trôle de son ter­ri­toire arabe, la référence à l’Algérie était évi­dente, et provo­qua en 1966 des émeutes devant le Théâtre de l’Odéon. Plus de quar­ante ans après la fin de la Guerre d’Algérie, cette pièce porte-t-elle tou­jours un poids poli­tique ? Ou n’est-elle dev­enue rien de plus qu’un car­naval col­oré de scènes et de sons ? La mise en scène de Frédéric Fis­bach, créée en 2002 et reprise pour le Fes­ti­val d’Avignon en 2007, démon­tre que LES PARAVENTS « n’est la célébra­tion de rien » sauf de ses « élé­ments dis­parates » – jeu, image, son – mais que cette célébra­tion d’informations démul­ti­pliées peut néan­moins per­me­t­tre une lec­ture, ou des lec­tures poli­tiques.

Pour Fis­bach, la défla­gra­tion poé­tique des PARAVENTS est poli­tique en elle-même. Lors d’un entre­tien, il explique : « Aujourd’hui, les médias de masse véhicu­lent un mode de nar­ra­tion et de représen­ta­tion qui suit un strict régime de com­mu­ni­ca­tion et de con­som­ma­tion. » L’industrie des médias et du diver­tisse­ment présente la réal­ité à tra­vers le réal­isme, puisque ce style de représen­ta­tion coïn­cide au degré le plus haut avec la réal­ité du spec­ta­teur, s’adaptant ain­si à la con­som­ma­tion immé­di­ate. Dans l’un de ses pre­miers textes sur le théâtre, Genet rejette le vraisem­blable et la psy­cholo­gie du théâtre nat­u­ral­iste « au prof­it de signes aus­si éloignés que pos­si­ble de ce qu’ils doivent d’abord sig­ni­fi­er »2. En changeant le titre LES MÈRES pour LES PARAVENTS, Genet met en exer­gue le mode de représen­ta­tion de sa pièce. Fis­bach reste fidèle à cette inter­ro­ga­tion con­stante sur les dif­férentes manières de représen­ter et de racon­ter le monde. Il ajoute : « J’essaie de réfléchir à com­ment représen­ter autrement pour que l’autre puisse met­tre en doute les modes de représen­ta­tion majori­taires. » La fête jubi­la­toire de mar­i­on­nettes, de comé­di­ens, de dessins, de films, de voix et de sons qu’il rassem­ble sur scène ren­force l’éclatement poé­tique de Genet, et con­teste les modes de représen­ta­tion dom­i­nants.

Fis­bach n’a pas ten­té d’aplanir les frag­ments hétéro­clites et con­tra­dic­toires des PARAVENTS. Au con­traire, chaque élé­ment de sa mise en scène désavoue le con­cept du réc­it et du per­son­nage trop rapi­de­ment recon­naiss­ables. La « Famille des Orties » est incar­née par un trio hasardeux : Saïd par un danseur ital­ien ( Giuseppe Moli­no), sa femme Leïla par un homme de grande taille ( Benoit Résil­lot ) et sa mère par une comé­di­enne ( Lau­rence May­or ) d’un dynamisme et d’un ath­létisme car­ac­téris­tiques plutôt d’une jeune femme que d’une mère âgée. La nature atyp­ique, presque grotesque, de cette famille, résiste de cette manière à la mimè­sis. Edward Gor­don Craig par­le de l’über-mar­i­on­nette, qui cherche des formes au-delà de la réal­ité, au lieu de la copi­er. Pour Genet, ce sont surtout les mar­i­on­nettes elles-mêmes qui per­me­t­tent un rejet du mimétisme. Ici, Fis­bach suit Genet à la let­tre, en faisant jouer tous les autres per­son­nages par des mar­i­on­nettes de ningyo joruri japon­ais – le théâtre de la com­pag­nie Youk­iza, fondée en 1634, ressem­ble au bun­raku d’Osaka, à la dif­férence que ses mar­i­on­nettes sont à fil, et qu’elles s’ouvrent plus sur le réper­toire con­tem­po­rain. Plus que tout, ce sont les mar­i­on­nettes qui atteignent le sum­mum de théâ­tral­ité, illus­trée pour Genet par l’Eucharistie : quand « une sim­ple pastille blanche » incar­ne « Dieu lui-même »3. Lorsque la Mère étran­gle Pierre, le mil­i­taire français, en l’aidant à remet­tre son bar­da, la comé­di­enne arrache la tête de la poupée. Quand la Mère gémit « petit sol­dat de France… qu’est-ce qu’on fait de ces trucs-là ? » en essayant de démêler les fils de la mar­i­on­nette qu’elle porte « comme on traîne un gibier abat­tu », le texte de Genet sert à sig­naler la dual­ité humain/jouet, comme la dual­ité Dieu / pain. Pierre étant ain­si à la fois humain et jou­et, il réalise la théâ­tral­ité alchim­ique dont rêve Genet. Les trois films pro­jetés durant le spec­ta­cle met­tent égale­ment sur le même plan plusieurs niveaux de représen­ta­tion. Dans le pre­mier, le réc­it passe des comé­di­ens aux mar­i­on­nettes, puis à un mon­tage de cro­quis de greffi­er représen­tant le procès pour vol de Saïd. Dans le deux­ième, Saïd appa­raît en clown-char­lot jouant un tour de magie dans lequel il avale une copie toute petite de lui-même. Comme Saïd et sa famille refusent la bien­séance et le car­riérisme évangélisés par la cul­ture colo­niale, les révo­lu­tion­naires les pren­nent pour des héros. Saïd refuse, s’exclamant : « À la vieille, aux sol­dats, à tous, je vous dis merde ! ». Genet explique la trahi­son de Saïd dans ses com­men­taires du treiz­ième tableau, que les vocif­éra­teurs lisent à haute voix durant le film : « Saïd trahissant – mais en com­met­tant une erreur si grave que la trahi­son ne peut être réal­isée : la trahi­son trahissant Saïd. » La scis­sion en deux de Saïd dans le film illus­tre l’incapacité ou le refus, cher à Genet, de men­er un pro­jet à bout, évi­tant ain­si tout dog­ma­tisme. Dans le dernier film, les mar­i­on­nettes, qui mesurent soix­ante-dix cen­timètres, appa­rais­sent en for­mat gigan­tesque sur l’écran, au moment où leur per­son­nage entre dans le monde des morts. Quand la Mère con­verse avec elles, elle est placée der­rière l’écran pour appa­raître en ombre chi­noise. Les inter­ac­tions illu­sion­nistes dans ces films pos­sè­dent une qual­ité alchim­ique où mar­i­on­nette, acteur, humain grandeur nature, humain rapetis­sé, image pro­jetée et ombre, jouent ensem­ble.

L’illusion d’une total­ité occa­sion­née par le per­son­nage psy­chologique est immé­di­ate­ment empêchée dans le théâtre ningyo joruri pour plusieurs raisons. Pre­miè- rement, le per­son­nage est joué par un assem­blage de fils, de bouts de bois, et de tis­su. Deux­ième­ment, la mar­i­on­nette est dépen­dante de son manip­u­la­teur. Les six mar­i­on­net­tistes dans la créa­tion de Fis­bach sont habil­lés de noir, le vis­age caché par un voile. Le décor par­fois clair les met en relief. De plus, puisque la manip­u­la­tion des poupées néces­site une forte ani­ma­tion de leur corps, les manip­u­la­teurs don­nent l’impression de danser der­rière leur mar­i­on­nette. Et leur voile ressem­ble à la cagoule de Leïla, ceci atténu­ant la dis­tinc­tion manipulateur/acteur. Pour les représen­ta­tions au Théâtre de la Colline en 2002, la patine noire du plateau reflé­tait mar­i­on­nette et manip­u­la­teur, redou­blant et décen­trant davan­tage chaque per­son­nage. Troisième­ment, la voix de la mar­i­on­nette est dis­lo­quée de son corps, puisque artic­ulée par les gidayus.

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Clare Finburgh
Clare Finburgh est maître de conférences en théâtre moderne à l’Université d’Essex en Angleterre. Elle...Plus d'info
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