Du plus fidèle alter ego de l’homme
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Du plus fidèle alter ego de l’homme

Le 26 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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A la pre­mière lec­ture, Dia­logue d’un chien avec son maître sur la néces­sité de mor­dre ses amis se com­pose de huit tableaux dis­con­ti­nus, dans le style frag­men­té (frag­men­taire?) hérité de la tra­di­tion ger­manique, de Hein­er Mil­li­er, mais aus­si peut-être plus loin­taine­ment de Brecht et de Karl Valentin, qu’affectionne depuis tou­jours, du moins pour une par­tie de son œuvre, l’auteur Jean-Marie Piemme. Huit saynètes. Huit sketch­es. A moins qu’il ne s’agisse de huit entrées de clowns réu­nis­sant à sept repris­es, sur la piste ou sur le ring, comme pour un improb­a­ble spec­ta­cle de boxe à qua­tre pattes et à deux poings, un humain et un chien, dans la pure tra­di­tion cette fois des duos bur­lesques de cirque : Footit et Choco­lat, Pip­po et Dario, l’Auguste et le clown blanc, à moins qu’il ne s’agisse après tout d’un nou­v­el avatar de Didi et Gogo, alias Vladimir et Estragon, les clochards méta­physiques du Godot de Beck­ett — les Pen­sées de Pas­cal jouées par les Fratelli­ni, dis­ait encore Anouilh. Du « théâtre des idées » donc, selon la belle for­mule d’Antoine Vitez, mais enfar­iné, et maquil­lé avec son nez rouge en empoignade foraine. Gare à vos abat­tis ! Les mots vont rouler. Les coups aus­si. La joute ora­toire, dans sa ver­sion pop­u­laire et bon­i­menteuse, n’est après tout qu’une « bas­ton­nade ver­bale », nous apprit naguère Mikhaïl Bakhtine, un pugi­lat de paroles où les deux adver­saires se ren­dent coup pour coup — une for­mi­da­ble sti­chomachie en quelque sorte, de celle où les acteurs, comiques ou trag­iques, s’affrontent en crescen­do vers à vers, réplique con­tre réplique, jusqu’au K.O. final…

Dialogisme

De Bakhtine, ou de Julia Kris­te­va qui con­tribua forte­ment à com­menter et propager en fran­coph­o­nie l’appareillage théorique du grand chercheur sovié­tique, Piemme aura sûre­ment retenu aus­si le con­cept de « dial­o­gisme », cette forme spé­ci­fique, duelle, de théâtre des idées, cette dialec­tique nar­ra­tive et romanesque, sou­vent car­nava­lesque et bouf­fonne, qui trou­ve ses racines antiques dans le dia­logue socra­tique, qui passe ensuite par Erasme, Rabelais, Shake­speare et Cer­van­tès, se réin­car­ne au XVI­I­Ie siè­cle dans les dia­logues mi-dra­ma­tiques mi-romanesques de Denis Diderot ‑Jacques le Fatal­iste, Le Neveu de Rameau- et trou­vera prob­a­ble­ment, sans pour­tant que Bakhtine en fasse men­tion, dans les Dia­logues d’exilés de Bertolt Brecht, l’un de ses accom­plisse­ments les plus aboutis : « J’étais en train de lire Jacques le Fatal­iste de Diderot, note Brecht dans son Jour­nal en octo­bre 1940, lorsque m’est venue à l’esprit une nou­velle pos­si­bil­ité de réalis­er mon vieux pro­jet con­cer­nant Zif­fel. À la lec­ture de Kivi1, j’avais aimé sa façon d’intercaler des dia­logues dans le texte. En out­re, j’ai encore dans l’oreille le ton de Pun­ti­la. À titre d’essai, j’ai rédigé deux courts chapitres et inti­t­ulé l’ensemble Dia­logues d’exilés ». Or, lorsqu’en 1999 Jean-Marie Piemme s’était déjà,avec brio, essayé au dia­logue avec Toréadors — c’était dans la Salle des voûtes du Théâtre Le Pub­lic —, ne réagis­sait-il pas pré­cisé­ment à une com­mande de Philippe Sireuil qui lui avait ami­cale­ment enjoint : « Ecris-moi un Dia­logue d’exilés d’aujourd’hui ! » Ain­si le physi­cien Zif­fel et l’ouvrier Kalle de Brecht s’étaient-ils méta­mor­phosés sous le clavier de Piemme en un gérant de laver­ie automa­tique immi­gré (le très méditer­ranéen Momo de Pietro Piz­zu­ti) et un SDF vague­ment philosophe, intel­lectuel déclassé, égale­ment immi­gré (le Fer­di­nand plus balka­nique ou plus slave d’Alexandre von Sivers), avant de con­naître aujourd’hui une nou­velle méta­mor­phose : le porti­er d’hôtel squat­ter de car­a­vane de Philippe Jeusette, et le chien par­lant, espiè­gle et arro­gant, de Fab­rice Schi­lac­ci. Le dial­o­gisme, c’est aus­si le lieu d’expression du para­doxe, cette autre fig­ure de la pen­sée qui, appliquée au théâtre et surtout à l’art du comé­di­en, fut égale­ment chère à Diderot, et à laque­lle Piemme recourt à son tour lorsqu’il com­mente les sit­u­a­tions dra­ma­tiques et humaines dont il part pour enclencher sa parole per­for­ma­tive. C’est enfin la forme la mieux appro­priée à l’expression de l’ambivalence des con­traires, de la dialec­tique, de la dynamique insé­para­bil­ité des forces antag­o­niques qui con­stituent non seule­ment le ressort des sociétés, mais celui de la vie même : pul­sion de vie / pul­sion de mort, amour / haine, atti­rance / répul­sion, le même / l’autre, l’identité / la dif­férence — éter­nel com­bat d’Eros et de Thanatos, d’ego et d’alter… On le sait depuis Aris­tote et sa Poé­tique, pas de théâtre sans con­flit ni ten­sion. L’« agôn » et ses mul­ti­ples dérivés dans notre langue, l’antagonisme, voire l’agonie, sont le moteur de tout enjeu dra­ma­tique, qu’il soit comique ou trag­ique. Avec la tau­ro­machie implicite de Toréadors cette cor­ri­da que se livrent dans l’arène dérisoire d’une laver­ie automa­tique les deux immi­grés brux­el­lois, comme avec les aboiements et les mor­sures que s’assènent indis­cern­able­ment le vieux groom et son chien de gout­tière dans Dia­logue…, Piemme touche à l’essence même de toute dramaturgie.Dans Toréadors déjà, un proces­sus d’inversion — de ren­verse­ment, voire de détrône­ment carnavalesque,pourrait-on dire — aboutis­sait à la fin de la pièce à la dépos­ses­sion par Fer­di­nand le sans-abri de la gérance de l’échoppe dont jouis­sait frag­ile­ment jusque-là un Momo mal récom­pen­sé de son hos­pi­tal­ité. Imité des grands sché­mas du réper­toire européen mais trans­posé dans la pré­car­ité bou­tiquière d’un quarti­er pop­u­laire de Brux­elles, c’était à la fois l’usurpation d’Egisthe, de Mac­beth et de Richard III, dou­blée de l’imposture machi­avélique de Tartuffe.

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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