Le sentiment d’exister
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Le sentiment d’exister

Le 27 Nov 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 94-95 - Lars Norén
94 – 95
Article fraîchement numérisée
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Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Dans Théâtres en PRÉSENCE1 tu as dit que tu tra­vail­lais avec des gens avec lesquels tu pou­vais t’entendre, qui ne te fai­saient pas souf­frir et que tu ne fai­sais pas souffrir.Est-ce que cela vaut comme déf­i­ni­tion du tra­vail en com­pag­nie ?

Joël Pom­mer­at : Je ne sais pas si on peut aller jusque-là, ce n’est qu’une déf­i­ni­tion mod­este, val­able pour toutes sortes d’associations de gens, qui sont amenées à partager du temps de vie, non ? Dans une com­pag­nie, on n’a pas l’obligation de s’aimer, mais presque l’obligation de ne pas se faire du mal

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Dans le même ouvrage, tu évo­ques le tra­vail de recherche des comé­di­ens et tu pré­cis­es que tu tra­vailles avec « tout ce qui s’est déposé en eux »2. Tu peux dévelop­per cette idée du dépôt de tra­vail en eux ?

Joël Pom­mer­at : Oui, c’est sim­ple. C’est tout ce qu’on appelle la com­plic­ité au quo­ti­di­en, tout ce qui a été partagé, décou­vert ensem­ble car, dans mon tra­vail, la part de recherche est impor­tante. Je fais du théâtre, mais en même temps je cherche ce qu’est le théâtre. Je n’en ai pas de déf­i­ni­tion à l’avance, ni de ce qu’il faudrait faire pour qu’il y ait théâtre. D’où ces temps de décou­vertes que nous parta­geons. Il y a du mûrisse­ment, de la pro­gres­sion. On avance ensem­ble vers quelque chose qui n’est pas tou­jours facile­ment for­mu­la­ble, qui est de l’ordre du ressen­ti. C’est ce que je veux dire en par­lant d’un « dépôt » (ce n’est pas très joli…). Ce qui s’est déposé, c’est peut-être ce qui s’est accu­mulé — et qu’on ne sait pas dire —, de temps, de décou­verte et d’expérience. C’est évidem­ment très riche et quand quelqu’un s’en va, il part avec ça.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Tu fais faire à tes comé­di­ens des exer­ci­ces de mémoire dif­fi­ciles comme garder en mémoire le texte ancien et appren­dre le texte nou­veau. Tu appelles ça une « gym­nas­tique épatante »3… Tu veux qu’ils soient des ath­lètes des mots ?

Joël Pom­mer­at : C’est un peu anec­do­tique, ce que tu dis me fait plus penser à un rap­port aux mots qui serait comme un exer­ci­ce de style, et j’en suis très éloigné. Quand je par­le de gym­nas­tique, c’est vrai­ment celle de la mémoire, et ça ne vaut que quand mes comé­di­ens tra­vail­lent sur du texte. Or il n’y en a pas tou­jours beau­coup dans mes pièces. Dans celles qui reposent beau­coup sur la forme par­lée, le lan­gage des mots, il y a un tra­vail qui se fait au fur et à mesure des répéti­tions, une écri­t­ure qui se pour­suit et se cor­rige au quo­ti­di­en. C’est pourquoi je demande aux comé­di­ens d’apprendre ces textes, même si je ne suis pas sûr de les garder et d’appliquer dans leurs mémoires les cor­rec­tions que je viens de faire, de couper, c’est-à-dire de rajouter, de garder des vari­antes… à la manière d’un ordi­na­teur.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : J’ai lu que tu ne voulais pas que tes acteurs jouent avec les mots, mais qu’ils soient avec, c’est-à-dire…

Joël Pom­mer­at : Quand j’évoque ce rap­port avec les mots, quand je demande aux acteurs de ne pas jouer (avec cinquante guillemets évidem­ment), cela veut dire être dans la rela­tion la moins arti­fi­cielle pos­si­ble avec les mots.Ne pas être dans de la dis­tance, les pren­dre au sérieux, comme s’ils expri­maient une réal­ité qui touche au plus près, trou­ver un rap­port avec eux qui soit le plus sim­ple et le plus intime en même temps. Il faut dire aus­si que je ne prends pas les mots dans leurs sens com­muns, mais dans leurs matières de réso­nance par rap­port à cha­cun (des acteurs). Pour moi, un mot c’est un sym­bole, un appel à l’expression des choses. Donc le mot en lui-même n’est pas si intéres­sant. Ce qui est essen­tiel, c’est ce qu’il appelle, la ten­ta­tive et l’action des per­son­nages pour aller vers une sig­ni­fi­ca­tion, une expres­sion. C’est pourquoi par­fois, dans mes pièces, mes per­son­nages emploient un mot pour un autre. L’essentiel, c’est l’action de dire, la ten­ta­tive.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Restons encore un moment du côté des acteurs. Pour toi, est-ce un tra­vail ? Tu as dit que c’était plus qu’une pro­fes­sion.

Joël Pom­mer­at : Le sujet est mon­strueux. On peut pren­dre la ques­tion de l’acteur, de l’identité de l’acteur, comme une ten­ta­tive de recherche humaine, de recherche qua­si sci­en­tifique, qua­si sérieuse de l’humain. Bien sûr le méti­er d’acteur est asso­cié au monde du spec­ta­cle, du plaisir, de ce qu’on appelle la poésie au sens de la forme esthé­tique, mais je crois qu’il y a une dimen­sion de quête et d’expérience. On joue à être, on explore la con­di­tion humaine, on est dans l’exploration de l’être.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Est-ce qu’on tra­vaille quand on joue à être ?

Joël Pom­mer­at : Et le mot tra­vail aus­si mérite d’être défi­ni ! Il a tant de sig­ni­fi­ca­tions dif­férentes. C’est vaste… (rires). Oui, c’est un tra­vail de jouer à être comme c’est un tra­vail de jouer.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Venons-en à toi, et à ton tra­vail d’auteur de théâtre. D’ailleurs, com­ment te présentes-tu ?

Joël Pom­mer­at : Je dis sou­vent que je suis met­teur en scène car j’ai l’impression que ça par­le plus aux gens. Je ne suis pas pointilleux mais à vrai dire, ce qui me con­vient le mieux, c’est auteur. Dans la mise en scène, je suis auteur, dans l’écri­t­ure des mots, je suis auteur, dans la recherche et la con­cep­tion, je suis auteur. Donc je suis auteur de théâtre.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Sur ton méti­er d’auteur de théâtre, je sais que tu refus­es la « divi­sion du tra­vail ». Tu peux pré­cis­er cette idée ?

Joël Pom­mer­at : Je suis éton­né, sur­pris de voir com­ment per­dure cette sépa­ra­tion, cette divi­sion des tâch­es — qui me sem­ble anti-artis­tique, bizarre artis­tique­ment —, comme s’il y avait des espaces cloi­son­nés de l’écriture et de la mise en scène, une sacral­i­sa­tion de cette sépa­ra­tion. Comme en indus­trie où on divise les tâch­es par souci de rentabil­ité, moi je veux être un arti­san, je veux con­stru­ire et maîtris­er la fab­ri­ca­tion de mon objet du début à la fin, la divi­sion du tra­vail débouche for­cé­ment sur une perte du sens, une dilu­tion du sens.C’est comme si les met­teurs en scène con­sid­éraient que le méti­er d’écrivain était un méti­er en soi, et ne pou­vaient faire autrement que de se posi­tion­ner dans le respect de l’écrivain. Certes, ça per­met de con­serv­er respectueuse­ment et de façon ambiguë l’auteur à dis­tance— les auteurs étant alors perçus comme des poètes vivant dans l’immatériel et la pure pensée!Je pense que le théâtre est fait de la matière vivante et con­crète. A un moment don­né, être auteur de théâtre et ne pas franchir le pas, ne pas se pos­er la ques­tion de l’écriture de la scène, c’est bizarre. C’est comme si un romanci­er lais­sait quelqu’un d’autre écrire le dernier tiers de son livre. Il écrit un livre qui fera deux cents pages et, à la 150e, il arrête et le fait ter­min­er par quelqu’un d’autre. C’est beau cette humil­ité ! Mais moi, j’ai envie d’écrire jusqu’au bout. Un auteur qui laisse un autre finir son tra­vail d’écriture, je trou­ve ça bizarre… Cela con­duit à penser des choses com­plète­ment folles, notam­ment que le théâtre est de façon évi­dente le lieu de la parole : la danse est le lieu du corps, le mime est le lieu du silence, la mar­i­on­nette est le lieu du fil… C’est ridicule, absurde.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Si on va au bout de ton raison­nement, un auteur qui écrit seule­ment avec des mots, aujourd’hui, n’est pas un auteur de théâtre ?

Joël Pom­mer­at : Je ne dirais pas ça, c’est trop exclusif. Je veux juste faire ressor­tir que ce n’est pas naturel. C’est habituel mais pas naturel dans nos vies.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : On peut con­sid­ér­er que l’essentiel du tra­vail de la philoso­phie et de la psy­ch­analyse con­siste à chercher la vérité. En quoi con­siste le tra­vail théâ­tral pour toi ?

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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