Et plus tôt que prévu on a ouvert les avenues Royal de Luxe : l’expérience chilienne

Et plus tôt que prévu on a ouvert les avenues Royal de Luxe : l’expérience chilienne

Le 14 Déc 2007
ROMAN PHOTO de Royal de Luxe, par la Compagnie La Gran Reineta. Photo Jordi Bover
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ROMAN PHOTO de Royal de Luxe, par la Compagnie La Gran Reineta. Photo Jordi Bover
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 96-97 - Théâtre au Chili
96 – 97
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ÉCRIRE SUR LA PRÉSENCE et le ray­on­nement de la com­pag­nie française Roy­al de Luxe au Chili est une excel­lente occa­sion pour con­tex­tu­alis­er le tra­vail de cette troupe dans le cadre des trans­for­ma­tions qu’ont con­nues les rues, fer­mées dans un pre­mier temps à l’in­térieur d’une bar­barie mod­erne puis entière­ment occupées lorsque la vie démoc­ra­tique est rev­enue.

Lorsque ROMAN PHOTO a été présen­té pour la pre­mière fois à San­ti­a­go (été 1990 ), on arrivait au terme de dix-sept ans de dic­tature, et le pays avait essuyé une méta­mor­phose : la nation avait subi un change­ment dra­ma­tique. On était passé d’une société civile sur laque­lle grav­i­tait l’É­tat, à tra­vers des poli­tiques publiques de par­tic­i­pa­tion active dans les domaines de l’éthique, la morale, l’é­conomie et l’é­d­u­ca­tion (pro­gramme élaboré par les pro­gres­sistes en 1810 lors de la déc­la­ra­tion d’indépen­dance face à la monar­chie espag­nole) à une société néo-libérale dans laque­lle l’in­di­vidu et sa lib­erté économique sont pro­tégés — quelque­fois — con­tre
le bien com­mun.

Au Chili, la philoso­phie du cap­i­tal­isme avancé n’est arrivée qu’au début des années 80. L’aris­to­cratie et les avant-gardes se rejoignaient sur cer­tains lieux com­muns, comme la val­ori­sa­tion des élé­ments locaux, le respect des insti­tu­tions répub­li­caines et la nos­tal­gie d’un pro­grès cul­turel influ­encé par le mod­èle européen.

Le pro­jet néo-libéral qui s’est imposé pen­dant le régime mil­i­taire — à la suite d’une véri­ta­ble expéri­ence où s’en­tremê­lent trois mod­èles économiques antin­o­miques — a trans­for­mé l’âme urbaine, réduisant et dis­crédi­tant l’e­space pub­lic aus­si bien insti­tu­tion­nel qu’ur­bain.

La clô­ture de l’e­space pub­lic a mod­i­fié l’âme répub­li­caine du Chilien et a facil­ité la péné­tra­tion des principes du cap­i­tal­isme avancé qui ont trans­for­mé le citoyen en con­som­ma­teur (il y a aujour­d’hui env­i­ron un mil­lion et demi de jeunes qui ne s’in­scrivent pas sur les listes élec­torales, dont la majorité ne milite pas dans des groupes anti-sys­tème).

Au Chili, « on a ouvert les avenues et l’homme libre a pu avancer », comme l’avait prédit le Prési­dent Sal­vador Allende dans son dernier dis­cours, mais cet homme libre en ques­tion n’est plus le pro­tag­o­niste ent­hou­si­aste d’une his­toire col­lec­tive et l’art, à dire vrai, n’a pas guidé ses pas dans la nou­velle con­fig­u­ra­tion des rues.

Les arts scéniques, la musique et les arts visuels comptent aujour­d’hui un grand nom­bre de représen­tants, cer­tains d’en­tre eux faisant par­tie des cir­cuits d’ex­cel­lence, mais leur pro­duc­tion se fait à l’in­térieur d’in­sti­tu­tions ou d’or­gan­i­sa­tions alter­na­tives.

Nous savons bien, grâce aux apports de la pen­sée actuelle sur le monde con­tem­po­rain, que l’e­space, quel qu’il soit, n’est pas seule­ment un récep­ta­cle sélec­tif. Il n’est pas neu­tre et c’est pour cela que la lim­i­ta­tion de l’e­space pub­lic ( ter­ri­toire sur lequel tra­vaille Roy­al de Luxe) a une forte inci­dence sur les sen­ti­ments col­lec­tifs et indi­vidu­els qui unis­sent, ou désunis­sent, les mem­bres d’une société. L’ur­ban­iste espag­nol, María José González, affirme que l’e­space, par sa mor­pholo­gie et les sys­tèmes d’oc­cu­pa­tion, peut en défini­tive « déter­min­er les liens soci­aux, pro­fes­sion­nels et affec­tifs qui s’y dévelop­pent. »

L’im­por­tance du néo-libéral­isme s’est cristallisée dans la ville mar­ket­ing qui nous a envahis et a détru­it les codes aux­quels les artistes étaient habitués. S’il est vrai que les villes chili­ennes, jusqu’à la fin des années 70, étaient divisées en quartiers, dont cer­tains haute­ment spé­cial­isés, elles étaient cepen­dant com­pactes et pos­sé­daient un cen­tre civique impor­tant dont on attendait qu’il har­monise la vie pro­duc­tive, poli­tique et famil­iale.

Mais l’e­space urbain qui accueille la démoc­ra­tie au début des années 90 tire son effi­cac­ité de sa capac­ité à se pos­er comme le siège des trans­ferts de cap­i­taux. En ce sens, San­ti­a­go, avec ses presque cinq mil­lions d’habi­tants, offre, à l’in­star d’autres villes mar­ket­ing, un cen­tre affaib­li qui a cessé d’être le cœur de la vie publique dès lors que le Par­lement, le Sénat et cer­tains min­istères ont été déplacés à cent-vingt kilo­mètres du Palais du Gou­verne­ment (à Val­paraiso, ville por­tu­aire). Le cen­tre his­torique est main­tenant dom­iné par des bureaux privés, des cen­tres admin­is­trat­ifs, des entités finan­cières, des hôtels et des cen­tres com­mer­ci­aux et de ser­vices de tous types dont les occu­pants ne sont pas rési­dents. Ce phénomène a été perçu par cer­tains secteurs de la société qui ont con­tribué à met­tre en œuvre une recon­ver­sion de cer­taines aires, via l’ac­qui­si­tion d’im­meubles, pour repe­u­pler une par­tie du cen­tre his­torique.

Par­al­lèle­ment à cet affaib­lisse­ment sym­bol­ique du cen­tre poli­tique, il a existé — et con­tin­ue d’ex­is­ter — une pro­liféra­tion de lieux affec­tés à la vie privée ou rési­den­tielle, ce qui ren­force ain­si une périphérie qui œuvre comme un énorme dor­toir. Dans ces zones, d’une grande exten­sion géo­graphique, l’im­pact de la nou­velle vision de la vie publique se fait sen­tir bru­tale­ment. Ce sont des quartiers où l’an­ci­enne con­di­tion d’e­space de libre cir­cu­la­tion, ouvert et gra­tu­it, est mal­menée, au point que, pour accéder à cer­tains d’en­tre eux, on est obligé de pass­er devant un poste de sécu­rité qui iden­ti­fie l’usager et lui accorde ou non l’ac­cès à la zone.

Dans la ville mar­ket­ing, qui a ten­dance à croître indéfin­i­ment, des zones à usage uni­fonc­tion­nel se mul­ti­plient entre l’e­space pub­lic et l’e­space privé ou rési­den­tiel, avec des rythmes, des péri­odes d’ac­tiv­ité et des usagers claire­ment dif­féren­ciés, trans­for­mant ain­si la ville de San­ti­a­go en un lieu qui ne s’ar­tic­ule pra­tique­ment qu’au­tour des moyens de cir­cu­la­tion et de trans­port.

L’ur­ban­iste espag­nol Ramon L6pez a défi­ni ces espaces comme des lieux « à usage com­mu­nau­taire » et non pas publics puisqu’ils sont en défini­tive moins tolérants et lim­i­tent l’ac­cès à des groupes spé­ci­fiques, déter­minés par leur poids économique, quand ce n’est pas par l’âge.

Dans ce nou­veau con­texte, le prob­lème que les artistes nationaux n’ont pas encore entière­ment résolu est de trou­ver un moyen de réa­gir face à une sit­u­a­tion où les activ­ités qui avaient autre­fois un rôle effec­tif, comme l’érec­tion d’un mon­u­ment com­mé­moratif, les célébra­tions civiques ou religieuses, ou encore l’ex­po­si­tion d’une œuvre dans la rue (prin­ci­pale­ment des pein­tures murales) ne fonc­tion­nent plus.

Pour l’artiste chilien qui s’in­téresse à l’art pub­lic, le défi est de créer un dia­logue avec des indi­vidus isolés, décon­nec­tés de leur envi­ron­nement et éloignés de tout rite col­lec­tif. Ce dia­logue doit se tenir, en out­re, dans un espace haute­ment sur­veil­lé, hos­tile à la con­vivi­al­ité et aux loisirs, dont le libre accès est forte­ment lim­ité. Quelques met­teurs en scène locaux ont relevé le défi mais c’est, à n’en pas douter, Roy­al de Luxe qui a su apporter les répons­es les plus effi­caces.

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Écrit par Dr Pedro Celedón Bañados
Pedro Celedón Baña­dos est his­to­rien de l’art et Pro­fesseur à laPon­ti­f­i­cia Uni­ver­si­dad Católi­ca de Chile.Plus d'info
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