Guy Cassiers — Le triptyque du pouvoir

Guy Cassiers — Le triptyque du pouvoir

Le 12 Juil 2008

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L’ARRIVÉE de Guy Cassiers à la direc­tion artis­tique du Toneel­huis d’Anvers en 2006 a eu une forte réper­cus­sion sur son réper­toire. Le point cul­mi­nant de son man­dat de directeur artis­tique du ro the­ater de Rot­ter­dam (1998 – 2006) fut son très appré­cié cycle Proust en qua­tre par­ties, basé sur À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU. Il s’agis­sait d’une médi­ta­tion théâ­trale poé­tique sur le sou­venir, la perte et la force de la créa­tion artis­tique. L’utilisation de la tech­nolo­gie visuelle, « la » sig­na­ture artis­tique de Guy Cassiers, y était entière­ment placée sous le signe de la con­vo­ca­tion d’un espace de sou­venirs sen­suel et sen­soriel. Avec la poussée menaçante du par­ti d’extrême droite Vlaams Belang aux élec­tions munic­i­pales de 2006 dans son nou­veau lieu de tra­vail (et ville natale), Anvers, Guy Cassiers a été con­fron­té à un con­texte très con­cret et à forte charge poli­tique. Il y a réa­gi par la représen­ta­tion Mefis­to for ever (2006), pour laque­lle l’écrivain Tom Lanoye a adap­té le roman MÉPHISTO de Klaus Mann. Cassiers et Lanoye s’y posaient la ques­tion du rap­port entre art et pou­voir. Ce fut la pre­mière pièce d’un trip­tyque, Trip­tiek van de Macht (Trip­tyque du pou­voir). Après ce pre­mier volet, Cassiers a ressen­ti le besoin d’explorer lui-même davan­tage non pas tant le per­son­nage de l’artiste que celui du déten­teur du pou­voir. Dans WOLFSKERS (Bel­ladone, 2007), il s’est con­cen­tré, en col­lab­o­ra­tion avec l’écrivain Jeroen Olyslaegers et à tra­vers le prisme de trois films du cinéaste russe Sok­ourov, sur trois déten­teurs du pou­voir du vingtième siè­cle : Lénine, Hitler et Hiro­hi­to. Dans la pièce qui con­clut le trip­tyque, il a mis l’accent sur la con­fronta­tion entre le déten­teur du pou­voir et les vic­times du pou­voir. Il a demandé à Tom Lanoye de réécrire un texte autour de plusieurs tragédies grec­ques sur la guerre de Troie. Les trois représen­ta­tions analy­sent le « métab­o­lisme » du pou­voir. Le pou­voir dévore, engloutit et digère tout ce qui passe à sa portée. Finale­ment, il s’engloutit lui-même et s’étouffe de sa vorac­ité. Le Trip­tyque du pou­voir mon­tre trois vis­ages du pou­voir : la ten­ta­tion, l’empoisonnement et l’agonie.

Pre­mier volet : Mefis­to for ever

Dans son roman MÉPHISTO, paru en 1936, Klaus Mann réglait son compte à l’acteur et met­teur en scène Gus­tav Gründ­gens, son ex-beau-frère. Con­traire­ment à Mann, Gründ­gens n’avait pas quit­té l’Allemagne après la prise de pou­voir par les nazis en 1933. Il se com­pro­mit avec les nou­veaux déten­teurs du pou­voir et fut un hôte appré­cié chez eux. Pour Mann, Gründ­gens était l’exemple typ­ique du lâche oppor­tuniste. Mann écriv­it son roman vision­naire sur les atroc­ités du régime nazi dès 1936. Le déroule­ment ultérieur de l’histoire et la biogra­phie de Gründ­gens en font une fig­ure plus com­plexe que chez Mann. Gründ­gens a, à sa manière, résisté : en appor­tant une aide réelle à plusieurs intel­lectuels juifs et en cri­ti­quant le pou­voir par le biais du réper­toire clas­sique. Lorsque Gründ­gens, jouant le rôle de Ham­let, en prononçait les célèbres paroles « There is some­thing rot­ten in Den­mark », tous les spec­ta­teurs savaient quel pays était touché par la pour­ri­t­ure. Après la guerre, Gründ­gens fut empris­on­né quelques mois par les Russ­es, mais il pour­suiv­it ensuite sa car­rière d’acteur émi­nent en Alle­magne. Il réus­sit à faire inter­dire pen­dant plusieurs dizaines d’années pour diffama­tion le roman de Mann en Alle­magne. Tom Lanoye s’est appuyé sur ces faits pour don­ner une plus grande com­plex­ité à son per­son­nage prin­ci­pal, Kurt Kôpler. Après l’arrivée au pou­voir de l’extrême droite, Kôpler, con­traire­ment à cer­tains de ses amis, ne veut pas quit­ter le pays et décide de faire de la résis­tance (artis­tique) de l’intérieur. Il se laisse cepen­dant séduire par le pou­voir, sous les traits du min­istre de la Cul­ture, et con­clut trop de com­pro­mis. Jusqu’où peut-on met­tre de l’eau dans son vin avant de ne plus dis­cern­er le vin ?
Kôpler est tou­jours en train de répéter. Il reflète au théâtre et par le biais du théâtre ce qui se passe au-dehors : dans la tra­di­tion dra­ma­tique, il va en quête d’une réponse à la sit­u­a­tion à l’extérieur du théâtre. Avec les textes et les mots des autres, il essaie de con­jur­er le dan­ger qui gronde au-dehors. Ce qu’il ne perçoit pas, c’est que le dan­ger est depuis longtemps à l’intérieur. En n’ayant pas fui et en ayant con­clu un pacte avec le régime, il est par­venu dans une sit­u­a­tion qui sem­ble avoir tou­jours moins d’issue. Kôpler invoque une vision human­iste du monde comme rem­part con­tre la vio­lence fas­ciste qui se rap­proche. Con­fron­té à la jeune actrice Angela, il dit : « Que représente notre passé si nous lais­sons tout tomber aus­si facile­ment ? Les gens comme toi et moi doivent rester et pren­dre des risques. Qu’au moins ils nous jet­tent dehors. Ça, ce serait une démon­stra­tion. S’exposer aux risques est l’essence de notre méti­er ». Et ensuite : « Il n’y a qu’une chose que je sache bien faire, jouer. Dans ma langue. Ma langue mater­nelle. C’est la seule arme que nous ayons. Tu com­prends ? » Et encore : « L’artiste vrai est autonome. Il se tient au-dessus de la mêlée de la vie quo­ti­di­enne. Au-dessus de l’anecdotique. Il peut l’utiliser, bien enten­du, comme matéri­au, comme source. Mais il n’en fait jamais par­tie. (…) Le tal­ent est sans mer­ci. Celui qui ne l’a pas, comme ce Niklas ? Il n’a qu’à se tir­er. C’est pour le théâtre une ques­tion de force vitale, de pureté. Nous devons lut­ter jusqu’à notre dernier souf­fle con­tre les acteurs médiocres. C’est l’élément pre­mier de notre voca­tion artis­tique ».
C’est cette atti­tude qui sera finale­ment fatale à Kôpler. Sa ten­ta­tive de com­bat­tre la déca­dence de la langue en util­isant les grands textes de la lit­téra­ture dra­ma­tique (Goethe, Shake­speare, Tchékhov) échoue lam­en­ta­ble­ment. Nous savons depuis que les tor­tion­naires des camps n’étaient pas insen­si­bles aux vers de Goethe et à la musique de Beethoven. Kôpler devient la vic­time de son idéal esthé­tique d’un art qui se sous­trait aux remous de la vie quo­ti­di­enne. Il décline morale­ment parce qu’il n’ose plus s’impliquer dans le jeu. Durant toute la pièce, il a exprimé sa posi­tion au moyen des mots de la tra­di­tion. Ceci appa­raît claire­ment dans la par­tie qui suit l’entracte, qui débute par un long mon­tage de cita­tions de la lit­téra­ture dra­ma­tique. Lorsque, à la fin de la pièce, il est de nou­veau con­fron­té à la jeune actrice Angela, qui a égale­ment fui à l’étranger et revient alors, il ne parvient pas à se jus­ti­fi­er avec « ses pro­pres mots ». Il reste enfon­cé dans une iden­tité dev­enue vide : « Je veux dire… Je sens… (silence, il par­court la salle des yeux) Je… (silence) ». La langue et la tra­di­tion lit­téraire sur lesquelles il appuyait son iden­tité l’abandonnent ici fatale­ment. Kôpler a essayé de garder sa langue pure, dans l’enceinte du théâtre, pro­tégé du monde extérieur. A‑t-il de ce fait, pré­cisé­ment, com­plète­ment per­du la langue et la pos­si­bil­ité de s’exprimer ? Est-ce la fis­sure qui est apparue entre son tal­ent artis­tique d’acteur et son atti­tude morale d’homme qu’il ne peut plus combler et qui le rend muet ? Est-ce une illu­sion de penser que l’art pour­rait endiguer le fas­cisme et l’extrémisme ? Ou Kôpler s’est-il sim­ple­ment tenu trop à dis­tance des évène­ments du quo­ti­di­en ? Est-il mal­gré tout l’artiste dans sa tour d’ivoire qui pense que la beauté esthé­tique est la seule réponse à la faib­lesse morale dans le monde ?

Deux­ième volet : Wolfskers

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Écrit par Erwin Jans
Erwin Jans a tra­vail­lé comme dra­maturge au KVS de Brux­elles, fonc­tion qu’il exerce aujourd’hui au Ro The­atre à...Plus d'info
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