L’ARRIVÉE de Guy Cassiers à la direction artistique du Toneelhuis d’Anvers en 2006 a eu une forte répercussion sur son répertoire. Le point culminant de son mandat de directeur artistique du ro theater de Rotterdam (1998 – 2006) fut son très apprécié cycle Proust en quatre parties, basé sur À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU. Il s’agissait d’une méditation théâtrale poétique sur le souvenir, la perte et la force de la création artistique. L’utilisation de la technologie visuelle, « la » signature artistique de Guy Cassiers, y était entièrement placée sous le signe de la convocation d’un espace de souvenirs sensuel et sensoriel. Avec la poussée menaçante du parti d’extrême droite Vlaams Belang aux élections municipales de 2006 dans son nouveau lieu de travail (et ville natale), Anvers, Guy Cassiers a été confronté à un contexte très concret et à forte charge politique. Il y a réagi par la représentation Mefisto for ever (2006), pour laquelle l’écrivain Tom Lanoye a adapté le roman MÉPHISTO de Klaus Mann. Cassiers et Lanoye s’y posaient la question du rapport entre art et pouvoir. Ce fut la première pièce d’un triptyque, Triptiek van de Macht (Triptyque du pouvoir). Après ce premier volet, Cassiers a ressenti le besoin d’explorer lui-même davantage non pas tant le personnage de l’artiste que celui du détenteur du pouvoir. Dans WOLFSKERS (Belladone, 2007), il s’est concentré, en collaboration avec l’écrivain Jeroen Olyslaegers et à travers le prisme de trois films du cinéaste russe Sokourov, sur trois détenteurs du pouvoir du vingtième siècle : Lénine, Hitler et Hirohito. Dans la pièce qui conclut le triptyque, il a mis l’accent sur la confrontation entre le détenteur du pouvoir et les victimes du pouvoir. Il a demandé à Tom Lanoye de réécrire un texte autour de plusieurs tragédies grecques sur la guerre de Troie. Les trois représentations analysent le « métabolisme » du pouvoir. Le pouvoir dévore, engloutit et digère tout ce qui passe à sa portée. Finalement, il s’engloutit lui-même et s’étouffe de sa voracité. Le Triptyque du pouvoir montre trois visages du pouvoir : la tentation, l’empoisonnement et l’agonie.
Premier volet : Mefisto for ever
Dans son roman MÉPHISTO, paru en 1936, Klaus Mann réglait son compte à l’acteur et metteur en scène Gustav Gründgens, son ex-beau-frère. Contrairement à Mann, Gründgens n’avait pas quitté l’Allemagne après la prise de pouvoir par les nazis en 1933. Il se compromit avec les nouveaux détenteurs du pouvoir et fut un hôte apprécié chez eux. Pour Mann, Gründgens était l’exemple typique du lâche opportuniste. Mann écrivit son roman visionnaire sur les atrocités du régime nazi dès 1936. Le déroulement ultérieur de l’histoire et la biographie de Gründgens en font une figure plus complexe que chez Mann. Gründgens a, à sa manière, résisté : en apportant une aide réelle à plusieurs intellectuels juifs et en critiquant le pouvoir par le biais du répertoire classique. Lorsque Gründgens, jouant le rôle de Hamlet, en prononçait les célèbres paroles « There is something rotten in Denmark », tous les spectateurs savaient quel pays était touché par la pourriture. Après la guerre, Gründgens fut emprisonné quelques mois par les Russes, mais il poursuivit ensuite sa carrière d’acteur éminent en Allemagne. Il réussit à faire interdire pendant plusieurs dizaines d’années pour diffamation le roman de Mann en Allemagne. Tom Lanoye s’est appuyé sur ces faits pour donner une plus grande complexité à son personnage principal, Kurt Kôpler. Après l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, Kôpler, contrairement à certains de ses amis, ne veut pas quitter le pays et décide de faire de la résistance (artistique) de l’intérieur. Il se laisse cependant séduire par le pouvoir, sous les traits du ministre de la Culture, et conclut trop de compromis. Jusqu’où peut-on mettre de l’eau dans son vin avant de ne plus discerner le vin ?
Kôpler est toujours en train de répéter. Il reflète au théâtre et par le biais du théâtre ce qui se passe au-dehors : dans la tradition dramatique, il va en quête d’une réponse à la situation à l’extérieur du théâtre. Avec les textes et les mots des autres, il essaie de conjurer le danger qui gronde au-dehors. Ce qu’il ne perçoit pas, c’est que le danger est depuis longtemps à l’intérieur. En n’ayant pas fui et en ayant conclu un pacte avec le régime, il est parvenu dans une situation qui semble avoir toujours moins d’issue. Kôpler invoque une vision humaniste du monde comme rempart contre la violence fasciste qui se rapproche. Confronté à la jeune actrice Angela, il dit : « Que représente notre passé si nous laissons tout tomber aussi facilement ? Les gens comme toi et moi doivent rester et prendre des risques. Qu’au moins ils nous jettent dehors. Ça, ce serait une démonstration. S’exposer aux risques est l’essence de notre métier ». Et ensuite : « Il n’y a qu’une chose que je sache bien faire, jouer. Dans ma langue. Ma langue maternelle. C’est la seule arme que nous ayons. Tu comprends ? » Et encore : « L’artiste vrai est autonome. Il se tient au-dessus de la mêlée de la vie quotidienne. Au-dessus de l’anecdotique. Il peut l’utiliser, bien entendu, comme matériau, comme source. Mais il n’en fait jamais partie. (…) Le talent est sans merci. Celui qui ne l’a pas, comme ce Niklas ? Il n’a qu’à se tirer. C’est pour le théâtre une question de force vitale, de pureté. Nous devons lutter jusqu’à notre dernier souffle contre les acteurs médiocres. C’est l’élément premier de notre vocation artistique ».
C’est cette attitude qui sera finalement fatale à Kôpler. Sa tentative de combattre la décadence de la langue en utilisant les grands textes de la littérature dramatique (Goethe, Shakespeare, Tchékhov) échoue lamentablement. Nous savons depuis que les tortionnaires des camps n’étaient pas insensibles aux vers de Goethe et à la musique de Beethoven. Kôpler devient la victime de son idéal esthétique d’un art qui se soustrait aux remous de la vie quotidienne. Il décline moralement parce qu’il n’ose plus s’impliquer dans le jeu. Durant toute la pièce, il a exprimé sa position au moyen des mots de la tradition. Ceci apparaît clairement dans la partie qui suit l’entracte, qui débute par un long montage de citations de la littérature dramatique. Lorsque, à la fin de la pièce, il est de nouveau confronté à la jeune actrice Angela, qui a également fui à l’étranger et revient alors, il ne parvient pas à se justifier avec « ses propres mots ». Il reste enfoncé dans une identité devenue vide : « Je veux dire… Je sens… (silence, il parcourt la salle des yeux) Je… (silence) ». La langue et la tradition littéraire sur lesquelles il appuyait son identité l’abandonnent ici fatalement. Kôpler a essayé de garder sa langue pure, dans l’enceinte du théâtre, protégé du monde extérieur. A‑t-il de ce fait, précisément, complètement perdu la langue et la possibilité de s’exprimer ? Est-ce la fissure qui est apparue entre son talent artistique d’acteur et son attitude morale d’homme qu’il ne peut plus combler et qui le rend muet ? Est-ce une illusion de penser que l’art pourrait endiguer le fascisme et l’extrémisme ? Ou Kôpler s’est-il simplement tenu trop à distance des évènements du quotidien ? Est-il malgré tout l’artiste dans sa tour d’ivoire qui pense que la beauté esthétique est la seule réponse à la faiblesse morale dans le monde ?
Deuxième volet : Wolfskers

