Ivo Van Hove, romantique caché

Ivo Van Hove, romantique caché

Le 13 Juil 2008

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THE TIMES they are a‑changing, chante Bob Dylan et Ivo trou­ve une forme qui m’enchante ! Venez donc décon­tract’ vous éclater sur scène, lisez à l’instant comme il la bousille (presque)

Six heures de Shake­speare à s’avaler avec des flashs info, et pas de cul des pris­es de bec en cos­tume ; dans les couliss­es la faim est muselée, des pâtes plein la bouche.

La mère de Mar­cus ou son fis­ton — qui est la meuf ?
Et les mono-dia­logues de Bru­tus (de Der­wig)!
Antoine ne joue qu’avec son corps
Mais, quand la scène n’est plus réservée qu’aux acteurs,

cet apaise­ment gâche presque mon plaisir : l’i‑n-t-e-r-m-i-n-a-b-l‑e a‑go-nie d’Antoine et de Cléo

(Eswé, vu le 19 août 2007, qua­tre trophées et deux tomates).

J’ai pioché la cri­tique publique ci-dessus dans Moose (www.moose.nl), la « revue virtuelle du théâtre néer­landais » sans aucune aspi­ra­tion à l’objectivité, où le pub­lic peut exprimer son avis sur une pro­duc­tion déter­minée et lui attribuer un cer­tain nom­bre de trophées ou de tomates. Cette cri­tique a pour objet ROMEINSE TRAGEDIES (TRAGÉDIES ROMAINES) de Ivo Van Hove, une pro­duc­tion marathon de six heures, qui a été créée le 17 juin 2007 au Hol­land fes­ti­val et que l’on a pu voir pour la pre­mière fois en Bel­gique au Kaaithe­ater le 13 sep­tem­bre 2007. Les rich­es niveaux de sig­ni­fi­ca­tion, la mise en con­texte aux inter­pré­ta­tions mul­ti­ples, la prodigieuse scéno­gra­phie et l’extraordinaire presta­tion des acteurs ont déjà fait couler beau­coup d’encre — je n’y reviendrai donc que briève­ment, pour une bonne com­préhen­sion de l’ensemble. Je veux pour ma part surtout traiter de l’« i‑n-t-e-r-m-i-n-a-b-l‑e a‑go-nie d’Antoine et Cléo », par­tant du con­stat que la dernière par­tie de la trilo­gie, à savoir Antoine et Cléopâtre, sus­cite un cer­tain malaise auprès du pub­lic et des cri­tiques. Après le Cori­olan plutôt sec et un Jules CÉSAR rhé­torique, cette his­toire d’amour, et par excel­lence l’ample lamen­to final de Cléopâtre (Chris Nietvelt) sem­ble ne pas cadr­er avec le reste. D’après moi, cela s’explique d’une part par une per­cep­tion trop sim­pliste du tra­vail de Van Hove, jugé « froid » (d’où la rup­ture créée par ce « glapisse­ment » — de l’avis de cer­tains spec­ta­teurs) ; d’autre part, je soupçonne Van Hove d’inscrire égale­ment sci­em­ment Antoine ET CLÉOPÂTRE dans un autre reg­istre que CORIOLAN ou JULES CÉSAR — une stratégie qui lui per­met de déplac­er le cen­tre de grav­ité de l’ensemble du cycle là où les cal­culs cèdent la place à la pas­sion. Parce que « l’art doit s’occuper du chaos »1 — Ivo Van Hove serait-il un roman­tique caché ?

Tragédies romaines

Je vais com­mencer par résumer suc­cincte­ment Tragédies romaines à l’intention de ceux qui auraient com­plète­ment zap­pé la précé­dente sai­son théâ­trale. Dans cette pro­duc­tion, Van Hove réu­nit trois tragédies délibéré­ment poli­tiques de Shake­speare : The Tragedy of Julius Cae­sar (1599), The Tragedy of Antony and Cleopa­tra (1607) et The Tragedy of Cori­olanus (1608), qui trait­ent toutes trois de la mod­i­fi­ca­tion des struc­tures poli­tiques dans une société à l’évolution rapi­de. À tra­vers cette suite de pièces enchaînées selon leur chronolo­gie interne (Shake­speare ne les a pas écrites sous forme de trilo­gie), nous voyons évoluer l’histoire, d’une oli­garchie (la société assise sur les Patriciens dans Cori­olan) vers une démoc­ra­tie répub­li­caine nais­sante (le pop­ulisme élé­men­taire de Jules César) avant le retour à une dic­tature (l’autocratie de fait d’Octave à la fin d’Antoine et Cléopâtre). Cette pro­gres­sion cou­vre quelques siè­cles et met à nu le con­traste per­sis­tant entre démoc­ra­tie et dic­tature, société et indi­vidu, vie publique et vie privée, ou, comme l’exprime Wouter Hillaert : « Que dire des indi­vidus qui grimpent à l’échelle de la démoc­ra­tie pour, une fois à son som­met, la sci­er sous eux ? »2
Servi sur un plateau pour les poli­to­logues, donc, mais aus­si nour­ri­t­ure pour les psy­cho­logues, car Van Hove souligne à divers­es repris­es que son analyse des grands mécan­ismes poli­tiques ne se dis­so­cie pas de l’individu au cœur de l’histoire. Dans un entre­tien, il a ain­si expliqué cette imbri­ca­tion : « l’intime et la grandeur, le micro et le macro, vont tou­jours de pair. Ce qui est beau, c’est juste­ment que les sit­u­a­tions de la vie privée ont une influ­ence sur la poli­tique mon­di­ale et inverse­ment. La façon dont ça se pro­duit, voilà ce qui m’intéresse au théâtre. »3 Et plus récem­ment encore, lors d’une con­férence à la Fon­da­tion Machi­av­el : « La croy­ance à une société réal­is­able est à l’origine de la poli­tique. La poli­tique est l’œuvre de l’homme, l’œuvre d’hommes qui croient qu’ils sont maîtres de leur pro­pre des­tin. » (cf. note¹) À cet égard, les titres des œuvres de Shake­speare méri­tent égale­ment l’attention : The Tragedy of… Cori­olan, Jules César ou Antoine et Cléopâtre sont les sujets d’une tragédie, d’un drame per­son­nel, du genre de ceux qui décapent — et pas seule­ment l’archétype d’un cer­tain type d’homme d’État ou un sym­bole du con­texte poli­tique dans lequel ils vivent.
L’enchevêtrement con­tinu des asso­ci­a­tions impersonnel/grandeur et identifiable/intime rend à mes yeux uni­versel le tra­vail de Van Hove : il est simul­tané­ment une vue d’ensemble et de détail. Out­re l’aspect politi­co-ana­ly­tique, les Tragédies romaines sont donc égale­ment empathiques, un con­cept auquel Van Hove accorde lui-même une grande impor­tance : « L’empathie est la plus belle chose qui existe. Quiconque peut se met­tre dans la peau d’un autre parvient à un juge­ment juste et ne part pas d’une con­cep­tion déjà exis­tante », (cf. note³) Je vais revenir sous peu à la sous-esti­ma­tion de ce dernier aspect dans son tra­vail.
La struc­ture séman­tique des Tragédies romaines établie dès le début a été arrangée par Van Hove et le scéno­graphe Jan Ver­sweyveld dans une mise en scène qui y ajoute au moins autant de niveaux. Le théâtre (des opéra­tions) est devenu un agréable coin d’émission-débat où le pub­lic se déplace en toute lib­erté. On trou­ve un bar avec des petits fours et des bois­sons, un point Inter­net, un coin lec­ture. Durant la représen­ta­tion, le pub­lic peut chang­er de fau­teuil (et de point de vue), aller de la scène à la salle, sor­tir fumer une cig­a­rette, même feuil­leter le jour­nal. Un jour­nal lumineux le main­tient au courant, non seule­ment du déroule­ment de la représen­ta­tion (« Encore cinq min­utes avant la mort de César ») mais aus­si des évène­ments « du dehors » (Pays-Bas/Croat­ie 3 – 0) — dans la mesure où on ne fait aucune dis­tinc­tion : ici, le monde n’est pas unique­ment une scène, le théâtre est aus­si le monde. Les scènes clés sont retrans­mis­es agrandies sur un écran, le drame en prime time. Les caméras sont partout. Le spec­ta­teur y est présent, mais peut égale­ment zap­per à sa guise, entre la salle, la poli­tique, la vie des gens qui en ce moment même s’aiment ou meurent en live. Par cha­cun de ses choix de mise en scène, Van Hove délivre un com­men­taire implaca­ble de la mon­di­al­i­sa­tion (y com­pris celle des émo­tions), de la puis­sance des médias et de leur influ­ence dan­gereuse sur le proces­sus déci­sion­nel poli­tique. Pour une plus large analyse, je vous ren­voie aux con­tri­bu­tions parues dans De Stan­daard, De Volk­skrant et TM4.

La prob­lé­ma­tique d’Antoine et Cléopâtre

L’intrigue. Après la mort de César, Octave, Lep­idus et Antoine se sont alliés pour for­mer un tri­umvi­rat. La pas­sion insen­sée d’Antoine pour la reine d’Égypte Cléopâtre l’attire vers l’Orient, loin de l’antre poli­tique de Rome où Octave est à l’affût de l’autocratie. Après la mort de son épouse légitime Ful­via, Antoine retourne à Rome, et, dans une ten­ta­tive de rétablir son hon­neur d’homme d’État romain et de fournir une preuve de sa loy­auté « à l’occident », il épouse la sœur d’Octave, Octavie. Mais le mariage fan­toche est de courte durée ; l’amour d’Antoine pour Cléopâtre est plus fort. Il s’ensuit une guerre civile dont Octave sort vain­queur des armées d’Antoine.

Dans un moment de colère, Antoine acculé désigne Cléopâtre pour cause de sa défaite, et souhaite sa mort. Ter­ri­fiée, elle s’enferme dans sa tombe et se fait pass­er pour morte, afin de regag­n­er l’amour d’Antoine. L’issue de son plan nous est bien con­nue : plongé dans le dés­espoir par la fausse annonce, Antoine se sui­cide — il ne veut pas vivre sans Cléopâtre. Alors qu’il se meurt, la méprise est per­cée à jour et le cou­ple se revoit une dernière fois. À la fin du lamen­to qui s’ensuit, Cléopâtre s’ôte égale­ment la vie, grâce à la mor­sure mortelle d’un ser­pent (amené vivant sur scène).
Dans la mise en scène de Van Hove, la mort des amoureux absorbe l’attention pen­dant une bonne heure. Sur­prenant, étant don­né que dans les par­ties précé­dentes, les per­son­nages — et pas des moin­dres — dépo­saient rapi­de­ment les armes, étaient immor­tal­isés dans un cliché à gros grains, et hop, ter­miné. Durant cette dernière heure, Chris Nietvelt et Hans Kest­ing ali­mentent pleine­ment l’émotion. Par con­séquent, cer­tains spec­ta­teurs et cri­tiques d’Antoine et Cléopâtre ressen­tent une rup­ture de style par rap­port aux deux par­ties précé­dentes :
« Les deux pre­mières pièces s’enchaînent bien, mais la dernière pièce s’y rac­croche un peu bizarrement » (« Jea­nine » sur Moose, cinq trophées)
« Quel bon­heur que la dernière par­tie détonne ain­si ! » (Anner­iek De Jong dans le NRC Han­dels­blad du 18 juin 2007, Snacks, lijken en video­tape op het Romeinse forum {Encas, cadavres et cas­settes vidéo sur le forum romain})

Les avis du pub­lic et de la presse sont partagés quant au suc­cès du con­tenu explicite­ment émo­tion­nel de cette « étrange pièce » :
« Dans le dernier volet sur Cléopâtre (…), tout ça devient plutôt pâteux » (J. Van Kessel sur le site pub­lic du TG Ams­ter­dam, deux étoiles et demie)
« Je n’avais jamais vu Chris Nietvelt aus­si forte qu’en Cléopâtre » (Steven Beers­mans sur le site pub­lic de deSin­gel)
« Peut-être que le seul point négatif est que ce volet traite du drame amoureux intime. Les amants ont besoin de beau­coup de temps pour accepter leur déclin ». (Geert Sels dans De Stan­daard du 13 sep­tem­bre 2007, Moord op de zetel naast je {Meurtre sur le fau­teuil voisin})
« Mais même la dernière heure avec une Chris Nietvelt pathé­tique n’affecte en rien le tour de force que Van Hove réalise ici ». (Wouter Hillaert dans De Mor­gen du 21 juin 2007)

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