De l’apocalypse à la crise

De l’apocalypse à la crise

Le 13 Nov 2005

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Dans la tra­di­tion occi­den­tale, l’apocalypse struc­ture une con­cep­tion de la fin qui implique une révéla­tion, comme l’indique l’étymologie du mot : « apoc­a­lypse » qui sig­ni­fie lit­térale­ment « révéla­tion » en grec. Ici et main­tenant, cette con­cep­tion de la fin, qui sup­pose l’affirmation d’un sens, sem­ble con­naître un affaib­lisse­ment qui repose sur une mise en ques­tion du mod­èle apoc­a­lyp­tique. L’imaginaire porté par l’Apoc­a­lypse de Jean est en effet indis­so­cia­ble d’une per­spec­tive escha­tologique désor­mais cor­rodée par le soupçon. Un réel soupçon se fait depuis longtemps enten­dre sur la scène de théâtre. Ain­si est-il à l’œuvre dès Le Roi Lear de Shake­speare, pièce fon­da­trice d’une tran­si­tion de l’apocalypse à la crise qui n’a cessé de se rejouer dans le théâtre du XXᵉ siè­cle, et qui résonne encore sur la scène con­tem­po­raine.

Le Roi Lear : un mod­èle ambigu

Dans la tragédie de Shake­speare, la pre­mière occur­rence de la didas­calie « Tou­jours l’orage »1, omniprésente dans le troisième acte, annonce l’émergence d’un imag­i­naire apoc­a­lyp­tique ambiva­lent, qui mêle croy­ances païennes et références chré­ti­ennes, dés­espoir et promesse de rédemp­tion. L’orage shake­spearien, qui survient dans la lande où Lear a été rejeté par l’ingratitude de ses filles, sem­ble d’abord refléter l’intériorité d’un per­son­nage men­acé par la folie. La réap­pari­tion du roi dans le nou­v­el espace que con­stitue la lande est pré­parée par le dis­cours d’un per­son­nage anonyme, qui asso­cie la fureur des élé­ments et celle de Lear. Le roi, « aux pris­es avec les élé­ments cour­roucés », seul avec le fou « qui par ses facéties tente d’exorciser les blessures de son cœur meur­tri », en appelle à la fin du monde : « il donne l’ordre aux vents d’engloutir la terre dans la mer »2. Ce dis­cours indi­rect, qui annonce la tonal­ité apoc­a­lyp­tique dom­i­nant le troisième acte du Roi Lear, est immé­di­ate­ment con­fir­mé par les impré­ca­tions déli­rantes du roi. Dès son entrée en scène, Lear asso­cie une descrip­tion hyper­bolique de l’orage à un désir de fin du monde :

Souf­flez, vents, à crev­er vos joues ! Faites rage ! Souf­flez !
Vous, trombes d’eau et déluges, jail­lis­sez
Jusqu’à inon­der nos clochers et noy­er leurs girou­ettes !
Vous, sul­fureux éclairs prompts comme la pen­sée,
Avant-cour­ri­ers de la foudre qui fend le chêne,
Brûlez ma tête blanche ! Et toi, ton­nerre, qui tout ébran­le,
Aplatis l’épaisse roton­dité du monde !
Fra­casse les moules de la nature, dis­perse d’un seul coup tous les ger­mes
Qui font l’homme ingrat3 !

C’est une apoc­a­lypse païenne, struc­turée par des représen­ta­tions du cos­mos héritées de l’Antiquité, que Lear appelle de ses vœux. À tra­vers le mod­èle pla­toni­cien d’un monde sphérique, et la con­cep­tion lucré­ci­enne d’une « nature » dont la matrice con­tient les « ger­mes » du monde, se des­sine un désas­tre privé de toute jus­ti­fi­ca­tion tran­scen­dante4. Au cours de la deux­ième scène du troisième acte, cette apoc­a­lypse païenne laisse pour­tant place à l’espoir d’un juge­ment dernier. Les références antiques qui mar­quent la pre­mière tirade de Lear s’effacent der­rière une pen­sée chré­ti­enne que ne saurait mas­quer l’apostrophe à une divinité plurielle :

Que les Dieux sou­verains,
Qui gar­dent ce ter­ri­ble tumulte au-dessus de nos têtes,
Dis­tinguent main­tenant leurs enne­mis. { … }
For­fait étroite­ment rec­los,
Cassez les murs qui vous dis­simu­lent, et deman­dez
La grâce de ces ter­ri­bles jus­ticiers. Pour moi, je suis
Plus vic­time du péché que pêcheur5.

Le lex­ique de la jus­tice, asso­cié à une référence au « péché », trans­forme la tem­pête en signe annon­ci­a­teur du Juge­ment dernier. Ain­si l’orage du Roi Lear mar­que-t-il, sinon l’avènement d’un univers intem­porel, du moins la pos­si­ble rédemp­tion d’un per­son­nage qui se déclare « plus vic­time du péché que pêcheur »6. Aus­si ne saurait-on dis­soci­er les images apoc­a­lyp­tiques que sus­cite l’orage du Roi Lear du ques­tion­nement d’un mod­èle de con­clu­sion qui appelle une révéla­tion finale. Si la tragédie de Shake­speare prend, selon la for­mule de Frank Ker­mode, « la suc­ces­sion de l’Apocalypse », c’est parce qu’elle met en scène « un monde sans fin »7, où le Juge­ment dernier que Lear appelle de ses vœux ne survient jamais.

Dans Le Roi Lear, tout tend vers une con­clu­sion qui n’advient jamais ; même la mort du per­son­nage de Lear est cru­elle­ment dif­férée. Au-delà de ce qui appa­raît comme le pire, il y a une souf­france qui est pire encore, et la fin, lorsqu’elle survient, n’est pas seule­ment plus effroy­able que tout ce que l’on pou­vait atten­dre : elle n’est que l’horreur de la Crise, non la Crise elle-même. La fin relève désor­mais de l’immanence ; la tragédie prend en charge les fig­ures de l’apocalypse, de la mort et du juge­ment, du par­adis et de l’enfer ; mais le monde per­dure entre les mains de sur­vivants épuisés8.

Cette lec­ture du Roi Lear met l’accent sur un dénoue­ment reje­tant hors du temps de la représen­ta­tion trag­ique le juge­ment dernier qui recon­naî­trait en Lear une « vic­time du péché ». La mort de Cordélia et la survie de son père vien­nent démen­tir l’espoir d’un dénoue­ment prov­i­den­tiel dont témoignait le délire apoc­a­lyp­tique de Lear : « est-ce là la fin promise ? »9, s’interroge ironique­ment Kent. Au désir d’une fin immi­nente que sus­ci­tait l’orage du troisième acte se sub­stitue l’image d’un monde en crise, où la fin elle-même est dev­enue impos­si­ble : Roi Lear, pour­suit Frank Ker­mode, est « la tragédie du sem­piter­nel » dans l’ordre du mal­heur10. Son analyse rend bien compte de la réplique finale de la tragédie, pronon­cée par Edgar « au son d’une marche funèbre » qui rap­pelle la mort de Cordélia :

Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir,
Exprimer ce que nous sen­tons, non ce qu’il faudrait dire.
Les plus vieux ont souf­fert le plus : nous les cadets
N’en ver­rons jamais tant, ni ne vivrons tant d’années11.

Edgar, « sur­vivant épuisé » d’un dénoue­ment annon­cé par l’orage du troisième acte, témoigne finale­ment de l’impossible affir­ma­tion d’un sens. L’orage du Roi Lear ne sus­cite ain­si l’imaginaire apoc­a­lyp­tique du spec­ta­teur que pour mieux décevoir son attente d’une fin sen­sée. La tragédie de Shake­speare pré­fig­ure en ce sens l’« apoc­a­lypse sans révéla­tion » que lit Philippe Iver­nel dans Bataille navale de Rein­hard Gœring12, et qui, au-delà du seul théâtre expres­sion­niste, sous-tend nom­bre de pièces du XXᵉ siè­cle.

Le théâtre, reflet d’un monde en crise ?

Julie Marie Parmentier et Michel Piccoli dans LE ROI LEAR de Shakespeare, mise en scène André Engel, Théâtre de l'Odéon Berthier, Paris, 2007. Photo Pascal Gély, Agence Bernand.
Julie Marie Par­men­tier et Michel Pic­coli dans LE ROI LEAR de Shake­speare, mise en scène André Engel, Théâtre de l’Odéon Berthi­er, Paris, 2007. Pho­to Pas­cal Gély, Agence Bernand.

Dans L’Illusion de la fin ou La Grève des événe­ments, Jean Bau­drillard décrit un « fan­tasme glob­al de cat­a­stro­phe [planant] sur le monde con­tem­po­rain »13. Der­rière la mul­ti­pli­ca­tion d’images évo­quant l’anéantissement de la planète, ou l’invasion de dis­cours sur les cat­a­stro­phes naturelles et tech­niques menaçant le monde con­tem­po­rain, se fait enten­dre un désir d’accomplissement immé­di­at de l’apocalypse dont Jean Bau­drillard dénonce la naïveté. De tels fan­tasmes apoc­a­lyp­tiques, écrit-il, seraient devenus illu­soires parce que la cat­a­stro­phe s’est déjà pro­duite, du moins virtuelle­ment, annu­lant la pos­si­bil­ité d’une fin du monde à venir : « il faut bien se faire défini­tive­ment à l’idée qu’il n’y a plus de fin, qu’il n’y aura plus de fin, que l’histoire elle-même est dev­enue inter­minable »14.

À l’argumentation que développe Jean Bau­drillard s’oppose la vision de la fin du monde dont se réclame Jean-Luc Nan­cy dans Le Sens du monde. Le philosophe récuse les images d’anéantissement de la planète qui ont envahi le dis­cours con­tem­po­rain pour leur sub­stituer une réflex­ion sur la « fin d’un régime de sens » où le monde pou­vait être pen­sé comme cos­mos, comme total­ité ordon­née :

Il n’y a plus de monde : plus de mundus, plus de cos­mos, plus d’ordonnance com­posée et com­plète à l’intérieur ou de l’intérieur de laque­lle trou­ver place, séjour, et les repères d’une ori­en­ta­tion. { … } Il n’y a plus d’Esprit du monde, ni d’histoire pour con­duire devant son tri­bunal. Autrement dit, il n’y a plus de sens du monde. { … } Nous le savons, nous savons que c’est la fin du monde et ce savoir n’a rien d’illusoire (ni de « fin de siè­cle » ou de « mil­lé­nar­iste »). Ceux qui s’évertuent à dénon­cer l’illusion que serait la pen­sée d’une « fin » ont rai­son con­tre ceux qui présen­tent la « fin » comme le cat­a­clysme ou comme l’apocalypse d’un anéan­tisse­ment. Une telle pen­sée est encore prise toute entière dans le régime d’un sens sig­nifi­ant, qu’il se pro­pose pour finir comme « non-sens » ou comme « révéla­tion »15.

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Écrit par helene kuntz
Hélène Kuntz est maître de con­férences en études théâ­trales à l’Université de la Sor­bonne Nou­velle – Paris 3....Plus d'info
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