Festival d’Avignon 2008 Les TRAGÉDIES ROMAINES d’Ivo van Hove : un événement

Festival d’Avignon 2008 Les TRAGÉDIES ROMAINES d’Ivo van Hove : un événement

Le 21 Nov 2008

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

« His­toriques, ces Tragédies romaines ! » dis­ais-je en sor­tant à Avi­gnon du Gym­nase Gérard Philipe. « Sub­limis­simes », relayait un ama­teur fer­vent. « Ça rend intel­li­gent », pour­suiv­ait un autre… Sur ce fond de con­fi­ance, la répu­ta­tion des Tragédies se dif­fu­sait, comme une traînée de poudre.

Ivo van Hove réu­nit dans un « cycle », reprenant le principe des « séries » télévi­suelles, les trois grands textes shake­speariens inspirés des guer­res et pas­sions romaines : Cori­olan, Jules César, Antoine et Cléopâtre. Il cherche, six heures durant, non pas tant à pro­pos­er une lec­ture des Tragédies — il s’inscrit explicite­ment dans la lignée de la « con­tem­po­ranéi­sa­tion » de Shake­speare ini­tiée par Jan Kott — mais à s’attaquer à une ques­tion plus insi­dieuse, essen­tielle et inédite : celle du regard actuel porté sur le poli­tique devenu notre quo­ti­di­en. Et pour y par­venir, il rompt, il déca­de­nasse le pacte de clô­ture, le pacte de sépa­ra­tion acteurs-spec­ta­teurs qui règne dans toute salle de théâtre.
La fron­tière per­siste, mais dev­enue poreuse, trace inopérante d’un ancien inter­dit, elle ne garde plus qu’une sim­ple valeur résidu­elle. Les spec­ta­teurs d’emblée sont con­viés sur le plateau pour con­som­mer, café, bière ou gâteaux, mais sur­pris par la brièveté de l’intervalle qui leur est accordée, ils y restent par­fois, tan­dis que d’autres, tou­jours dans la salle, n’ont pas quit­té leur place. Une incer­ti­tude s’instaure et, mal­gré elle, le réc­it des Tragédies s’engage et ensuite se pour­suit. Des spec­ta­teurs sont assignés sur le plateau, et, assis sur des canapés face à de petits écrans de télévi­sions, ils suiv­ent les événe­ments de la pièce alors que les autres, les spec­ta­teurs restés dans la salle, voient en direct le réc­it joué par des comé­di­ens qui adoptent la réserve d’un sub­til jeu ciné­matographique. En divisant ain­si le pub­lic, Ivo van Hove écarte la crispa­tion et le regard focal­isé pour instau­r­er une écoute flot­tante.
Non pas l’écoute du psy­ch­an­a­lyste des con­fes­sions du patient sur le divan mais l’écoute actuelle, exer­cée dans tant de foy­ers, où, sur les écrans jamais éteints, se déroulent et se suc­cè­dent, sans dis­con­ti­nu­ité, les sagas de nos temps mod­ernes. Elles n’appellent pas la con­cen­tra­tion de jadis et les jeunes ne craig­nent plus ni l’interruption, ni la dis­con­ti­nu­ité : une nou­velle écoute se fait jour. C’est ce que les Tragédies parvi­en­nent à met­tre en place : le regard actuel sur l’information. Ce n’est pas le dis­cours sur Shake­speare qui préoc­cupe ici en pre­mier, mais la muta­tion con­cer­nant la manière de recevoir l’Histoire. L’effet con­tem­po­rain provient de là et il est révéla­teur. L’Histoire n’a plus rien d’intimidant, nous sommes ses proches témoins, pas­sion­nés et/ou indif­férents.

Les Tragédies appor­tent une réponse nou­velle, mod­ulée et actu­al­isée à l’ancien pro­jet de la dis­tan­ci­a­tion, réduit à l’origine, chez Brecht, à une sim­ple alter­nance mécanique des mots et des chants. Cette fois-ci, elle fonc­tionne de manière flu­ide, con­stante, en per­me­t­tant tan­tôt l’éloignement tan­tôt l’émotion la plus vive sans procéder néan­moins à des rup­tures agres­sives et explicites. Dis­tan­ci­a­tion en mou­ve­ment, alter­nance dynamique d’implication et d’écart, con­struc­tion élaborée par cha­cun au sein du dis­posi­tif glob­al mis en place. Per­son­ne n’est pris­on­nier, à nous d’assumer la lib­erté qui nous est col­lec­tive­ment accordée. À nous, indi­vidu­elle­ment, de pren­dre les déci­sions.

Ivo van Hove accorde au spec­ta­teur le droit à la détente et aux plaisirs culi­naires que Brecht avait tant van­tés dans le théâtre ori­en­tal ou au… cabaret. L’exemple de Shake­speare peut être égale­ment invo­qué car au Théâtre du Globe aus­si on mangeait et on buvait. Ain­si ce qui sem­ble être sim­ple reprise de la con­duite du téléspec­ta­teur rejoint les mod­èles anciens sac­ri­fiés à la fin du XIXᵉ siè­cle par Wag­n­er. Ce spec­ta­cle ne nie pas le corps des spec­ta­teurs, mais ne fait pas non plus l’économie de leur intel­li­gence. Nulle loi, nulle autorité ne s’impose impéra­tive­ment au pub­lic. Rien n’est préétabli ici. « De mon regard, de ma place, je suis, moi, le spec­ta­teur, respon­s­able », vœu brechtien enfin exaucé. « J’appartiens à la com­mu­nauté du pub­lic tout en étant invité à inven­ter mon par­cours, à me pro­cur­er des plaisirs, à me déplac­er et à choisir ma place jamais attribuée à l’avance. Je ne suis plus spec­ta­teur soumis. »

Truf­fé de télés, de canapés et bor­dé d’un bar, le plateau per­met l’accès des spec­ta­teurs qui y sont invités tout autant que la prox­im­ité max­i­male avec les inter­prètes. Cette rela­tion intime pro­cure tou­jours une indé­ni­able fièvre : le voisi­nage avec le comé­di­en qui incar­ne le pro­tag­o­niste de l’histoire ne laisse pas indif­férent. « Comme j’ai été heureux de me trou­ver à côté de Bru­tus, ce Che Gue­vara de Rome ! » Mais ensuite, en changeant de place, en regar­dant de la salle, quelle sat­is­fac­tion d’épier le plateau sans pou­voir dis­tinguer aisé­ment les acteurs et les spec­ta­teurs. Ils se con­fondent presque. Leçon d’humilité pour les héros placés par­mi ces fig­u­rants de l’Histoire que nous sommes. Du dehors, rien ne nous départage. Quelle sub­tile ambiguïté !

Les Tragédies romaines invi­tent aus­si à pren­dre la mesure de l’écart entre l’acte et son écho médi­a­tique. Depuis Sel­l­ars et Cas­torf, la présence des cam­era­men sur le plateau, symp­tôme inven­torié de la moder­nité, ne sur­prend plus. Ici aus­si, une jeune femme capte le spec­ta­cle et place con­stam­ment les héros sous l’œil de la caméra. Leurs gestes et leur corps appa­rais­sent agran­dis sur l’écran aux pro­por­tions démesurées dressé en direc­tion de la salle aus­si bien que sur les petits écrans que peu­vent con­sul­ter les spec­ta­teurs dis­séminés sur le plateau. La retrans­mis­sion rend épique, dilate et agrandit la présence des pro­tag­o­nistes qui, de la salle, sont par­fois dif­fi­cile­ment repérables sur le plateau mais restent telle­ment vis­i­bles sur l’écran. Les héros en chair et en os dis­parais­sent par­mi les spec­ta­teurs. Nous ne savons plus tou­jours où ils se logent, tapis comme des ter­ror­istes dans les abris, mais la caméra est là pour les localis­er et iden­ti­fi­er leur présence. Nul moyen de lui échap­per. Ses pou­voirs sont démesurés. Ain­si les Tragédies révè­lent le rap­port entre la dimen­sion par­fois secrète, à peine déce­lable, d’un acte, d’un être et sa réso­nance énorme dans le monde, grâce aux médias.
Ain­si nous, spec­ta­teurs, nous sommes égale­ment les témoins du « local » minori­taire pro­pre au théâtre et du « plané­taire » pro­pre à la télévi­sion. Mais en même temps, insis­tons là-dessus, celle-ci dépend des actes accom­plis par des per­son­nages qui agis­sent, car lorsque le spec­ta­cle s’interrompt ponctuelle­ment, les écrans restent vides. Sans les humains, pas d’émission ! Signe dis­cret d’optimisme : nous sommes encore néces­saires. Ensuite, après de telles syn­copes, le théâtre peut mirac­uleuse­ment repren­dre et, de nou­veau, il ali­mente les médias. Quand même il leur faut tou­jours du vivant, même micro­scopique, dis­per­sé, caché.

Les Tragédies intè­grent la manière vio­lente avec laque­lle tombent les com­mu­niqués de presse et font défil­er à toute allure, comme en bas de l’écran de nos télévi­sions, les dates biographiques des per­son­nages défunts. Ces pré­ci­sions martelées comme les touch­es d’un clavier nerveux s’entremêlent avec les nou­velles les plus immé­di­ates, et ain­si la mort de César côtoie la dépêche con­cer­nant le soupçon d’« escro­querie » qui pèse sur Olmert que je pou­vais décou­vrir simul­tané­ment dans le quo­ti­di­en que, sur un fau­teuil, je feuil­letais d’un œil nég­ligeant. Nous sommes au cœur de l’Histoire de Rome et tout à la fois de l’actualité la plus brûlante. Les deux dia­loguent. Mais les Tragédies intro­duisent aus­si — fût-ce sur un mode ironique — le pou­voir div­ina­toire des ora­cles lorsqu’on informe la salle de la durée qui précède la mort de Cori­olan ou de Cléopâtre. Dans ce monde tech­nologique, les pré­dic­tions mys­térieuses per­durent encore. Nous savons que l’impératrice d’Égypte se sui­cidera dans cent qua­tre-vingts min­utes et Cori­olan sera assas­s­iné dans quinze.

Ici la guerre ne se voit pas. Comme la pre­mière guerre en Irak. L’évoque seule­ment le bruit pro­duit sous nos yeux par un bat­teur déchaîné. Pas de sang, pas de boue : Ivo van Hove fuit l’excès de matière si cher à la scène alle­mande ! Que des citoyens engagés, soigneuse­ment habil­lés, qui tombent sous les coups de butoir de l’Histoire. Ils ont par­lé dans des micros, ont défendu des valeurs ou ont brûlé d’amour — peu importe ! — ils finis­sent tous sur les pavés d’une rue, comme des mafieux criblés de balles. Fin dérisoire ampli­fiée par l’image que l’écran affiche avec une indif­férence cynique. Ce sont les vain­cus d’une guerre des gangs ! À l’exception du grand Antoine qu’Octave lui-même salue ! Cléopâtre et lui échap­per­ont aus­si à la pho­to de presse qui, avec une bru­tal­ité inouïe, rap­pelle ces cadavres que l’on retrou­ve à l’aube dans cer­taines rues sicili­ennes. Mort des héros, mort de mal­fai­teurs abat­tus !

Sur la scène, il y a un lieu inter­dit au pub­lic, un couloir où se trou­ve le plateau sur lequel on dépose des morts pour les pho­togra­phi­er et les faire dis­paraître. Le couloir de la mort… Il est réservé aux pro­tag­o­nistes de l’histoire tan­dis qu’à nous, spec­ta­teurs, le spec­ta­cle prodigue des con­signes sécu­ri­taires.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
5
Partager
Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
#99
mai 2025

Expériences de l’extrême

1 Jan 2009 — GEORGES BANU : Dans la logique d’un festival comme le festival de Liège, comment te situes-tu par rapport à cette…

GEORGES BANU : Dans la logique d’un fes­ti­val comme le fes­ti­val de Liège, com­ment te situes-tu par rap­port…

Par Bernard Debroux et Georges Banu
Précédent
20 Nov 2008 — YANNIC MANCEL : J’aimerais pour cet entretien que nous procédions en trois temps. D’abord que par un bref historique, le…

YANNIC MANCEL : J’aimerais pour cet entre­tien que nous procé­dions en trois temps. D’abord que par un bref his­torique, le plus sub­jec­tif pos­si­ble, vous nous rap­peliez l’histoire de La Bel­lone, cette « Mai­son du Spec­ta­cle,…

Par Yannic Mancel
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total