Ice ou le chant d’apocalypse de François Verret

Ice ou le chant d’apocalypse de François Verret

Le 17 Nov 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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« La glace est une métaphore qui opère à une mul­ti­plic­ité d’endroits : en soi, entre deux per­son­nes quelles qu’elles soient, entre deux amants ou bien à tra­vers une micro ou macro-société dans la perte d’empathie et la duplic­ité des com­porte­ments interindi­vidu­els. La glacia­tion est tan­gi­ble en poli­tique, en économie et dans bien d’autres domaines jusque dans les régions les plus intimes de nos vies. Elle cor­re­spond aujourd’hui à cette course absurde et effrénée vers le rien. C’est un geste com­pul­sif de vouloir échap­per à un temps de gra­tu­ité, de doute, de sur­prise, un temps non pro­gram­mé.

Notre tra­vail ne con­siste pas à fig­ur­er quoi que ce soit, mais à nous inter­roger en actes, devant l’imminence d’une cat­a­stro­phe :

Ice… so what ? Que faisons-nous de notre temps présent ? À quoi peut-on croire ? Pourquoi et com­ment tra­vers­er un plateau aujourd’hui ? Com­ment con­jur­er ne serait-ce qu’un peu la sen­sa­tion de glacia­tion men­tale que nous éprou­vons dans le monde où nous vivons… »
François Ver­ret, note de tra­vail du 15 mai 2007.

À la fin du pre­mier volet de La Divine Comédie, lorsque Dante, guidé par Vir­gile, pénètre dans le neu­vième et dernier cer­cle de l’Enfer (celui des traîtres), il y décou­vre un paysage de glace bat­tu par des vents per­pétuels et à jamais déserté par le soleil de l’amour divin. La pre­mière image qui s’impose au poète est celle d’un lac gelé où les damnés, sai­sis dans la glace, ont l’âme brûlée par le froid : leurs larmes mêmes, figées immé­di­ate­ment en cristaux, tan­tôt leur sont un poids sup­plé­men­taire sous lequel ils ploient, tan­tôt for­ment un rem­part qui les enferme et les aveu­gle. Au fond de cet enton­noir de cristal, Lucifer, pris­on­nier des glaces, bat rageuse­ment l’air de sa triple paire d’ailes, mais en vain : plus il déploie d’énergie dans la lutte, plus il accroît les vents froids qui ren­for­cent l’emprise de la glace sur lui. C’est sous le signe de ces images dan­tesques que j’aimerais d’abord plac­er le roman Ice d’Anna Kavan, et la dernière créa­tion du même titre de François Ver­ret qui en dérive.

Écrit en 1967, Ice (traduit par Neige en français) relève à la fois de la sci­ence-fic­tion, du roman d’aventures ou d’espionnage et du réc­it hal­lu­ciné d’un nar­ra­teur anonyme pris dans un état de fébril­ité qua­si per­ma­nent. Sur fond de cat­a­stro­phe immi­nente (celle d’une glacia­tion pro­gres­sive et inex­pliquée du monde), ce nar­ra­teur pour­suit obses­sion­nelle­ment une toute jeune femme, elle aus­si anonyme (a girl), qui appa­raît et dis­paraît d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, se soustrayant régulière­ment à sa présence et se dérobant sans cesse à son désir. Objet éro­tique de fan­tasmes sou­vent sado-masochistes, par­fois voyeuristes, elle est tan­tôt la com­pagne con­sen­tante, tan­tôt la proie, tan­tôt l’otage d’un autre per­son­nage mas­culin qui se présente sous des rôles dif­férents (gou­verneur, chef d’armée, de police ou de guéril­la), mais tou­jours comme l’incarnation d’un pou­voir absolu, vio­lent et irré­sistible. De plus, cette jeune femme qua­si albi­nos est dotée de toutes les car­ac­téris­tiques de la glace ou de la neige : trans­par­ente et froide, blanche et insai­siss­able, tran­chante et frag­ile à la fois.

Du mythe de l’apocalypse, le roman reprend le motif de la fin du monde sans toute­fois y join­dre la dimen­sion de la révéla­tion : le voile n’y est jamais levé sur les fins ultimes de cette destruc­tion (même si nom­bre de ter­mes du roman l’assimilent à une malé­dic­tion), pas plus que des expli­ca­tions d’ordre sci­en­tifique ou sur­na­turel n’y appa­rais­sent. Le mys­tère de ce proces­sus de glacia­tion reste donc entier. La dimen­sion vision­naire, en revanche, est bien présente dans le roman d’Anna Kavan, en un loin­tain écho des réc­its apoc­a­lyp­tiques dont celui de Jean con­stitue la ver­sion la plus con­nue. De manière déroutante, le nar­ra­teur du livre (« une imag­i­na­tion sous acide », selon Ver­ret) échoue sou­vent à organ­is­er claire­ment et logique­ment le réc­it, mêlant per­cep­tions et images rêvées :

« […] je songeais à la glace envahissant le monde, pro­je­tant son ombre de mort lente. Des falais­es de glace grondaient dans mes rêves, des défla­gra­tions hal­lu­ci­nantes ton­naient, des ice­bergs se fra­cas­saient, pro­je­tant d’énormes blocs dans le ciel comme des fusées. D’aveuglantes étoiles de glace bom­bar­daient le monde de rayons qui fis­sur­aient et péné­traient le sol, rem­plis­sant le noy­au de la terre de leur froid mor­tel, ren­forçant le froid de la glace qui avançait. Et tou­jours à la sur­face, l’indestructible masse de glace allait de l’avant, détru­isant implaca­ble­ment toute vie sur son chemin. J’avais un ter­ri­ble sen­ti­ment de hâte et d’urgence, il n’y avait pas de temps à per­dre et je per­dais du temps. C’était une course entre la glace et moi. »1

Le réc­it, riche de métaphores, présente régulière­ment des visions et des songes à l’interprétation prob­lé­ma­tique, mul­ti­plie les sym­bol­es et joue des énigmes posées sans indices de réso­lu­tion, même si, con­traire­ment aux visions et songes rap­portés dans L’Apocalypse de Jean ou le Livre de Daniel, aucune tran­scen­dance divine ne vient le fonder en vérité. Seul un épisode énig­ma­tique, présen­té par le nar­ra­teur plutôt comme un rêve ou une hal­lu­ci­na­tion, pour­rait com­porter cette dimen­sion. Parce qu’il a l’habitude d’écouter, pour trou­ver l’apaisement, le chant étrange et presque sur­na­turel des lémuriens, le nar­ra­teur reçoit un jour la vision d’un monde peu­plé d’êtres dotés d’une con­nais­sance supérieure. L’un de ces êtres s’adresse à lui dans la langue des lémuriens, prophé­tise la fin de la planète et l’extinction de la race humaine tout en lui offrant la pos­si­bil­ité d’être sauvé en se joignant à eux — choix que le nar­ra­teur refuse.

Du texte à la scène

Du roman apoc­a­lyp­tique d’Anna Kavan, qui ne con­ser­vait déjà plus du dis­cours mil­lé­nar­iste que les élé­ments d’une vision fasci­nante et glacée, han­tée par une quête amoureuse tou­jours déçue et tou­jours recom­mencée, François Ver­ret procède (comme il le fait générale­ment des textes qui ser­vent de sup­ports à ses créa­tions) à une décon­struc­tion et une réécri­t­ure vio­lem­ment sub­jec­tives, prê­tant au phénomène de glacia­tion de nou­velles con­no­ta­tions sym­bol­iques, sinon allé­goriques, pour appréhen­der les rap­ports humains dans la société d’aujourd’hui. Tan­dis qu’Anna Kavan entre­croise et super­pose les deux cat­a­stro­phes — celle de la glacia­tion de la planète et celle de la perte réitérée de la jeune fille par le nar­ra­teur-per­son­nage, les deux motifs décli­nant deux modal­ités de la destruc­tion (col­lec­tive et intime) — Ver­ret, lui, en priv­ilé­giant la cat­a­stro­phe intime provo­quée par la quête éper­due et destruc­trice de la jeune fille, opère par « opaci­fi­ca­tion du référent »2 et sug­gère dès lors une apoc­a­lypse aux con­tours beau­coup plus indéter­minés.

De fait, ce n’est pas l’idée d’apocalypse qui frappe immé­di­ate­ment le spec­ta­teur d’IcE, et moins encore l’image de la glace, tant paraît grand le chemin opéré de la lec­ture du roman à l’écriture scénique. Si François Ver­ret s’inspire régulière­ment d’œuvres lit­téraires3, il ne procède jamais à une véri­ta­ble adap­ta­tion et lim­ite la place du texte à quelques séries de phras­es emblé­ma­tiques et répéti­tives. Même s’il con­serve quelques séquences-clés du réc­it, toutes en anglais non sur­titrées en français, le choré­graphe choisit d’en boule­vers­er l’ordre logique et chronologique (déjà bien mal­mené dans le roman d’Anna Kavan), lais­sant libre cours aux glisse­ments et asso­ci­a­tions qui s’opèrent entre les dif­férentes com­posantes de la représen­ta­tion (dans­es, musique, voix, texte). Tan­dis que la struc­ture nar­ra­tive d’Ice repo­sait pour l’essentiel sur la répéti­tion-vari­a­tion infinie des sché­mas de la pour­suite, de la ren­con­tre et de la perte de l’objet fuyant du désir, Ver­ret éla­bore un spec­ta­cle qui décon­stru­it encore plus les quelques lignes de force du réc­it, opérant par frag­men­ta­tion et col­lage. Refu­sant d’être pris­on­nier de sa source lit­téraire, il « refab­rique un texte » qu’il dis­tribue entre deux inter­prètes puis­sam­ment sin­guliers : la can­ta­trice d’origine rwandaise Dorothée Mun­yaneza et le comé­di­en-chanteur et ven­tril­oque Gra­ham Valen­tine. Le rap­port au réc­it matriciel est celui d’un jeu de déri­va­tions ou de ren­verse­ments d’images, de repris­es de mots, de vari­a­tions à par­tir de noy­aux textuels, voire de bal­bu­tiements sur des phonèmes, tous ces élé­ments four­nissant la matière sonore, gestuelle ou imag­i­naire que les artistes s’approprient et inter­prè­tent libre­ment. Le roman d’Anna Kavan four­nit donc ici, comme à l’accoutumée, la matière à une expéri­men­ta­tion com­plexe à laque­lle se livrent, d’abord cha­cun de son côté, puis dans une mise en com­mun et une con­fronta­tion stim­u­lante, chaque artiste (danseurs, chanteurs, musi­cien) réu­ni par le choré­graphe met­teur en scène4.

Pour­tant, même si, à bien des égards, la créa­tion scénique se con­stru­it dans un écart rad­i­cal par rap­port au roman d’Anna Kavan, il me sem­ble intéres­sant d’examiner com­ment, mal­gré tout, Ver­ret réécrit Ice, et ceci pré­cisé­ment dans sa dimen­sion de réc­it apoc­a­lyp­tique. Je par­ti­rai de l’hypothèse suiv­ante : le spec­ta­cle Ice s’écrit, s’élabore comme un chant d’apocalypse. Par-delà le motif de la cat­a­stro­phe, thé­ma­tisé notam­ment par l’état d’urgence qui con­stitue l’une des lignes de force (ou l’un des fils directeurs) de ce spec­ta­cle, celui-ci con­serve à mon sens deux car­ac­téris­tiques essen­tielles du genre lit­téraire de l’apocalypse : la poétic­ité et l’énigme.

Comme un trou noir

Si François Ver­ret ne matéri­alise pas, sur le plateau du Théâtre Nation­al de Bre­tagne, la neige qui tombe qua­si con­tinû­ment dans le roman, pas plus qu’il ne con­cré­tise lit­térale­ment les innom­brables vari­a­tions lex­i­cales ou métaphoriques liées à l’expansion du froid, l’image de la glace qui men­ace de saisir, de figer le vivant est traitée ryth­mique­ment dans le spec­ta­cle par la danse des corps (mas­culins surtout) lorsque, avec frénésie, ils sem­blent lut­ter, se débat­tre, comme sai­sis par l’urgence avant de dis­paraître dans le noir. Mais surtout, de manière répéti­tive et obses­sion­nelle, sur tous les tons, jusqu’à sat­u­ra­tion sonore et épuise­ment de l’image, le choré­graphe extirpe du texte l’expression black hole (trou noir), qu’il met de manière récur­rente et insis­tante dans la bouche de son comé­di­en chanteur Gra­ham Valen­tine : « A black hole in a white face. » « Where did you see a black hole ? » « A black hole ? »

L’imaginaire du trou noir tel que le res­saisit François Ver­ret se charge de toute une série de valeurs, de tout un ensem­ble de fonc­tions. Alors que le roman est han­té par la blancheur (de la fille, de la glace), le spec­ta­cle, lui, se déroule la plu­part du temps dans la nuit du plateau. Tout se passe comme si la créa­tion choré­graphique était un pas­sage au noir, nous présen­tant le négatif pho­tographique des images du roman. De longs rideaux noirs, tels de grandes vagues ondu­lantes, tra­versent le plateau de cour à jardin, puis de jardin à cour, rap­pelant pour les lecteurs du livre l’avancée inex­orable des bar­rières de glace ou des mon­tagnes de neige qui envahissent les dif­férents con­ti­nents de la Terre. L’ombre pro­jetée de ces rideaux sur le grand écran de tulle plas­ti­fié, ten­du entre le pub­lic et la scène, leur con­fère un aspect encore plus inquié­tant.

Le procédé du pas­sage au noir s’étend jusqu’à la fig­ure fémi­nine du livre qui, par les fig­u­ra­tions mul­ti­ples qu’elle reçoit dans le spec­ta­cle (deux danseuses, l’une métisse, l’autre blanche, et une can­ta­trice noire, Dorothée Mun­yaneza), voit ses car­ac­téris­tiques physiques, jusqu’à ses effets de présence, changés en leur con­traire selon les volon­tés du choré­graphe met­teur en scène. En effet, la chanteuse, par sa voix chaude et puis­sante mais aus­si par sa présence char­nelle très affir­mée, donne beau­coup de force à cette image fémi­nine, inver­sant ain­si les car­ac­téri­sa­tions récur­rentes de cette dernière dans le roman : la pâleur d’une peau presque diaphane, le froid qui l’entoure, la blondeur presque trans­par­ente des cheveux, la vul­néra­bil­ité d’un corps mince, fuyant, tou­jours prêt à se rompre.

Sur ce plateau changé en trou noir, il est dif­fi­cile de dis­tinguer l’espace scénique des corps qui s’y meu­vent, comme égarés dans un univers sans cadre, sans lim­ite, sans repère : ces fig­ures dansantes, à peine éclairées, sont engluées dans une obscu­rité qui sem­ble vouloir les avaler. Ou bien, lorsqu’elles nous appa­rais­sent claire­ment dans un rond ou un rec­tan­gle lumineux, c’est comme enfer­mées dans un espace très lim­ité au sein duquel elles se débat­tent et s’agitent fiévreuse­ment avant de dis­paraître avec l’extinction de la lumière. Toute­fois, cer­taines images fan­tas­ma­tiques liées à la fille sont réin­vesties par la choré­gra­phie, de manière plus ou moins lit­térale, mais dans une suc­ces­sion plus chao­tique encore que dans le livre. Les obses­sions du per­son­nage prin­ci­pal et ses états de manque appa­rais­sent ain­si exac­er­bés, pour déplac­er, de manière plus affir­mée encore que dans l’écriture de Kavan, me sem­ble-t-il, l’idée d’apocalypse du monde extérieur vers le monde intérieur du nar­ra­teur.

Entre apoc­a­lypse extérieure et apoc­a­lypse intérieure

Si les danseuses ou la chanteuse com­posent des fig­ures féminines assez stéréo­typées au pre­mier abord (sil­hou­ette vêtue d’une mini-robe pail­letée et d’un man­teau de four­rure court, ou bien fig­ure coif­fée d’une per­ruque d’un blond pla­tine se tré­mous­sant sur une table de bar), le traite­ment scénique des sit­u­a­tions dans lesquelles elles sont pris­es crée de l’étrangeté, voire du malaise. La danseuse métisse, les yeux bandés, est prise au piège d’un cer­cle for­mé par des rideaux noirs qui s’animent d’un mou­ve­ment cir­cu­laire de plus en plus rapi­de, impul­sé par l’un des danseurs qui les entraîne dans sa course, tan­dis qu’à tâtons elle s’agite de plus en plus pour trou­ver la sor­tie de cette prison de velours. L’image scénique con­cré­tise-t-elle ain­si, en négatif, celle des murailles de glace qui vont bien­tôt se refer­mer sur le monde et détru­ire l’humanité, ou bien ne traduit-elle pas plutôt le fan­tasme de pos­ses­sion d’un esprit malade, obsédé par une femme qui le repousse ?

La sec­onde danseuse, elle aus­si vêtue d’une robe à pail­lettes, se trou­ve pour sa part con­finée dans un étroit rec­tan­gle de lumière : alors que vien­nent s’aligner sur le bord du rec­tan­gle trois hommes vêtus à l’identique de cos­tumes-cra­vates gris, por­tant sur leur torse une petite lampe de poche qu’ils braque­nt vers elle tel un œil­leton de peep-show, sa danse prend la forme d’une série de con­tor­sions au sol, la réduisant à l’état d’une poupée désar­tic­ulée par Hans Bellmer.

Le fan­tasme de manip­u­la­tion est poussé plus loin encore au cours du spec­ta­cle, par exem­ple grâce à l’intrusion d’une véri­ta­ble poupée, sum­mum de la fille entière­ment soumise aux désirs de l’homme. En fond de scène, un écran d’une blancheur écla­tante appa­raît : l’ombre d’un homme y est pro­jetée, il tient quelque chose dans ses bras. Il piv­ote légère­ment, on dis­tingue d’abord un talon aigu­ille, puis une jambe et une tête. Le corps qu’il tient sem­ble endor­mi, mais quand il com­mence à le redress­er et à lui don­ner, comme par jeu, toutes sortes de pos­tures, on devine qu’il s’agit d’une poupée de femme grandeur nature. Le rap­port éro­tique entre l’homme et son jou­et va jusqu’à la destruc­tion, cette fois-ci mise en scène par la danse et le son. Le nar­ra­teur, qu’interprète Gra­ham Valen­tine, s’attarde sur son désir de bris­er les os de cette femme, de les enten­dre cra­quer : le mot bones, scan­dé par le chanteur, est repris par la chanteuse pour devenir pure matière sonore et ryth­mique. Accom­pa­g­née d’une série de claque­ments de doigts de Dorothée Mun­yaneza, évo­ca­teurs du bruit des os qui se brisent, une des danseuses sem­ble impro­vis­er une série de mou­ve­ments sac­cadés, don­nant à son tour l’image d’un squelette qui se bris­erait, un os après l’autre.

Cha­cun des artistes d’ICE se trou­ve ain­si comme isolé dans son pro­pre espace-temps. Les deux seules voix qui reten­tis­sent, mais qui se font plus sou­vent écho qu’elles ne se répon­dent véri­ta­ble­ment dans un dia­logue con­stru­it, sont celles de Dorothée Mun­yaneza (The Girl) et celle de Gra­ham F. Valen­tine (le nar­ra­teur). Celui-ci se déplace sur le plateau, appa­raît et dis­paraît sou­vent avec une petite con­sole devant lui, sur laque­lle sont posées trois fig­urines à l’effigie des per­son­nages du roman. Par sa posi­tion de sur­plomb, le nar­ra­teur com­bine ain­si les regards du voyeur, du démi­urge et de l’enfant. Et c’est aus­si pour François Ver­ret une autre façon de met­tre en scène l’état d’urgence et de décom­po­si­tion du monde, lié à la cat­a­stro­phe immi­nente. Jouant sans cesse sur la fron­tière entre apoc­a­lypse extérieure et apoc­a­lypse intérieure, le choré­graphe parvient à traduire sur le plateau le regard du nar­ra­teur dans le livre, met­tant en scène ses pro­pres visions déli­rantes.

À par­tir de l’idée de trou noir du plateau, Ver­ret exhibe les visions, les appari­tions et dis­pari­tions d’images, de fan­tasmes, et mon­tre le proces­sus créa­teur d’une imag­i­na­tion vision­naire (celle du nar­ra­teur), se déploy­ant en rêver­ies apoc­a­lyp­tiques. Ici, créa­tion et destruc­tion du monde ne sont qu’une seule et même man­i­fes­ta­tion d’énergie. Et Ver­ret nous invite, en tant que spec­ta­teurs, à entr­er dans ce jeu d’un monde voué à la cat­a­stro­phe immi­nente alors même qu’il naît sous nos yeux, d’un cou­ple qui n’arrive pas à se con­stituer parce que les pôles féminins et mas­culins se heur­tent, s’échangent ou se détru­isent sitôt qu’ils se ren­con­trent. Le rap­port dom­i­nant / dom­iné se ren­verse, parce qu’à la man­i­fes­ta­tion de la présence pleine de la femme suc­cède tou­jours le noir, le vide, le manque.

Un « con­cert trash » ?

Plus le vide, le manque, la perte tra­vail­lent le spec­ta­cle, plus sa matière sonore s’enrichit, se den­si­fie et se com­plex­i­fie. L’énigme du spec­ta­cle est en grande par­tie obtenue par la sat­u­ra­tion des effets musi­caux, la super­po­si­tion déroutante de couch­es sonores. À plusieurs niveaux, la per­cep­tion du spec­ta­teur d’IcE se trou­ble : non seule­ment les images scéniques lui appa­rais­sent con­tinû­ment à tra­vers un voile, mais encore son oreille est forte­ment décon­certée. Plus les signes se mul­ti­plient, plus les sen­sa­tions devi­en­nent ambiguës, le sens se brouille. Tis­sage com­plexe de per­cep­tions visuelles et audi­tives, IcE est une révéla­tion pour le spec­ta­teur, mais une révéla­tion qui ouvre sur une énigme, sur une mul­ti­plic­ité d’interprétations con­cur­rentes, sur un obscur­cisse­ment, une opac­ité du sens : apoc­a­lypse inverse, puisqu’elle ne révèle pas la vérité ultime de l’ordre divin, mais dit le chaos né du désor­dre humain.

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Écrit par Carole Guidicelli
Car­ole Guidi­cel­li enseigne à l’Université de Caen. Sa thèse de doc­tor­at, dirigée par Georges Banu, a été con­sacrée...Plus d'info
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