Ice ou le chant d’apocalypse de François Verret

Ice ou le chant d’apocalypse de François Verret

Le 17 Nov 2008
Alessandro Bernardeschi, Mitia Fedotenko, Dorothée Ningabiere Munyaneza, Marta Izquierdo Munoz, Anna Hedman, Graham Valentine dans ICE, d'après Anna Kavan mise en scène François Verret, Théâtre National de Bretagne, 2008. Photo Brigitte Enguerand
Alessandro Bernardeschi, Mitia Fedotenko, Dorothée Ningabiere Munyaneza, Marta Izquierdo Munoz, Anna Hedman, Graham Valentine dans ICE, d'après Anna Kavan mise en scène François Verret, Théâtre National de Bretagne, 2008. Photo Brigitte Enguerand

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Alessandro Bernardeschi, Mitia Fedotenko, Dorothée Ningabiere Munyaneza, Marta Izquierdo Munoz, Anna Hedman, Graham Valentine dans ICE, d'après Anna Kavan mise en scène François Verret, Théâtre National de Bretagne, 2008. Photo Brigitte Enguerand
Alessandro Bernardeschi, Mitia Fedotenko, Dorothée Ningabiere Munyaneza, Marta Izquierdo Munoz, Anna Hedman, Graham Valentine dans ICE, d'après Anna Kavan mise en scène François Verret, Théâtre National de Bretagne, 2008. Photo Brigitte Enguerand
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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
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La glace est une métaphore qui opère à une mul­ti­plic­ité d’endroits : en soi, entre deux per­son­nes quelles qu’elles soient, entre deux amants ou bien à tra­vers une micro ou macro-société dans la perte d’empathie et la duplic­ité des com­porte­ments interindi­vidu­els. La glacia­tion est tan­gi­ble en poli­tique, en économie et dans bien d’autres domaines jusque dans les régions les plus intimes de nos vies. Elle cor­re­spond aujourd’hui à cette course absurde et effrénée vers le rien. C’est un geste com­pul­sif de vouloir échap­per à un temps de gra­tu­ité, de doute, de sur­prise, un temps non pro­gram­mé.

Notre tra­vail ne con­siste pas à fig­ur­er quoi que ce soit, mais à nous inter­roger en actes, devant l’imminence d’une cat­a­stro­phe :

Ice… so what ? Que faisons-nous de notre temps présent ? À quoi peut-on croire ? Pourquoi et com­ment tra­vers­er un plateau aujourd’hui ? Com­ment con­jur­er ne serait-ce qu’un peu la sen­sa­tion de glacia­tion men­tale que nous éprou­vons dans le monde où nous vivons… »
François Ver­ret, note de tra­vail du 15 mai 2007.

À la fin du pre­mier volet de La Divine Comédie, lorsque Dante, guidé par Vir­gile, pénètre dans le neu­vième et dernier cer­cle de l’Enfer (celui des traîtres), il y décou­vre un paysage de glace bat­tu par des vents per­pétuels et à jamais déserté par le soleil de l’amour divin. La pre­mière image qui s’impose au poète est celle d’un lac gelé où les damnés, sai­sis dans la glace, ont l’âme brûlée par le froid : leurs larmes mêmes, figées immé­di­ate­ment en cristaux, tan­tôt leur sont un poids sup­plé­men­taire sous lequel ils ploient, tan­tôt for­ment un rem­part qui les enferme et les aveu­gle. Au fond de cet enton­noir de cristal, Lucifer, pris­on­nier des glaces, bat rageuse­ment l’air de sa triple paire d’ailes, mais en vain : plus il déploie d’énergie dans la lutte, plus il accroît les vents froids qui ren­for­cent l’emprise de la glace sur lui. C’est sous le signe de ces images dan­tesques que j’aimerais d’abord plac­er le roman Ice d’Anna Kavan, et la dernière créa­tion du même titre de François Ver­ret qui en dérive.

Écrit en 1967, Ice (traduit par Neige en français) relève à la fois de la sci­ence-fic­tion, du roman d’aventures ou d’espionnage et du réc­it hal­lu­ciné d’un nar­ra­teur anonyme pris dans un état de fébril­ité qua­si per­ma­nent. Sur fond de cat­a­stro­phe immi­nente (celle d’une glacia­tion pro­gres­sive et inex­pliquée du monde), ce nar­ra­teur pour­suit obses­sion­nelle­ment une toute jeune femme, elle aus­si anonyme (a girl), qui appa­raît et dis­paraît d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, se soustrayant régulière­ment à sa présence et se dérobant sans cesse à son désir. Objet éro­tique de fan­tasmes sou­vent sado-masochistes, par­fois voyeuristes, elle est tan­tôt la com­pagne con­sen­tante, tan­tôt la proie, tan­tôt l’otage d’un autre per­son­nage mas­culin qui se présente sous des rôles dif­férents (gou­verneur, chef d’armée, de police ou de guéril­la), mais tou­jours comme l’incarnation d’un pou­voir absolu, vio­lent et irré­sistible. De plus, cette jeune femme qua­si albi­nos est dotée de toutes les car­ac­téris­tiques de la glace ou de la neige : trans­par­ente et froide, blanche et insai­siss­able, tran­chante et frag­ile à la fois.

Du mythe de l’apocalypse, le roman reprend le motif de la fin du monde sans toute­fois y join­dre la dimen­sion de la révéla­tion : le voile n’y est jamais levé sur les fins ultimes de cette destruc­tion (même si nom­bre de ter­mes du roman l’assimilent à une malé­dic­tion), pas plus que des expli­ca­tions d’ordre sci­en­tifique ou sur­na­turel n’y appa­rais­sent. Le mys­tère de ce proces­sus de glacia­tion reste donc entier. La dimen­sion vision­naire, en revanche, est bien présente dans le roman d’Anna Kavan, en un loin­tain écho des réc­its apoc­a­lyp­tiques dont celui de Jean con­stitue la ver­sion la plus con­nue. De manière déroutante, le nar­ra­teur du livre (« une imag­i­na­tion sous acide », selon Ver­ret) échoue sou­vent à organ­is­er claire­ment et logique­ment le réc­it, mêlant per­cep­tions et images rêvées :

« […] je songeais à la glace envahissant le monde, pro­je­tant son ombre de mort lente. Des falais­es de glace grondaient dans mes rêves, des défla­gra­tions hal­lu­ci­nantes ton­naient, des ice­bergs se fra­cas­saient, pro­je­tant d’énormes blocs dans le ciel comme des fusées. D’aveuglantes étoiles de glace bom­bar­daient le monde de rayons qui fis­sur­aient et péné­traient le sol, rem­plis­sant le noy­au de la terre de leur froid mor­tel, ren­forçant le froid de la glace qui avançait. Et tou­jours à la sur­face, l’indestructible masse de glace allait de l’avant, détru­isant implaca­ble­ment toute vie sur son chemin. J’avais un ter­ri­ble sen­ti­ment de hâte et d’urgence, il n’y avait pas de temps à per­dre et je per­dais du temps. C’était une course entre la glace et moi. »1

Le réc­it, riche de métaphores, présente régulière­ment des visions et des songes à l’interprétation prob­lé­ma­tique, mul­ti­plie les sym­bol­es et joue des énigmes posées sans indices de réso­lu­tion, même si, con­traire­ment aux visions et songes rap­portés dans L’Apocalypse de Jean ou le Livre de Daniel, aucune tran­scen­dance divine ne vient le fonder en vérité. Seul un épisode énig­ma­tique, présen­té par le nar­ra­teur plutôt comme un rêve ou une hal­lu­ci­na­tion, pour­rait com­porter cette dimen­sion. Parce qu’il a l’habitude d’écouter, pour trou­ver l’apaisement, le chant étrange et presque sur­na­turel des lémuriens, le nar­ra­teur reçoit un jour la vision d’un monde peu­plé d’êtres dotés d’une con­nais­sance supérieure. L’un de ces êtres s’adresse à lui dans la langue des lémuriens, prophé­tise la fin de la planète et l’extinction de la race humaine tout en lui offrant la pos­si­bil­ité d’être sauvé en se joignant à eux — choix que le nar­ra­teur refuse.

Du texte à la scène

Du roman apoc­a­lyp­tique d’Anna Kavan, qui ne con­ser­vait déjà plus du dis­cours mil­lé­nar­iste que les élé­ments d’une vision fasci­nante et glacée, han­tée par une quête amoureuse tou­jours déçue et tou­jours recom­mencée, François Ver­ret procède (comme il le fait générale­ment des textes qui ser­vent de sup­ports à ses créa­tions) à une décon­struc­tion et une réécri­t­ure vio­lem­ment sub­jec­tives, prê­tant au phénomène de glacia­tion de nou­velles con­no­ta­tions sym­bol­iques, sinon allé­goriques, pour appréhen­der les rap­ports humains dans la société d’aujourd’hui. Tan­dis qu’Anna Kavan entre­croise et super­pose les deux cat­a­stro­phes — celle de la glacia­tion de la planète et celle de la perte réitérée de la jeune fille par le nar­ra­teur-per­son­nage, les deux motifs décli­nant deux modal­ités de la destruc­tion (col­lec­tive et intime) — Ver­ret, lui, en priv­ilé­giant la cat­a­stro­phe intime provo­quée par la quête éper­due et destruc­trice de la jeune fille, opère par « opaci­fi­ca­tion du référent »2 et sug­gère dès lors une apoc­a­lypse aux con­tours beau­coup plus indéter­minés.

De fait, ce n’est pas l’idée d’apocalypse qui frappe immé­di­ate­ment le spec­ta­teur d’ICE, et moins encore l’image de la glace, tant paraît grand le chemin opéré de la lec­ture du roman à l’écriture scénique. Si François Ver­ret s’inspire régulière­ment d’œuvres lit­téraires3, il ne procède jamais à une véri­ta­ble adap­ta­tion et lim­ite la place du texte à quelques séries de phras­es emblé­ma­tiques et répéti­tives. Même s’il con­serve quelques séquences-clés du réc­it, toutes en anglais non sur­titrées en français, le choré­graphe choisit d’en boule­vers­er l’ordre logique et chronologique (déjà bien mal­mené dans le roman d’Anna Kavan), lais­sant libre cours aux glisse­ments et asso­ci­a­tions qui s’opèrent entre les dif­férentes com­posantes de la représen­ta­tion (dans­es, musique, voix, texte). Tan­dis que la struc­ture nar­ra­tive d’Ice repo­sait pour l’essentiel sur la répéti­tion-vari­a­tion infinie des sché­mas de la pour­suite, de la ren­con­tre et de la perte de l’objet fuyant du désir, Ver­ret éla­bore un spec­ta­cle qui décon­stru­it encore plus les quelques lignes de force du réc­it, opérant par frag­men­ta­tion et col­lage. Refu­sant d’être pris­on­nier de sa source lit­téraire, il « refab­rique un texte » qu’il dis­tribue entre deux inter­prètes puis­sam­ment sin­guliers : la can­ta­trice d’origine rwandaise Dorothée Mun­yaneza et le comé­di­en-chanteur et ven­tril­oque Gra­ham Valen­tine. Le rap­port au réc­it matriciel est celui d’un jeu de déri­va­tions ou de ren­verse­ments d’images, de repris­es de mots, de vari­a­tions à par­tir de noy­aux textuels, voire de bal­bu­tiements sur des phonèmes, tous ces élé­ments four­nissant la matière sonore, gestuelle ou imag­i­naire que les artistes s’approprient et inter­prè­tent libre­ment. Le roman d’Anna Kavan four­nit donc ici, comme à l’accoutumée, la matière à une expéri­men­ta­tion com­plexe à laque­lle se livrent, d’abord cha­cun de son côté, puis dans une mise en com­mun et une con­fronta­tion stim­u­lante, chaque artiste (danseurs, chanteurs, musi­cien) réu­ni par le choré­graphe met­teur en scène4.

Pour­tant, même si, à bien des égards, la créa­tion scénique se con­stru­it dans un écart rad­i­cal par rap­port au roman d’Anna Kavan, il me sem­ble intéres­sant d’examiner com­ment, mal­gré tout, Ver­ret réécrit Ice, et ceci pré­cisé­ment dans sa dimen­sion de réc­it apoc­a­lyp­tique. Je par­ti­rai de l’hypothèse suiv­ante : le spec­ta­cle Ice s’écrit, s’élabore comme un chant d’apocalypse. Par-delà le motif de la cat­a­stro­phe, thé­ma­tisé notam­ment par l’état d’urgence qui con­stitue l’une des lignes de force (ou l’un des fils directeurs) de ce spec­ta­cle, celui-ci con­serve à mon sens deux car­ac­téris­tiques essen­tielles du genre lit­téraire de l’apocalypse : la poétic­ité et l’énigme.

Comme un trou noir

Si François Ver­ret ne matéri­alise pas, sur le plateau du Théâtre Nation­al de Bre­tagne, la neige qui tombe qua­si con­tinû­ment dans le roman, pas plus qu’il ne con­cré­tise lit­térale­ment les innom­brables vari­a­tions lex­i­cales ou métaphoriques liées à l’expansion du froid, l’image de la glace qui men­ace de saisir, de figer le vivant est traitée ryth­mique­ment dans le spec­ta­cle par la danse des corps (mas­culins surtout) lorsque, avec frénésie, ils sem­blent lut­ter, se débat­tre, comme sai­sis par l’urgence avant de dis­paraître dans le noir. Mais surtout, de manière répéti­tive et obses­sion­nelle, sur tous les tons, jusqu’à sat­u­ra­tion sonore et épuise­ment de l’image, le choré­graphe extirpe du texte l’expression black hole (trou noir), qu’il met de manière récur­rente et insis­tante dans la bouche de son comé­di­en chanteur Gra­ham Valen­tine : « A black hole in a white face. » « Where did you see a black hole ? » « A black hole ? »

L’imaginaire du trou noir tel que le res­saisit François Ver­ret se charge de toute une série de valeurs, de tout un ensem­ble de fonc­tions. Alors que le roman est han­té par la blancheur (de la fille, de la glace), le spec­ta­cle, lui, se déroule la plu­part du temps dans la nuit du plateau. Tout se passe comme si la créa­tion choré­graphique était un pas­sage au noir, nous présen­tant le négatif pho­tographique des images du roman. De longs rideaux noirs, tels de grandes vagues ondu­lantes, tra­versent le plateau de cour à jardin, puis de jardin à cour, rap­pelant pour les lecteurs du livre l’avancée inex­orable des bar­rières de glace ou des mon­tagnes de neige qui envahissent les dif­férents con­ti­nents de la Terre. L’ombre pro­jetée de ces rideaux sur le grand écran de tulle plas­ti­fié, ten­du entre le pub­lic et la scène, leur con­fère un aspect encore plus inquié­tant.

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Écrit par Carole Guidicelli
Car­ole Guidi­cel­li enseigne à l’Université de Caen. Sa thèse de doc­tor­at, dirigée par Georges Banu, a été con­sacrée...Plus d'info
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