La scène de Daniel Mesguich, entre spectacularité et spectralité

La scène de Daniel Mesguich, entre spectacularité et spectralité

Le 7 Nov 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Expéri­ence ultime de l’inconnu et de l’altérité, la mort est cor­rélée à toutes les inter­ro­ga­tions d’ordre éthique et ontologique. Impens­able, infig­urable, la mort est con­stam­ment réin­ter­rogée, et cha­cune des cat­a­stro­phes de l’Histoire s’accompagne de remis­es en ques­tion et de renou­velle­ments esthé­tiques. Ain­si, les pro­pos d’Adorno selon lesquels « après Auschwitz, c’est un acte de bar­barie que d’écrire un poème »1 ont eu une réso­nance par­ti­c­ulière : la mon­stru­osité et la grav­ité des temps ont pro­gres­sive­ment engen­dré un ban­nisse­ment du rire et du beau.

La lit­téra­ture ou le théâtre doivent désor­mais témoign­er des atroc­ités passées. Dans le Dom Juan mon­té à l’Athénée par Daniel Mes­guich (2004), par exem­ple, les fils de l’Histoire se tis­sent avec la scène 3 de l’acte IV où inter­vient Mon­sieur Dimanche : la lueur des flam­beaux et les sif­flets de trains rap­pel­lent la Shoah. Le met­teur en scène jus­ti­fie ses choix en soulig­nant que le nom même du per­son­nage, son refus de partager toute nour­ri­t­ure avec le héros ain­si que sa qual­ité d’usurier lui per­me­t­tent – que telle ait été, ou non, « l’intention » de Molière – de faire de Mon­sieur Dimanche un Juif.

La mort occupe une place de pre­mier plan dans les travaux des philosophes « post-mod­ernes », à l’instar de Jacques Der­ri­da ou de Mau­rice Blan­chot, avec lesquels dia­logue Daniel Mes­guich. Son tra­vail, qui s’inscrit dans la lignée de celui d’Antoine Vitez, lui a per­mis de s’interroger à de mul­ti­ples repris­es sur la représen­ta­tion de la mort, et sur l’invisible masqué par le vis­i­ble. Der­ri­da définit ain­si le spec­tre : « On ne sait pas si c’est vivant ou si c’est mort – ou voilà, là-bas, une chose innom­ma­ble ou presque : quelque chose, encore quelque chose et quelqu’un, quiconque ou quel­conque […] »2. Son statut, entre vie et mort, ici et ailleurs, est indé­cid­able.

La représen­ta­tion des spec­tres : don­ner une forme à l’informe

Daniel Mes­guich a mon­té Ham­let à trois repris­es et selon deux tra­duc­tions dif­férentes, cha­cune pro­posée par Michel Vit­toz. Dans sa dernière mise en scène, présen­tée à La Métaphore de Lille en 1997, l’accent est mis sur le para­doxe tem­porel engen­dré par l’apparition du spec­tre. Le dis­posi­tif scénique per­met la coex­is­tence de deux mon­des, celui des morts et celui des vivants, tous deux séparés par une fron­tière extrême­ment mince, mais théorique­ment infran­chiss­able. Lorsque le fan­tôme fait son appari­tion, la scène se fis­sure et le ton­nerre s’accompagne d’éclairs lumineux. Une fausse vit­re3, qui fait écran et miroir, sur­git de son cen­tre. Elle représente métaphorique­ment la mort, puisque, comme le souligne Michel Fou­cault, « mourir ne se localise jamais dans l’épaisseur d’aucun moment, mais de sa pointe mobile partage infin­i­ment le plus bref instant ; mourir est plus petit encore que le moment de le penser ; et, de part et d’autre de cette fente sans épais­seur, mourir indéfin­i­ment se répète »4.
De la même façon, dans L’Instant de ma mort, Mau­rice Blan­chot fait dire à son per­son­nage : « comme si la mort de lui ne pou­vait désor­mais que se heurter à la mort en lui. Je suis vivant. Non, tu es mort. »5 Le pas­sage entre le monde et le néant ou l’au-delà est donc ful­gu­rant, ce dont témoigne égale­ment Jacques Der­ri­da, dia­loguant avec Blan­chot : « je suis du je suis mort […] est à la fois présent et par­tie du passé com­posé »6. La fron­tière entre la vie et la mort, étanche et poreuse, sera l’un des élé­ments prin­ci­paux de la mise en scène, et le cimetière sera placé à l’endroit exact d’où la vit­re a sur­gi.

Dans l’intrigue shake­speari­enne, lorsque Hor­a­tio inter­pelle le spec­tre, ce dernier dis­paraît. Ici cepen­dant, la scène précé­dente est rejouée de façon iden­tique, représen­tée de l’autre côté de la vit­re, espace qui sym­bol­ise le passé. Il en résulte une mise en abyme : Hor­a­tio, Bernar­do et Mar­cel­lus assis­tent à la sec­onde représen­ta­tion de cette pre­mière scène, jouée, sem­ble-t-il, par leurs dou­bles, car les cos­tumes et les into­na­tions sont en tout point sem­blables. Ils sont assis sur des bancs recou­verts de velours rouge, instal­lés sur les bor­ds de la scène. Les spec­ta­teurs peu­vent ain­si voir les pro­tag­o­nistes regarder la scène, comme s’ils étaient eux aus­si au théâtre.
La rup­ture de la mimé­sis, qui fait place à l’artifice, met en évi­dence le fait que le théâtre est le lieu où peu­vent se pro­duire les choses les plus para­doxales, où appa­raît ce qui, théorique­ment, ne peut être vu. De plus, le sur­gisse­ment des dou­bles der­rière la vit­re-miroir crée une impres­sion d’étrangeté per­cep­ti­ble à tra­vers la réac­tion des trois per­son­nages qui ten­tent d’instaurer un dia­logue avec leurs ombres. Leurs ques­tions restent cepen­dant sans réponse. De cette façon, des dif­férences et des décalages sont intro­duits entre la scène ini­tiale et sa répéti­tion : nous assis­tons à un impos­si­ble dia­logue des temps où le passé reste immuable même s’il est imbriqué dans le présent. L’étanchéité de la fron­tière est cepen­dant mise en ques­tion, car les spec­tres pour­ront la tra­vers­er, comme le pré­cise Mes­guich dans le pro­gramme de la pièce : « Entre le temps et lui-même, il y a une dif­férence infinie. Et imper­cep­ti­ble, sans dimen­sion. Rien. Presque. Un rub. Com­ment s’étonner après cela que tous les spec­tres s’y immis­cent à loisir, et pour­ris­sent, tels des rats, les roy­aumes. »

L’apparition du spec­tre est liée au mys­tère, ce que mon­tre la for­mu­la­tion retenue par le tra­duc­teur, « Qui est là ? », faisant porter l’interrogation sur l’essence même du fan­tôme. Celui-ci ne prend la parole que devant son fils, avec qui il peut évo­quer les cir­con­stances de sa mort. Comme le souligne Der­ri­da, « de ma mort, je suis le seul à pou­voir témoign­er — à con­di­tion d’y sur­vivre »7. Il y a cepen­dant urgence, car la posi­tion du spec­tre, entre deux mon­des, est inten­able : il est tou­jours en par­tance, comme le sug­gèrent les indi­ca­tions scéniques. Ham­let père et fils sont les seuls à tra­vers­er la fron­tière. Les deux acteurs, dou­bles l’un de l’autre comme l’indique le choix des cos­tumes (le spec­tre, en effet, n’a pas d’armure, con­traire­ment à l’indication don­née dans le texte de Shake­speare), peu­vent pass­er, cha­cun à leur tour, de l’autre côté de la sépa­ra­tion, plongeant alter­na­tive­ment le père dans le monde des vivants et le fils dans celui des morts. Chaque fran­chisse­ment est accom­pa­g­né d’un bruit de ton­nerre, et les deux per­son­nages finis­sent enlacés, de part et d’autre de la vit­re. Cha­cun est le reflet de l’autre, ce qui est ren­for­cé par le fait que leurs noms sont iden­tiques et qu’une même réplique peut être pronon­cée tan­tôt par l’un, tan­tôt par l’autre, par­fois même de façon simul­tanée.
La mise en scène, qui insiste sur la schize du sujet, est basée sur un ren­verse­ment des polar­ités et une réc­on­cil­i­a­tion des con­traires : « Quant au père, pitoy­able fan­tôme impi­toy­able, il prend la place de toute la vie dans le Fils, il est la loi, la loi qui se défend et qui se venge, et même morte, s’inflige. »8 Hélène Cixous ajoute, met­tant en avant la puis­sance de la parole du défunt : « Le jeune homme si vif, le voici qui devient la mémoire, le livre du Mort. Le voici qui doit s’embaumer vivant, devenir mon­u­ment. »9 Cha­cun de ces per­son­nages tournoy­ant entre la vie et la mort, leur com­mu­ni­ca­tion est pos­si­ble. Les deux mon­des se hantent l’un l’autre, et la posi­tion d’Hamlet, en instance de mort, est tout aus­si inten­able que celle de son père.

Alors que la pre­mière scène dans laque­lle le spec­tre appa­raît instau­re un par­al­lèle entre présent et passé, nous remar­quons plutôt, lors de sa deux­ième entrée en scène, une fusion de ces deux temps. Ham­let s’exclame : « The time is out of joint », for­mu­la­tion dif­fi­cile à traduire, comme l’a mon­tré Jacques Der­ri­da : « The time is out of joint : le temps est désar­tic­ulé, démis, déboîté, dis­lo­qué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même, désajusté. Dit Ham­let. »10 Mes­guich, s’inspirant de cette cita­tion, choisit de procéder par accu­mu­la­tion et tous les ter­mes pos­si­bles sont déclinés. Ham­let con­clut par une for­mule qui fait par­faite­ment ressor­tir le para­doxe : « le temps est anachronique. »

Le met­teur en scène fait donc du spec­tre un dou­ble de Ham­let. Ce procédé sera forte­ment atténué, mais encore per­cep­ti­ble, dans le Dom Juan mon­té à l’Athénée en 2004. À la fin de l’acte IV, Mes­guich choisit de ren­dre per­cep­ti­ble la présence du Com­man­deur non par un homme ou une stat­ue, mais par une absence, par du vide. Dès que sa présence est man­i­feste, le verre de vin que le héros venait de servir se ren­verse, comme par enchante­ment ; lorsque le mort répond à Dom Juan, prêt à par­tir avec son flam­beau, qu’« on n’a pas besoin de lumière, quand on est con­duit par le Ciel », un bruit de pas se fait enten­dre, et toutes les bou­gies s’éteignent les unes après les autres, plongeant les per­son­nages dans une semi-obscu­rité. Le jeu entre l’audible et l’invisible sem­ble effray­er le pro­tag­o­niste qui finit par s’agenouiller.
De plus, la voix du Com­man­deur est en réal­ité celle de Dom Juan (c’est-à-dire celle de Mes­guich). Il s’instaure un dia­logue à deux voix iden­tiques, celle du mort ayant été enreg­istrée aupar­a­vant et ne cor­re­spon­dant donc pas avec le mou­ve­ment des lèvres : Dom Juan s’entretient ain­si, en apparence, avec un autre lui-même. Le sujet est pluriel, dif­frac­té, et c’est bien lui-même qui se perd, à tra­vers le per­son­nage du Com­man­deur avec qui il se con­fond.

Dans l’avant-dernière scène de l’acte V, un spec­tre, dont le but est d’empêcher Dom Juan de per­sévér­er dans sa con­duite, appa­raît sous la forme d’une femme voilée : chez Mes­guich, il entre en scène sous les traits d’Elvire et la pre­mière phrase (« Dom Juan n’a plus qu’un moment à pou­voir prof­iter de la mis­éri­corde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue »), enreg­istrée, est reprise plusieurs fois, créant ain­si un écho et pro­duisant de l’étrangeté. Dès son appari­tion, nous ne sommes plus tout à fait dans le monde des humains. Cepen­dant, Dom Juan ne se laisse pas duper par ce qu’il pense n’être qu’une apparence : il parvient à saisir le spec­tre, mais quand il relève la cape qui le pro­tégeait, il ne reste rien, plus aucune forme11, seule­ment du vide. Le spec­tre prend ain­si la forme d’une hal­lu­ci­na­tion. Dans la dernière scène enfin, la stat­ue du Com­man­deur est matéri­al­isée par une flamme qui dévore le lib­ertin.

Le théâtre et ses fan­tômes

Con­cen­trons-nous main­tenant sur quelques exem­ples où les spec­tres, absents de la fable, ont été ajoutés par Mes­guich. Dans sa sec­onde mise en scène d’Andro­maque (Comédie-Française, 1999), Pyrrhus et Hermione, une fois morts, réap­pa­rais­sent sur la scène lorsque Oreste prononce sa longue tirade, à la scène 5 de l’acte V :

ORESTE :
[…]
Où sont ces deux amants ? Pour couron­ner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
Réu­nis­sons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder…
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sor­tir ? D’où vient que je fris­sonne ?
Quelle hor­reur me saisit ! Grâce au ciel j’entrevois…
Dieux ! quels ruis­seaux de sang coulent autour de moi ! […]
Quoi ? Pyrrhus, je te ren­con­tre encore ? Trou­verai-je partout un rival que j’abhorre ?
Per­cé de tant de coups, com­ment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le men­ace ? […]

Le décor de la pièce est con­sti­tué de cadres de théâtre ren­ver­sés sur lesquels appa­rais­sent, en sur­plomb, Hermione et Pyrrhus, au moment où Oreste s’interroge (« Où sont ces deux amants ? ») : ils se tien­nent debout, le regar­dant, dans une pos­ture de recueille­ment, alors que le prince fait face au pub­lic et qu’une musique douce se fait enten­dre.
La présence de ces per­son­nages peut être rap­prochée des pro­pos du met­teur en scène dans L’Éternel Éphémère :

…Antoine Vitez m’a dit un jour que j’avais l’amour de la total­ité, que je voulais tout met­tre dans un texte ; cela m’avait trou­blé. Je pense aujourd’hui que c’est vrai, mais que c’est faux aus­si : met­tre tout (vouloir tout met­tre) dans le texte serait, en creux, mon­tr­er (vouloir mon­tr­er) que tout n’y était pas déjà, qu’il “en man­quait”. Si tout y était, on n’aurait pas à l’y met­tre : le désir de tout met­tre dans l’œuvre, s’il est vrai que je l’ai, mon­tre avant tout la fail­lite, le ratage du tout de l’œuvre…12

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Écrit par Stella Spriet
Pro­fesseur à l’Université de la Saskatchewan (Cana­da), Stel­la Spri­et est spé­cial­iste de la lit­téra­ture du XVIIᵉ siè­cle et...Plus d'info
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