La scène du xxe siècle et le défi du dialogue avec les morts:Genet, Kantor, Régy, Vitez

La scène du xxe siècle et le défi du dialogue avec les morts:Genet, Kantor, Régy, Vitez

Le 3 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Sous ce titre, il s’agit d’interroger une cer­taine vision de l’art du théâtre qui tra­verse le siè­cle : la scène conçue comme espace du dia­logue avec les morts, comme espace sus­cep­ti­ble d’accueillir les fan­tômes, d’accepter le défi de leur incar­na­tion dans le vis­i­ble de la scène. Pour tous ceux qui se récla­ment de cette vision, au cœur de ce défi, quelque chose se joue qui a à voir avec l’essence du théâtre, quelque chose qui con­cerne tout à la fois le statut de la réal­ité sur la scène et le statut de l’acteur. C’est toute une déf­i­ni­tion de la réal­ité scénique comme entre-deux du vis­i­ble et de l’invisible, du matériel et de l’immatériel, de l’animé et de l’inanimé qui se trou­ve mise en jeu. Et une déf­i­ni­tion de l’acteur comme entre-deux du corps vivant et de l’ombre, du corps de chair et de la stat­ue – un acteur qui tra­vaille dans la ten­sion entre incar­na­tion et dés­in­car­na­tion. Ain­si s’instaure sur la scène, dans l’ambivalence de la présence et de l’absence, de l’ici et de l’ailleurs, un étrange dia­logue avec les morts et s’inscrit, au cœur de son espace, l’indécidable d’une réal­ité fron­tière.

J’ai choisi d’évoquer qua­tre fig­ures de la mise en scène du XXᵉ siè­cle – Antoine Vitez, Claude Régy, Tadeusz Kan­tor et Jean Genet –, mais avant d’aborder leur démarche, il me sem­ble indis­pens­able de soulign­er quelques mots de deux dis­cours fon­da­teurs, celui de Maeter­linck et celui de Craig, qui, à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ, ont véri­ta­ble­ment ouvert ce chemin où nos hommes de théâtre se sont engagés. Leur héritage est d’ailleurs très explicite­ment revendiqué, surtout chez Régy et Kan­tor.

Gor­don Craig, dans un texte de 1910, « Des spec­tres dans les tragédies de Shake­speare »1, voy­ait dans les fan­tômes shake­speariens une clef pour touch­er à ce qu’il con­sid­érait comme l’essence du théâtre. À tra­vers la présence de ces morts qui revi­en­nent, selon lui, une oblig­a­tion est faite au met­teur en scène, celle de devoir affron­ter la matéri­al­i­sa­tion de l’invisible dans le vis­i­ble de la scène. Or, par le biais de cette « injonc­tion » (c’est le terme qu’il emploie), se trou­ve en quelque sorte rap­pelé l’enjeu véri­ta­ble de toute représen­ta­tion théâ­trale : être capa­ble d’« accueil­lir la révéla­tion de l’invisible », de don­ner accès à une réal­ité au-delà du vis­i­ble. En effet, « le seul fait de leur présence inter­dit toute fig­ure réal­iste », dit Craig. Ain­si, en imposant à la scène l’épreuve du fan­tôme, la dra­maturgie shake­speari­enne offre un instru­ment priv­ilégié pour bar­rer la route à la ten­ta­tion réal­iste d’un théâtre enfer­mé dans les lim­ites de la mimé­sis du seul vis­i­ble.

Craig, en cela, rejoint pleine­ment les aspi­ra­tions de Maeter­linck pour qui le théâtre, comme la poésie, se devait d’ouvrir la per­cep­tion à un au-delà de la réal­ité vis­i­ble. « Tenir grandes ouvertes les routes de ce que l’on voit à ce que l’on ne voit pas »2, telle est la déf­i­ni­tion que Maeter­linck donne de la poésie. De même, au théâtre, ce qui importe, c’est qu’« on y ait foi en d’énormes puis­sances invis­i­bles et fatales »3.

Dans la dra­maturgie de Maeter­linck, assuré­ment, il n’y a pas de morts qui revi­en­nent dia­loguer avec les vivants. Pour­tant, dans l’univers de ses pièces, « le monde ne finit pas aux portes des maisons » (Intérieur). Der­rière la porte, au-delà du seuil de la mai­son humaine, un invis­i­ble sans vis­age. La porte de la mai­son humaine n’est en effet qu’un seuil frag­ile aux fron­tières d’une altérité ter­ri­ble : l’altérité d’une mort sans vis­age, d’un spec­tral sans fan­tômes. L’invasion de la mai­son humaine par ce spec­tral sans corps et sans nom brouille la fron­tière entre les morts et les vivants. Tous les per­son­nages devi­en­nent des sortes de revenants, de morts-vivants, dans un espace tou­jours habité par un invis­i­ble qui est de l’ordre de la mort.

Ouvrir à la révéla­tion de cet invis­i­ble – si tel est l’enjeu du théâtre, Maeter­linck et Craig, là encore, se rejoignent – cela implique une véri­ta­ble révi­sion de l’usage des moyens de cet art. Man­i­fes­ta­tion d’une réal­ité qui n’est pas de l’ordre de la vie, mais qui nous con­duit au bord de la mort, com­ment le théâtre pour­rait-il se sat­is­faire du corps de chair et de nerfs de l’acteur réal­iste ? C’est un acteur capa­ble de se laiss­er habiter, tra­ver­sé par le jeu des forces invis­i­bles, qu’il s’agit de con­stru­ire.

Maeter­linck, le pre­mier (dès 1890), dans des textes comme Menus pro­pos ou Un Théâtre d’androïdes, affirme une ori­en­ta­tion : la néces­sité de dépass­er la quo­ti­di­en­neté du corps vivant. S’interrogeant sur les solu­tions pos­si­bles, il se demande, dans la per­spec­tive d’un théâtre à venir : « L’être humain sera-t-il rem­placé par une ombre ? Je ne sais, mais l’absence de l’homme me sem­ble indis­pens­able. »4 Il envis­agera l’utilisation de la mar­i­on­nette, du man­nequin, de la fig­ure de cire. En effet, la clé pour Maeter­linck se trou­ve dans l’impression de mys­tère, dans le trou­ble éprou­vé devant un être dont on ne sait s’il est vivant ou mort, ani­mé ou inan­imé. « Il sem­ble que toute créa­ture qui a l’apparence de la vie sans avoir la vie fait appel à des puis­sances extra­or­di­naires ; et il n’est pas dit que ces puis­sances ne soient pas exacte­ment les mêmes que celles aux­quelles le poète fait appel. »5 Dès lors, le théâtre devient l’espace par excel­lence d’une créa­tion poé­tique dont le noy­au est un tra­vail formel dans l’entre-deux de la vie et de la mort. Au cen­tre de ce tra­vail s’inscrit la fas­ci­na­tion pour le man­nequin, véri­ta­ble acteur-effigie, face auquel, selon Maeter­linck, nous avons le sen­ti­ment que « ce sont des morts qui sem­blent nous par­ler, par con­séquent, d’augustes voix »6.

Assuré­ment, on peut percevoir tout un jeu d’échos entre ces for­mules de Maeter­linck et « la beauté de mort » dont s’auréole la sur­mar­i­on­nette de Craig, cette « beauté de mort » asso­ciée à l’immobilité hiéra­tique des anci­ennes stat­ues sacrées. Ce n’est pas au man­nequin, en effet, mais à la stat­u­aire que Craig se réfère pour dépass­er l’imperfection du corps vivant de l’acteur réal­iste. Tout se passe comme si le recours à l’inanimé des antiques idol­es pou­vait seul sauver le théâtre de la ten­ta­tion du réal­isme. C’est l’image d’une matière inan­imée capa­ble de s’animer sous l’action d’une force qui débor­de l’humain, d’une puis­sance invis­i­ble ren­voy­ant à un ailleurs qui est de l’ordre de la mort que Craig con­voque. Dans cet inan­imé qu’une présence mys­térieuse ani­me, Craig, tout comme Maeter­linck, perçoit quelque chose de beau­coup plus fort que dans le corps vivant qu’un mou­ve­ment naturel fait bouger.

Dès lors, seul un acteur qui vise la dénat­u­ral­i­sa­tion, qui se donne pour hori­zon le mod­èle de la sur­mar­i­on­nette, c’est-à-dire qui tra­vaille dans l’entre-deux de l’animé et de l’inanimé, de la vie et de la mort, seul cet acteur peut ouvrir l’espace du théâtre à un au-delà de la vie telle que l’exaltent les réal­istes, peut per­me­t­tre d’en dépass­er, d’en tra­vers­er les fron­tières. Lui seul peut affron­ter l’épreuve du fan­tôme par cette oscil­la­tion entre incar­na­tion et dés­in­car­na­tion qui s’inscrit désor­mais au cœur du pro­jet de l’acteur.

Ce pro­jet, beau­coup plus tard, Antoine Vitez en revendi­quera l’héritage. C’est au début des années 1980, au moment de la mise en scène d’Ham­let (placée, en par­ti­c­uli­er à tra­vers le décor de Yan­nis Kokkos, sous le signe de la référence à Craig) que Vitez choisit d’expliciter avec force l’importance du dia­logue avec les morts au théâtre. Alors directeur du Théâtre de Chail­lot, il fait intro­duire dans le jour­nal du théâtre un dossier sur la ques­tion de l’irreprésentable. Il y avance des pro­pos qui nous con­duisent au cœur de notre sujet :
« Le théâtre, dit-il, per­met vrai­ment aux morts d’intervenir par­mi nous et de dia­loguer avec nous à con­di­tion qu’il les incar­ne. » En effet, pour­suit-il, le théâtre « s’il a peur de l’incarnation, il ne fait pas véri­ta­ble­ment son tra­vail ; c’est le rôle même du théâtre que de ren­dre vivants les morts couchés sous la terre 7. La sou­veraineté du théâtre, c’est pré­cisé­ment de pou­voir représen­ter l’irreprésentable, c’est-à-dire incar­n­er le fan­tôme. »8 Et, pour Vitez comme pour Craig, c’est encore le spec­tre shake­spearien qui se trou­ve à la source d’une réflex­ion sur l’essence du tra­vail de la représen­ta­tion au théâtre. Il avoue d’ailleurs : « Le fan­tôme d’Ham­let est à l’origine de toutes mes réflex­ions sur ce type de représen­ta­tion, bien avant que je songe à mon­ter Faust et Ham­let. » Le tra­vail de la représen­ta­tion, en effet, s’organise tout entier autour de « ce mou­ve­ment pen­du­laire qui con­duit tan­tôt à incar­n­er les images théâ­trales, tan­tôt à les dés­in­car­n­er ». Là est la leçon à tir­er de l’épreuve du fan­tôme. C’est en l’affrontant que le met­teur en scène se trou­ve au cœur du défi. Car, pour Vitez comme pour Craig, incar­n­er le mort qui revient con­stitue le défi majeur que doit relever le met­teur en scène. « Défions les augures », proclame Vitez, reprenant en charge l’expression d’Hamlet lui-même. Et, en effet, au cen­tre du défi du met­teur en scène, comme au cen­tre du défi du per­son­nage, s’inscrit pré­cisé­ment la ren­con­tre avec le fan­tôme, l’épreuve de l’invisible.

Pour « incar­n­er » le spec­tre dans sa mise en scène d’Ham­let, Vitez avait cher­ché à résoudre la ten­sion entre incar­na­tion et dés­in­car­na­tion par un mou­ve­ment ralen­ti qui situ­ait le corps de l’acteur dans une sorte d’entre-deux : entre pesan­teur et ape­san­teur. Et sans doute la ten­ta­tive vitézi­enne n’était-elle pas si loin de la quête d’un autre met­teur en scène encore plus pro­fondé­ment préoc­cupé par ces jeux de l’incarné et du dés­in­car­né, à savoir Claude Régy.

La démarche de Régy se développe, selon ses pro­pres ter­mes, « loin de l’agitation du réal­isme ». On con­naît l’importance pour lui du ralen­ti et du silence : « Je recherche une sorte de ralen­tisse­ment, d’équilibre sta­tique. »9 Cette quête est indis­so­cia­ble de sa volon­té de fournir aux acteurs les moyens « d’aller au-delà ». En effet, pour Régy, ce que doivent fig­ur­er les acteurs, c’est « une autre vie ». Et cet au-delà, cette autre vie, ont à voir avec la mort, avec le monde des morts. La mort étant, avec la folie, aux yeux de Régy, une des manières de franchir nos lim­ites.

Lorsqu’il développe l’importance du « sta­tique », il le fait en liai­son avec le tra­vail de l’acteur sur la « pas­siv­ité », comme capac­ité à se laiss­er tra­vers­er par des forces. Ce qui implique pour l’acteur une sit­u­a­tion bien spé­ci­fique : l’accès à un entre-deux entre la veille et le som­meil ou, plus encore, pré­cise Régy, entre la vie et la mort. Sur ce plan, la référence à l’œuvre de Maeter­linck est cen­trale pour Régy (deux de ses plus grandes mis­es en scène ont été Intérieur en 1985 et La Mort de Tin­tag­iles en 1997). Dans Intérieur, la mort est le sujet de la pièce, ou plutôt la vie regardée du côté de la mort ; mais ce qui a intéressé plus que tout Régy, c’est le fait que les per­son­nages sont à la fois dans l’ignorance et dans la con­science de la mort. Ils habitent en quelque sorte un entre-deux de la vie et de la mort, ou, si l’on préfère, l’espace indé­cid­able d’une vie et d’une mort mêlées. « Ils vivaient cette dual­ité », dit Régy, qui ajoute : « cette dual­ité, c’est un cli­mat que je recherche depuis très longtemps, depuis tou­jours en fait ».

En accord avec ce cli­mat, Régy rejette la voix naturelle et cherche pour l’acteur une voix « qui vient d’ailleurs ». Il ne saurait pas non plus se sat­is­faire d’un acteur incar­nant un per­son­nage ici et main­tenant dans un décor. « L’acteur ne doit pas incar­n­er un per­son­nage dans un décor, au con­traire il doit trou­ver la dimen­sion où il n’est pas ce per­son­nage. Il doit à la fois être et ne pas être. » Autre façon d’exprimer ce mou­ve­ment pen­du­laire entre incar­na­tion et dés­in­car­na­tion évo­qué par Vitez.

Sans doute la mise en scène de La Mort de Tin­tag­iles a‑t-elle été une des réal­i­sa­tions exem­plaires du pro­jet de Régy – et, en même temps, une des plus belles illus­tra­tions de l’héritage de Maeter­linck, de la fidél­ité à l’esprit de sa vision du théâtre. Une parole dic­tée d’ailleurs, c’est bien ce que l’on perce­vait en écoutant la voix de la comé­di­enne Valérie Dréville, qui jouait Ygraine. Et le spec­ta­cle tout entier était chargé de cette force de mys­tère, de ce pou­voir d’inquiétante étrangeté qui émanait de ces acteurs que nous perce­vions tout à la fois comme des ombres et comme d’antiques stat­ues, ces acteurs aux­quels une lumière mêlée de ténèbres enl­e­vait leur évi­dence de corps vivants. Peut-être était-ce là une des mis­es en scène de Régy à laque­lle s’appliquerait le mieux cette si belle for­mule pro­posée par lui à pro­pos de la pièce de Hand­ke Par les vil­lages ; évo­quant la deux­ième par­tie de la pièce, qui se déroule devant le mur d’un cimetière, Régy écrit : « À chaque pas­sage du seuil, on croy­ait enten­dre s’échanger la res­pi­ra­tion des morts et des vivants. » C’est cet échange que nous enten­dions, mag­nifique­ment, pen­dant la représen­ta­tion de La Mort de Tin­tag­iles, ne sachant si nous étions ici ou “de l’autre côté”, dans le monde des vivants ou au roy­aume des ombres.

Avec des moyens dif­férents, une expéri­ence com­pa­ra­ble nous a été offerte par le théâtre de Kan­tor. Théâtre de l’échange entre les morts et les vivants, tel fut aus­si celui de Kan­tor. Comme Craig, comme Maeter­linck, il fut con­stam­ment à la recherche d’un théâtre “de l’autre côté”, capa­ble de créer le pas­sage, ce qu’il appelle “le gué” entre le monde des morts et le monde des vivants.

« Le théâtre — je le pré­tends tou­jours — est l’endroit
qui dévoile comme quelques
gués secrets à tra­vers les fleuves,
les traces,
les pas­sages de l’autre côté
de notre vie. »10

Dans son ultime péri­ode, celle du « Théâtre de la mort » dans les années 1970, il fera de sa mise en scène du Retour d’Ulysse de Wyspi­ańs­ki en 1944 — trente ans aupar­a­vant — la matrice, en quelque sorte, de son théâtre à venir. Au moment de La Classe morte, en effet, il se sou­vient que dans ses notes à pro­pos du Retour d’Ulysse il écrivait : « Ulysse doit vrai­ment retourn­er », pour ajouter trente ans après : « Le sens de cette phrase m’engage jusqu’à aujourd’hui. » Pourquoi ? Parce que, dit Kan­tor, « elle désig­nait, ni plus ni moins et seule­ment, la néces­sité de trou­ver le pas­sage du monde de l’au-delà au nôtre ici », le pas­sage du monde des morts au monde des vivants. Ulysse ne revient pas seule­ment de la guerre de Troie, mais aus­si, et avant tout, de la con­trée de la mort, de l’autre monde, dans la sphère de la vie, dans ce pays des vivants qui est le nôtre. Si bien que Kan­tor peut écrire : « Ulysse revenant est devenu, dans ma con­cep­tion, le précé­dent et le pro­to­type de tous les per­son­nages de mon théâtre. » Tous les per­son­nages de Kan­tor sont des revenants, et l’univers de la fic­tion est iden­ti­fié au monde des morts.

Faire de l’espace de la scène un espace offert au retour des morts, aux revenants, cela ne sig­ni­fie pas seule­ment une déf­i­ni­tion de la fic­tion comme iden­ti­fiée au monde des morts, mais aus­si une redéf­i­ni­tion du statut de la réal­ité théâ­trale et du statut de l’acteur. En bon héri­ti­er de Craig et de Maeter­linck, Kan­tor écrit dans Le Théâtre de la mort : « Le con­cept de vie ne peut être réin­tro­duit dans l’art que par l’absence de vie. »11 Et dans ses com­men­taires à pro­pos de La Classe morte, il dira des objets : « Au prix de l’étrangeté et de la mort, ils gag­nent la chance de devenir objet d’art. »12 La matéri­al­ité scénique, mais aus­si l’acteur, pour Kan­tor, ne s’inscrivent dans la sphère de l’art qu’à ce prix. Aus­si donne-t-il pour mod­èle à l’acteur le man­nequin, la fig­ure de cire. Kan­tor, en effet, con­naît bien les pro­pos de Maeter­linck sur « l’inquiétant mes­sage » qui peut nous être délivré par ces créa­tures « aux fal­lac­i­eux aspects de la vie ». Et pour lui aus­si, le man­nequin peut devenir « un mod­èle qui incar­ne et trans­met un pro­fond sen­ti­ment de la mort et de la con­di­tion des morts — un mod­èle pour l’acteur vivant ».13

S’il peut être un mod­èle pour l’acteur, c’est aus­si avant tout parce que le man­nequin rap­pelle cette peur, ce sai­sisse­ment méta­physique qui a dû, pour Kan­tor, con­stituer l’essence de la rela­tion orig­inelle entre l’acteur et le spec­ta­teur. C’est parce qu’il se présen­tait comme une créa­ture d’ici et d’ailleurs, à la fois sem­blable et étrangère, que le pre­mier acteur qui s’est avancé vers des spec­ta­teurs a dû faire naître un véri­ta­ble sai­sisse­ment méta­physique. Étranger sem­blable aux vivants, mais habité par la mort, séparé d’eux par une bar­rière invis­i­ble, tel fut, selon Kan­tor, l’acteur orig­inel, image vivante de « l’homme sor­tant des ténèbres », une image reliée « à la mort, à sa trag­ique et hor­ri­fique beauté ».14

C’est pour retrou­ver la force de cette sur­prise orig­inelle que Kan­tor donne à l’acteur le man­nequin comme mod­èle et con­stru­it un spec­ta­cle comme La Classe morte sur un jeu de ten­sions et d’ambiguïtés entre acteur vivant et man­nequin : ses spec­ta­teurs pour­ront dif­fi­cile­ment oubli­er la force du sai­sisse­ment éprou­vé devant cette vie et cette mort mêlées.

Pour Genet comme pour Kan­tor, il n’est d’art en général et d’art du théâtre en par­ti­c­uli­er que dans la prox­im­ité avec les ter­ri­toires de la mort. Le dia­logue avec les morts donne à l’œuvre d’art sa véri­ta­ble dimen­sion. C’est ce qui fait, pour Genet, la force d’œuvres comme celles de Gia­comet­ti ou de Rem­brandt. C’est ce qui doit faire aus­si la force du théâtre. À l’architecte de L’Étrange mot d’, Genet demande tout à la fois de réin­tro­duire le cimetière dans la ville et de plac­er le théâtre près de ce cimetière, et même au milieu des tombes. En effet, pour Genet, un urban­isme (et donc une cité) qui se débar­rasse des morts est con­damné à se débar­rass­er en même temps du théâtre — du moins de ce théâtre véri­ta­ble qui, pour lui, exige une grav­ité, un mys­tère et une part de ténèbres qui ne vont pas sans quelque famil­iar­ité avec la mort.

Sens de la grav­ité, sens du mys­tère, telles sont bien les exi­gences que Genet, dans ses Let­tres à Roger Blin, trans­met au met­teur en scène pour son tra­vail sur Les Par­avents. Élever la mise en scène au niveau d’une céré­monie des­tinée aux morts, telle est l’ambition qu’il veut trans­met­tre à Blin à tra­vers ses let­tres, tel est le défi qu’il lui pro­pose. Pour lui, la représen­ta­tion théâ­trale se doit d’être une fête des­tinée aus­si aux morts, une fête dont la solen­nité, la grav­ité ouvrent la pos­si­bil­ité de « crev­er ce qui nous sépare des morts »15, comme on crève les par­avents de la pièce, véri­ta­ble espace lisière entre les vivants et les morts. C’est sur cette lisière que doit tra­vailler l’acteur — un acteur que Genet veut capa­ble de s’aventurer « au bord de la mort ». Cela implique, insis­tent les Let­tres, que son corps, sa gestuelle soient traités d’une façon par­ti­c­ulière dans la mise en scène. Ce sont des cos­tumes d’apparat que souhaite Genet pour les per­son­nages des Par­avents, des cos­tumes dignes de la grande parade avant la mort, « des accou­trements ter­ri­bles qui ne seraient pas à leur place sur les épaules des vivants ». Ces cos­tumes inter­diront à l’acteur le geste quo­ti­di­en, ils le délivreront de toute ten­ta­tion réal­iste. Avec de tels accou­trements, souligne Genet, « les gestes ne per­me­t­tent pas d’ouvrir une porte — ou alors une drôle de porte et don­nant sur quoi ! ». Sans doute sur un ailleurs qui n’appartient pas aux ter­ri­toires de la vie, au sens où l’entendent les réal­istes, et que, une fois encore, la mort peut servir à nom­mer.

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Écrit par Monique Borie-Banu
Monique Borie a enseigné à la Sor­bonne Nou­velle l’approche anthro­pologique du théâtre et étudié ses rela­tions avec les...Plus d'info
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Par Carole Guidicelli
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