Les Suppliants face à l’apocalypse : un théâtre de la mise à nudes êtres sur une terre nue

Les Suppliants face à l’apocalypse : un théâtre de la mise à nudes êtres sur une terre nue

Le 16 Nov 2008
Pascal Rueff, Alan Blum, Mathilde Gay, Morgan, Christine Bard, Véronique Pilia, Cornelia Koller et Bruno Boussagol dans LA DIAGONALE DE TCHERNOBYL le 25 avril 2006 devant la centrale. Photo André Larivière.
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« Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriv­er ensuite »

Apoc­a­lypse selon Saint-Jean,
chapitre 1, ver­set 19

Par­mi tous les événe­ments de la fin du XXᵉ siè­cle qui sont couram­ment évo­qués par les essay­istes et his­to­riens des idées comme mar­queurs chronologiques de la « fin des idéolo­gies », de la « fin de l’Histoire », de la « fin » de la croy­ance aveu­gle dans les sci­ences et la notion de pro­grès, ou plus sim­ple­ment, de la fin d’un monde, la cat­a­stro­phe de Tch­er­nobyl n’a sans doute pas été autant citée qu’elle aurait dû l’être. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis que qua­tre cent cinquante types de radionu­cléides dif­férents se sont répan­dus sur notre terre à la suite d’une explo­sion équiv­a­lente à trois cent cinquante bombes d’Hiroshima. Ouver­tures de la jarre de Pan­dore ou des sceaux des cav­a­liers de l’Apocalypse, on ne compte plus depuis les images emprun­tées aux textes anciens ou aux Écri­t­ures saintes pour ten­ter de décrire la quan­tité de poi­son déver­sé du trou béant ouvert par la pul­véri­sa­tion du toit du qua­trième réac­teur de la cen­trale ukraini­enne.

Dans un monde qui avait jusqu’alors cru assis­ter à la vic­toire du ratio­nal­isme, le texte de l’Apocalypse de Jean était de nou­veau con­vo­qué par de nom­breux obser­va­teurs pour associ­er Tch­er­nobyl de façon sym­bol­ique aux pre­miers signes du châ­ti­ment divin. La cat­a­stro­phe sem­blait pour eux con­sacr­er la renais­sance de Dieu aus­si bien que l’avènement du « roy­aume de l’amertume », ce qu’ils cher­chaient à démon­tr­er en s’appuyant sur l’étymologie du mot Tch­er­nobil­nik : sig­nifi­ant juste­ment « armoi­se » (une espèce de plantes dont l’une des var­iétés est l’absinthe), le nom même du site de la cen­trale rap­pelait que dans les Écri­t­ures saintes, ce terme avait été asso­cié à la mort, aux épreuves et aux cha­grins de la vie.

La prophétie, qui avait promis qu’un grand astre, brûlant comme une torche, per­cuterait la Terre, changeant le tiers des fleuves et des sources en « eaux amères », révo­quait en doute l’immortalité du genre humain. Elle s’était sub­sti­tuée à l’idée que chez les anciens, le nom latin com­mun à toutes les armoi­ses avait été relié à celui de la déesse Artémis, maîtresse et pro­tec­trice des bêtes fauves et d’une nature sauvage à défendre con­tre l’atteinte des hommes. Et en effet, dans la zone inter­dite des trente kilo­mètres autour de la cen­trale, la nature repre­nait main­tenant ses droits sur les folles con­struc­tions des hommes. À cet endroit, où les san­gliers se reposent main­tenant près d’anciens poêles et où les arbres crèvent les planch­ers d’anciens salons vidés de leurs habi­tants, le monde ne sem­ble pas se porter plus mal en con­tin­u­ant à tourn­er sans l’espèce humaine.

Ce qui « nous » arrive

Le début de la cat­a­stro­phe pou­vait être pré­cisé­ment daté au 26 avril 1986 à 1h26 du matin, date et heure de l’explosion du réac­teur, et l’on ne lut pas depuis un seul arti­cle omet­tant de rap­pel­er le fait, comme pour soulign­er qu’elle apparte­nait bien au passé. Or, pour la pre­mière fois dans l’histoire de l’humanité, il était juste­ment impos­si­ble d’en prévoir la fin, à moins de reléguer celle-ci dans un futur de plusieurs cen­taines d’années en se fon­dant, par exem­ple, sur des critères aus­si fan­tas­tiques que celui de la durée de vie du plu­to­ni­um. D’autres ont mon­tré qu’en Biélorussie, pays le plus directe­ment et immé­di­ate­ment touché par les retombées radioac­tives, Tch­er­nobyl avait été très tôt com­paré à un arbre qui pousse et qui n’en finit pas de pouss­er1. De fait, la cat­a­stro­phe de Tch­er­nobyl, avec son lot de mal­adies et de muta­tions, est tou­jours en cours.

Ce que l’urbaniste et essay­iste Paul Vir­ilio a qual­i­fié « d’accident de la con­nais­sance » s’était toute­fois pro­duit ailleurs et dans un autre temps. Un « ailleurs » qu’on préfère encore sou­vent localis­er en Ukraine, en dépit de la quan­tité de mesures ayant depuis mon­tré que Tch­er­nobyl était l’affaire du monde entier. Un temps qui, comme le notait par­al­lèle­ment l’écrivaine rus­so­phone de Biélorussie, Svet­lana Alex­ievitch, avait pris une dimen­sion nou­velle pour se trans­former en éter­nité, comme si la fin et le com­mence­ment avaient choisi de se ren­con­tr­er2.

Pour le reste de l’Europe, et pen­dant longtemps, Tch­er­nobyl ne fut toute­fois asso­cié à aucun proces­sus de « mise à nu » ou de « révéla­tion ». La « lev­ée du voile » fut plutôt dévolue, trois années plus tard, à la chute du mur de Berlin : espoir immense pour les uns, dés­espoir infi­ni pour les autres. L’URSS n’allait bien­tôt plus être et l’Europe en resterait boulever­sée. Con­fron­tée à l’histoire de son si « court » mais si sanglant XXᵉ siè­cle, elle se voy­ait mise en demeure de penser les inter­ac­tions entre his­toire du nazisme et du com­mu­nisme, entre essen­tial­isme et marx­isme, comme de rétablir la vérité sur les men­songes par omis­sion de trop de ses intel­lectuels et dirigeants acquis à la cause du pro­grès à tout et à n’importe quel prix.

La chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS étaient ain­si de ces con­séquences qui fai­saient oubli­er les caus­es : une cat­a­stro­phe ingérable à tous les points de vue s’était pro­duite, qui ne sem­blait pou­voir trou­ver aucune solu­tion économique, poli­tique ou san­i­taire. Elle avait signé la restau­ra­tion d’une économie de guerre à l’échelle de l’URSS, précé­dant le mor­celle­ment d’un empire, le retour des blind­és dans les rues, l’évacuation néces­saire­ment for­cée de cen­taines de mil­liers de per­son­nes, la mobil­i­sa­tion de mil­liers de sol­dats et de « liq­ui­da­teurs » pour ten­ter de vain­cre l’atome, l’univers, et éviter qu’une sec­onde explo­sion nucléaire, bien plus impor­tante, ne nous con­duise à ray­er la majeure par­tie de l’Europe des cartes de géo­gra­phie3.

Nul ne pen­sait alors à ces cen­taines de mil­liers de Sovié­tiques qui s’étaient sac­ri­fiés pour péren­nis­er l’idée de notre immor­tal­ité en tant qu’espèce. Nul ne témoignait de la souf­france de ceux qui avaient vu chars et pel­leteuses ras­er sous leurs yeux et sans autre forme de procès leur mai­son, avant de se laiss­er entass­er dans des bus pour être arrachés manu mil­i­tari à la con­t­a­m­i­na­tion. Nul ne men­tion­nait les mil­liers d’animaux haute­ment radioac­t­ifs fusil­lés à la kalach­nikov, les mètres cubes de terre enter­rés dans la terre, les trois mille deux cent vingt et un vil­lages de Biélorussie con­t­a­m­inés ou « per­dus ». Deux mil­lions et demi de per­son­nes étaient encore con­traintes de con­tin­uer à vivre dans la con­t­a­m­i­na­tion pour éviter, selon les ter­mes d’un diplo­mate en poste à Min­sk en 2001, « de trop désta­bilis­er le limon économique local ». Dans cer­tains vil­lages désor­mais coupés du monde, elles devaient appren­dre à laver l’eau, à net­toy­er les bûch­es, à cul­tiv­er leur champ à la faux, à réin­ven­ter la roue et à se sat­is­faire de la soli­tude.

Nul ne soulig­nait alors que la défec­tion du nucléaire civ­il con­dui­sait juste­ment l’humanité à « faire avec » la con­t­a­m­i­na­tion tout en réap­prenant à vivre à la bougie ; qu’il était inutile d’introduire un rap­port de cause à con­séquence entre la néces­sité de se chauf­fer et l’obligation de courir le risque d’être con­t­a­m­iné (comme en témoignent encore cer­tains dis­cours sur le nucléaire comme « instru­ment de civil­i­sa­tion »). Trop peu de voix enfin s’élevaient pour cri­ti­quer le fait que la ges­tion d’une cat­a­stro­phe nucléaire, y com­pris civile, ne sup­por­t­ait pas la démoc­ra­tie et, par voie de con­séquence, ne sup­por­t­ait pas le théâtre4. C’est que l’absinthe est aus­si une plante dont l’usage fut large­ment répan­du, à dater du XVIIIᵉ siè­cle, pour provo­quer l’oubli, sous la forme d’une bois­son à laque­lle on don­na le nom coquet de « fée verte » mais qui, con­som­mée à trop fortes dos­es, rendait aveu­gle.

Les pre­miers sup­pli­ants

Le livre qui témoigna le mieux de notre aveu­gle­ment et de notre impuis­sance, et que nul n’est depuis par­venu à sur­pass­er, n’avait pas été écrit par un spé­cial­iste du nucléaire cher­chant à expli­quer la radioac­tiv­ité aux igno­rants. Il s’agissait de ce qu’on appela plus tard un « roman de voix », mais de ce qu’on appelait plus sim­ple­ment alors un roman doc­u­men­taire. Une voix artis­tique autant qu’isolée s’était élevée dans le « silence hurlant » qui avait suc­cédé à la cat­a­stro­phe, pour abor­der la ques­tion sur le ter­rain du sen­si­ble. La prière de Tch­er­nobyl. Chroniques du futur (Černobyl’skaja molit­va. Xroni­ka budušcego)5 de Svet­lana Alex­ievitch fut toute­fois traduite en français par son édi­teur sous le titre La Sup­pli­ca­tion. Chronique du monde après l’Apocalypse (Lat­tès, 1998) : une tra­duc­tion qui pre­nait le con­tre-pied de la thèse de l’auteure, pour qui l’apocalypse ne fai­sait juste­ment que com­mencer, et qui util­i­sait le témoignage6 comme procédé per­me­t­tant d’écrire sur ce qui avait été, était et allait être. C’est ce livre qui allait notam­ment per­me­t­tre à Bruno Bous­sagol, met­teur en scène de la com­pag­nie Brut de béton pro­duc­tion, de dévelop­per et d’appliquer au théâtre le con­cept de « mémoire du futur » dans sa mise en scène d’Ele­na (2001). L’actrice Nathalie Van­nereau adres­sait au pub­lic le pre­mier mono­logue de La Prière…, les deux pieds ancrés dans un jardin japon­ais minia­ture, sous une sculp­ture gigan­tesque de fibres et d’acier sus­pendue au-dessus de sa tête comme une épée de Damo­clès.

Comme l’a mon­tré Bruno Bous­sagol, dans sup­pli­ca­tion, il y a « sup­plice » : « Sup­plice est pour moi un des quelques mots promet­teurs qui ouvrent la jarre de Pan­dore. J’ai lu, dévoré même — comme on dit d’un livre qui vous séduit — cette prose si sin­gulière qui vous propulse dans l’hyper-modernité, mais para­doxale­ment en vous ramenant à l’archaïsme des sen­ti­ments. J’ai lu et relu. Je n’en croy­ais pas mes yeux ! Quelque chose d’important se pas­sait là, à portée de main, qui venait bar­rer le flux de la lit­téra­ture con­tem­po­raine. Un auteur (ici une auteure) avait donc, en amont de ma lec­ture, durant des années d’élaboration, con­stru­it un “objet lit­téraire” qui venait répon­dre à de graves ques­tions rel­a­tives à l’humanité, à l’art, à l’amour, à la vérité. Et c’était par la lit­téra­ture que cela pas­sait, plutôt que par la sci­ence, la poli­tique ou la philoso­phie7. »

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Écrit par Virginie Symaniec
Vir­ginie Symaniec est doc­teure de l’université, spé­cial­iste du théâtre biélorussien et chercheuse asso­ciée au Lab­o­ra­toire ARIAS. Elle a...Plus d'info
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