Visions de MACBETH — de Heiner Müller à Jürgen Gosch

Visions de MACBETH — de Heiner Müller à Jürgen Gosch

Le 15 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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Mac­beth a été qual­i­fiée de tragédie du Mal, ou encore d’apocalypse du Mal. Ce texte où Mac­beth — à la fois bour­reau et vic­time, déchiré entre son ambi­tion et sa con­science — oscille entre sauvagerie et sacré, con­tin­ue à révéler le chaos de la destruc­tion aveu­gle à tra­vers des images puis­santes.

Ain­si Hein­er Müller présente sa vision d’un « monde comme abat­toir » dans sa mise en scène his­torique de Mac­beth en 1982. Vingt-cinq ans plus tard, en 2007, le pub­lic français décou­vre à la MC93 de Bobigny la vision du met­teur en scène alle­mand Jür­gen Gosch qui, dans une rad­i­cal­ité absolue, fait bas­culer le monde et sa représen­ta­tion en une suite effrénée de scènes faites de sang, de nudité, de mas­culin­ité et de con­fu­sion des sex­es.

Hein­er Müller

Tout en traduisant Mac­beth, Hein­er Müller voulait retra­vailler le texte, trans­former ligne après ligne cette pièce qu’il pré­tendait ne pas appréci­er.

Müller évac­ue la psy­cholo­gie, élim­ine les états d’âme, et racon­te, de façon extrême­ment ramassée, l’histoire d’une lutte de pou­voir féo­dale aus­si bru­tale que sanglante. En fin de compte, Müller écrit une nou­velle œuvre : là où, chez Shake­speare, Mac­beth est encadré de deux fig­ures pos­i­tives — Dun­can et Mal­colm —, Müller ne présente que des per­son­nages bru­taux, assoif­fés de sang et de pou­voir, cyniques et oppor­tunistes. Ici, le bon Mac­duff et l’honnête Ban­quo sont des copies con­formes du som­bre Mac­beth — qui n’apparaît dès lors que comme un obsta­cle à l’aboutissement de leurs pro­pres ambi­tions. Shake­speare place son action dans une époque située entre féo­dal­ité du Moyen Âge et avène­ment d’un monde bour­geois et cap­i­tal­iste — chez Müller, pas de référence à un passé peut-être meilleur ou d’espoir quant à un avenir plus promet­teur : c’est un monde de lutte intem­porelle où seuls comptent pou­voir et survie.

Le texte de Müller est con­cen­tré et sans tran­scen­dance. Con­traire­ment à Shake­speare, il mon­tre une his­toire en état d’immobilité. Et la bru­tal­ité n’habite pas seule­ment les per­son­nages du pou­voir, elle déter­mine égale­ment le peu­ple. L’un et l’autre des dra­maturges évo­quent la mis­ère des hum­bles, mais quand elle inspire à Shake­speare des images poé­tiques, bien que som­bres, chez Müller elle provoque des scènes de réal­ité crue ; ain­si, un paysan a été pen­du — « squelette habil­lé de hail­lons de chair » — parce qu’il n’a pu pay­er son loy­er. Sa femme entame une com­plainte pathé­tique, à laque­lle se mêle une révolte pri­maire dans son insen­si­bil­ité, forgée par la pau­vreté :

Ren­dez-moi mon mari. Qu’avez-vous fait de mon mari.
Je ne suis pas mar­iée à un tas d’os.
Pourquoi, tu n’as pas payé le loy­er, idiot.
Elle frappe le cadavre.

Chez Müller, il n’y a aucun espoir pour les pau­vres, seules des mass­es oppressées et vidées de leur sub­stance sont don­nées à voir.

Mac­beth de Shake­speare appa­raît comme une médi­ta­tion dra­ma­tique sur le temps — sur la présence de l’avenir dans le présent. Le cours du temps réel ne sert que d’avant-plan à une autre dimen­sion tem­porelle qui se met à vac­iller ; ain­si l’ordre entre ciel et enfer, jour et nuit, ombre et lumière explose en des images apoc­a­lyp­tiques… Müller, lui, dédou­ble égale­ment la tem­po­ral­ité de la fable : mais il s’agit plutôt d’un temps de la répéti­tion mécanique et de meurtres en série. Il écrit : « L’effroi qui s’exprime dans les images de Shake­speare est la répéti­tion du même. […] Shake­speare est un miroir à tra­vers les temps, notre espoir est un monde qu’il ne reflète plus. »

Créé en mars 1972 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre de Bran­de­bourg, le Mac­beth de Müller n’avait plus été représen­té depuis.

Dix ans plus tard, en 1982, Müller est invité à remon­ter sa pièce à la Volks­bühne, alors sous la direc­tion de Ben­no Besson. « Mac­beth était, dans la mise en scène, un jeu de con­fu­sions », explique Müller, « d’où l’opulence des moyens théâ­traux. La sit­u­a­tion ne per­me­t­tait pas de ligne, trop de choses y étaient en mou­ve­ment. »

Un jeu de con­fu­sions : c’est-à-dire une frag­men­ta­tion, une « mise en pièces » de la struc­ture linéaire de la représen­ta­tion. Dans son adap­ta­tion de la tragédie de Shake­speare, Müller avait trans­for­mé les cinq actes en vingt-trois scènes. Sa mise en scène inten­si­fie encore cette seg­men­ta­tion. Le tra­vail scénique se présente tel un kaléi­do­scope qui explose lit­térale­ment le temps, mul­ti­plie les lieux et les per­son­nages…

La scène se divise en trois niveaux dif­férents : au fond et latérale­ment, la façade du château qui ressem­ble à une mai­son d’habitation berli­noise, délabrée et trouée de balles, avec sa cour intérieure. Dans cette cour, un man­nequin et une cab­ine télé­phonique qui émerge au besoin des scènes. En dessous, la fos­se d’orchestre, la seule région mou­vante d’où sur­gis­sent des sor­cières, des lords et des paysans. Une struc­tura­tion toute hor­i­zon­tale : en haut l’étage du pou­voir, au milieu la scène de jeu et en dessous une zone où l’on fait dis­paraître ce qui dérange… et qui en ressur­git.

Le temps se voit égale­ment explosé : la mise en scène com­mence par la fin, telle Fin de par­tie de Beck­ett. En posi­tion surélevée et dans le dos du pub­lic, assis sur un trône en bois qui s’apparente à une chaise élec­trique, un per­son­nage — vêtu comme Hamm dans la pièce de Beck­ett — dit les fameux vers sur la vie qui ne serait qu’« un réc­it con­té par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne sig­ni­fie rien ».

La répar­ti­tion dra­ma­tique entre bien et mal est éclatée, elle aus­si : il n’y a plus de polar­ité entre bon (Dun­can) et mau­vais (Mac­beth) rois, ni l’utopie d’un brave peu­ple opprimé en révolte. Par con­tre, la mise en scène aligne des objets du pou­voir aus­si usés qu’impuissants, défile des jeux de pou­voir clow­nesques entre assas­sins, sor­cières, lords, sol­dats et paysans. Mais avant tout, ce sont les per­son­nages mêmes qui sont explosés : au lieu d’un seul Mac­beth, il y en a trois — Mac­beth (se) mon­tre donc le sujet du pou­voir, sous trois aspects dif­férents mais symp­to­ma­tiques. Le dis­cours va à l’encontre de l’unité du per­son­nage, ain­si se décou­vrent des angles dif­férents d’un dis­cours du pou­voir.

Müller s’explique : « L’argument le plus impor­tant en faveur de la répar­ti­tion du rôle-titre en trois comé­di­ens était le suiv­ant : de cette façon, on pou­vait mon­tr­er dis­tincte­ment et par­al­lèle­ment trois expres­sions du pou­voir : Gwis­dek joue le man­nequin du pou­voir, le dic­ta­teur sur le podi­um. Mon­tag était l’interprète de la peur, car le besoin de pou­voir cache tou­jours un manque d’assurance. Enfin, Bey­er était le cerveau, le mal­faisant […] le cerveau de Mac­beth au sein du pub­lic. »

La pièce de Shake­speare — qui met en scène une soif de pou­voir indi­vidu­elle — se trans­forme sous le regard de Müller en un exa­m­en des struc­tures et fonc­tion­nements du pou­voir absolu : une étude des trois corps du pou­voir.

  1. Le sujet du pou­voir qui se con­stru­it à tra­vers la cru­auté
  2. Le sou­verain du dés­espoir et de la peur
  3. Le despote cynique et désil­lu­sion­né

L’une des scènes les plus frap­pantes de ce Mac­beth est la scène 17 — le meurtre de Lady Mac­duff et de son enfant. Une scène presque silen­cieuse, muette — seules cinq phras­es y sont pronon­cées. La mise en scène donne un car­ac­tère irréel, fan­tas­tique à la scène : Lady Mac­duff est assise devant sa coif­feuse et se peigne les cheveux. (Le change­ment et l’installation des élé­ments scéniques vien­nent de se pass­er à vue. Sur le trône / chaise élec­trique est déjà instal­lé le lord — la prochaine vic­time, qui suiv­ra dans la scène 18. Du haut-par­leur provi­en­nent des cris d’oiseaux.) Elle porte une robe argen­tée, sous un long man­teau de plas­tique trans­par­ent. Tan­dis que Mac­beth / Mon­tag se posi­tionne face aux spec­ta­teurs sur le plateau, les deux autres Mac­beth, tout de noir habil­lés, s’approchent de Lady Mac­duff par les côtés, sai­sis­sent l’enfant — une poupée abîmée — la ren­versent au-dessus du vide de la fos­se d’orchestre et la transper­cent de plusieurs coups d’épée. Du sang sort de la poupée. (L’endroit ain­si mar­qué par le sang n’est jamais net­toyé, ain­si la tache rouge s’agrandit à chaque représen­ta­tion.) Lady Mac­duff assiste à la scène dans un cri muet, elle tente de se sauver dans la cab­ine télé­phonique. Prise au piège par les deux Mac­beth qui exé­cu­tent le meurtre au ralen­ti, tel un rit­uel. Ils transper­cent Lady Mac­duff jusqu’à ce qu’elle se pétri­fie lit­térale­ment. Pen­dant toute la scène, une vio­lon­cel­liste joue, en con­tre­point, une mélodie clas­sique et har­monieuse…

Lorsque les deux Mac­beth ont fini leur tra­vail, ils s’assoient tous les deux, décon­trac­tés, sur la coif­feuse, prêts pour une autre mis­sion, tan­dis que le Mac­beth / Mon­tag con­tin­ue à tois­er et à scruter le pub­lic : à qui le prochain tour ?

Müller offre là une con­cep­tion de Mac­beth qui dérange et per­turbe le pub­lic autant que la cri­tique — celle-ci lance un débat sur la « per­spec­tive nihiliste » de Müller, sur son « pes­simisme his­torique » ain­si que des dis­cus­sions sur un théâtre rad­i­cale­ment anti-didac­tique qui, selon elle, « barre l’accès du spec­ta­teur à la pièce par un abus d’utilisation de signes et de métaphores »…

Vue a pos­te­ri­ori, cette mise en scène désta­bil­isante aura ouvert une brèche dans le paysage théâ­tral est-alle­mand — de jeunes met­teurs en scène comme Cas­torf y ont trou­vé des impul­sions nou­velles…

Jür­gen Gosch

En fait, même en Alle­magne, Jür­gen Gosch reste longtemps un « grand incon­nu con­nu ». En 1989, il suc­cède à Peter Stein à la direc­tion de la Schaubühne de Berlin. Il y met en scène Mac­beth, déjà. Une mise en scène trop sta­tique, voire stat­u­aire, qui lui sera fatale : au bout d’un an seule­ment, il est con­traint de quit­ter la Schaubühne…

Né en 1943 à Cot­tbus, Gosch est for­mé à l’École Ernst Busch, à Berlin-Est, de 1962 à 1964. En 1967, il fait ses débuts en tant que met­teur en scène au Théâtre de Pots­dam. En 1978, sa mise en scène de Léonce et Léna de Büch­n­er à la Volks­bühne de Berlin est inter­dite — le pou­voir y voit une cri­tique trop vir­u­lente du sys­tème est-alle­mand. La même année, le met­teur en scène quitte la RDA pour l’Allemagne de l’Ouest, où il tra­vaille aux théâtres de Hanovre, de Brême et de Cologne. En 1985, il obtient le « Prix européen du théâtre » à la Bien­nale de Venise.

Suite à son échec à la direc­tion de la Schaubühne, de 1993 à 1999, il met en scène au Deutsches The­ater dirigé par Thomas Lang­hoff.

Depuis, ses travaux s’imposent dans le paysage théâ­tral alle­mand : ses mis­es en scène des Esti­vants de Gor­ki en 2004 et du Mac­beth en 2006 ont été élues « meilleurs spec­ta­cles de l’année » au The­atertr­e­f­fen de Berlin, qui réu­nit les meilleures pro­duc­tions d’Allemagne, de Suisse ger­manophone et d’Autriche.

Ne vous lais­sez pas abuser en regar­dant les pho­tos de cette mise en scène de Mac­beth : vous pour­riez croire qu’il s’agit d’un spec­ta­cle pure­ment trash — mais ce n’est pas son pro­pos. Car ici, au-delà du mau­vais goût, le signe théâ­tral fait sens, même s’il ne fait pas pré­cisé­ment le bon­heur des adeptes d’un théâtre « pro­pre et esthé­tique »…

L’espace scénique se réduit à un grand cube gris, façon béton. Dans cette aire de jeu presque vide, seules quelques chais­es en plas­tique et quelques tables de can­tine, à l’arrière-plan une grande feuille de papi­er, qui fait penser à un dra­peau. Sept hommes appa­rais­sent, mine de rien, l’air de vis­i­teurs anodins, la lumière reste allumée dans la salle et le restera jusqu’à la fin du spec­ta­cle.

Sur un coup de ton­nerre, trois comé­di­ens se retrou­vent subite­ment nus, debout sur les tables, le sexe entre les jambes, pour se livr­er au déli­rant sab­bat des sor­cières. Sitôt fini ce pro­logue bar­bare, l’un des comé­di­ens se saisit d’une grosse bouteille en plas­tique que lui tend un de ses parte­naires et se verse sur la tête son con­tenu : de la pein­ture rouge. Le guer­ri­er, nu et ensanglan­té, fait le réc­it de sa dernière bataille, réc­it qui cul­mine par l’éloge de Mac­beth, sol­dat com­bi­en effi­cace, assoif­fé de vic­toires, abreuvé du sang des rebelles.

Sitôt, le sang en est jeté : ces hommes, car il s’agit bien et seule­ment d’une affaire d’hommes, vont se vautr­er, se rouler, se pouss­er l’un l’autre, patin­er dans des évo­ca­tions de toutes les excré­tions cor­porelles : faux sang, eau / urine, mousse au choco­lat / matière fécale. La sim­plic­ité ludique des moyens se révèle pure théâ­tral­ité. Doit-on fig­ur­er une appari­tion de fan­tôme ? On se ren­verse dessus un sac de farine et l’on se dresse dans cette blancheur éphémère. L’évidence pri­maire des signes met d’emblée en lumière le car­ac­tère impi­toy­able de la pièce de Shake­speare. Le chaos règne sur scène, s’accélérant sans relâche, et cette allure débridée ajoute encore à la sen­sa­tion de vio­lence. La nudité des inter­prètes, d’une banal­ité exclu­ant toute esthé­tique, évolu­ant dans la lumière crue d’un plein feu, nous ramène à nous-mêmes, à notre human­ité pitoy­able et sans retenue quand il s’agit de pou­voir et de cru­auté : à notre sauvagerie latente. Mac­beth, tueur pro­fes­sion­nel inséré dans une cul­ture de la guerre qui le légitime, glisse peu à peu dans l’engrenage du meurtre pul­sion­nel, para­noïaque et aveu­gle, dans ce que l’on nomme à tort la « bes­tial­ité ». Oubliant les lois de la société trib­ale, voire les codes de la horde, Mac­beth s’enfonce dans un état de sauvagerie, qui dépasse toute imag­i­na­tion — et c’est là où nous mène Shake­speare et c’est ce que nous donne à voir la mise en scène de Gosch.

Bar­bara Engel­hardt, cri­tique théâ­trale, à pro­pos de ce spec­ta­cle :
« Rien, dans cette mise en scène, ne nous récon­forte, rien ne nous pro­tège de l’oppression de la ter­reur, aucune psy­cholo­gie, aucune soci­olo­gie : Jür­gen Gosch met en scène une folie exis­ten­tielle, dev­enue physique, inscrite dans ce qui fait l’humain, par-delà la feuille de vigne de la civil­i­sa­tion. Lorsque Lady Mac­beth, la poitrine velue, celle d’un homme, en jupe plis­sée et talons aigu­illes, manip­ule son mari en lui sug­gérant de tuer le roi, elle le séduit telle le ser­pent. Le crime orig­inel est joué de manière con­séquente : il dévoile l’humain, le met à nu.

Les corps des sept comé­di­ens, qui jouent tous les rôles, devi­en­nent autant de champs de bataille des pul­sions et des instincts. Ils se désha­bil­lent et se rha­bil­lent, par quelques élé­ments de cos­tumes et quelques objets l’imagination est mise en bran­le, les rôles échangés, un château con­stru­it, une forêt plan­tée, un esprit invo­qué. Il ne s’agit pas ici d’illusion, mais de la vraisem­blance au théâtre. Les lumières demeurent allumées, les comé­di­ens, comme tou­jours chez Gosch, restent présents : lorsqu’ils ne jouent pas, ils sont assis au pre­mier rang et regar­dent le spec­ta­cle. Avec force et engage­ment, ils rep­lon­gent sans retenue dans l’action et nous font ressen­tir qui détient le pou­voir au théâtre : la total­ité de leur investisse­ment physique est un choc, alors même que nous croi­sons la nudité tous les jours, au ciné­ma, à la télévi­sion, dans la pub­lic­ité. Ici, leurs corps nous touchent, avec tout ce qui les con­stitue, les humeurs, le sang, la sueur. C’est le choc de l’immédiateté, qui, dans la lib­erté totale des comé­di­ens, peut paraître total­i­taire. Mais ce n’est pas une provo­ca­tion. […] La nudité ne mon­tre pas seule­ment l’homme dans sa vul­néra­bil­ité, elle traduit le fait qu’il a été chas­sé du par­adis. »

Le scéno­graphe Johannes Schütz explique la démarche de Jür­gen Gosch et de son équipe : « Met­tre en scène Mac­beth avec des comé­di­ens nus n’est pas une lubie de met­teur en scène, mais une idée qui s’est imposée au fil des répéti­tions. […] À un moment, nous avons été con­va­in­cus que les trois sor­cières devaient être nues — et par la suite, les choses s’enchaînent : le mode de nar­ra­tion défi­ni devient per­ti­nent pour l’ensemble de la pièce. »

Jür­gen Gosch con­fie, à pro­pos de son tra­vail : « J’essaie de ne rien élud­er. J’appelle sans cesse au désor­dre, je pousse à des répéti­tions épuisantes, jusqu’à ce que les comé­di­ens soient érein­tés et que leurs corps s’impriment dans le texte. » Ailleurs, il dit : « Shake­speare est rad­i­cale­ment cor­porel, loin en amont de toute inter­pré­ta­tion. Les comé­di­ens doivent s’y aban­don­ner, sinon il leur man­quera l’oxygène néces­saire… cela implique un investisse­ment sans ménage­ment, vis-à-vis de soi-même égale­ment. »

Sat­uré d’énergie, le théâtre développe ici des images extrêmes de cru­dité, de vio­lence, où sexe, sang et excré­ments se con­juguent dans une ambiva­lence démo­ni­aque. L’art, telle est la devise de Jür­gen Gosch, doit trans­gress­er les fron­tières de la con­ven­tion. Lesquelles ne se lim­i­tent pas à celles de la sauvagerie : à inter­valles réguliers, la mise en scène ménage des images poé­tiques ou souligne les points faibles de l’humain par des inserts par­o­diques.

Ain­si Mac­beth et sa couronne en car­ton trop grande, qui même aux moments les plus trag­iques, lui retombe sans cesse sur le nez, ou les com­men­taires ironiques d’une gui­tare qui ponctue toute la nar­ra­tion. Plus la pièce avance, plus le drame se noue, plus les comé­di­ens, dont le jeu est à son parox­ysme, s’épuisent. La fin de la tragédie s’inscrit dans un Mac­beth à bout de force, vain­cu par son pro­pre corps. Face à un Mac­duff tout aus­si épuisé, le com­bat ne peut con­naître qu’une seule issue : les deux guer­ri­ers s’entretuent. Le patri­ar­cat, autant miné que débor­dé par ses excès, se met à mort. Défini­tive­ment.

Le Mac­beth de Gosch fait scan­dale (lors de la pre­mière à Düs­sel­dorf, la moitié du pub­lic quitte la salle) et déclenche à son tour un débat. Cette fois-ci sur ce que cer­tains appel­lent depuis : le « théâtre du dégoût »…

Mac­beth : la vision de Hein­er Müller en 1982 et celle de Jür­gen Gosch en 2006, séparées par un moment charnière his­torique — la Chute du Mur —, aboutis­sent, mal­gré leurs dif­férences fon­da­men­tales, à deux mis­es en scène aus­si rad­i­cales qu’« explosées » : dans chaque inter­pré­ta­tion scénique pré­domine une désar­tic­u­la­tion bien plus qu’une struc­ture dra­maturgique qui don­nerait un « fil rouge » (sim­ple) à suiv­re. Les deux mis­es en scène exi­gent la par­tic­i­pa­tion du spec­ta­teur : son imag­i­naire est sol­lic­ité sans cesse, sub­mergé et inter­rogé. Dans ces travaux, pas d’explications, mais au con­traire des mis­es en ques­tions com­plex­es et per­ma­nentes au tra­vers d’un univers de signes mul­ti­ples.

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Écrit par Crista Mittelsteiner
Crista Mit­tel­stein­er est met­teuse en scène et tra­duc­trice. Chargée de cours à l’Institut d’Études Théâtrales (Uni­ver­sité Paris III),...Plus d'info
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14 Nov 2008 — G. B. – Si je rencontrais Dieu, je lui dirais que cet enfer il peut se le fourrer dans le…

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