Crusoé Crusoé et le plaisir du texte
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Crusoé Crusoé et le plaisir du texte

Belgique

Le 30 Juil 1979
Article publié pour le numéro
Aspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives ThéâtralesAspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives Théâtrales
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S’il n’y avait, dans Le Cap­i­tal même, un Marx enjoué et ironique, on pour­rait s’attrister quelque peu de sa descrip­tion célèbre de la Robin­son­ade ; en somme, Robin­son n’est pas seul, n’est jamais seul, puisqu’il y a le tra­vail : « Mod­este, comme il l’est naturelle­ment, il n’en a pas moins divers besoins à sat­is­faire, et il lui faut exé­cuter des travaux utiles de genre dif­férent, fab­ri­quer des meubles, par exem­ple, se faire des out­ils, apprivois­er des ani­maux, pêch­er, chas­s­er, etc. Mal­gré la var­iété de ses fonc­tions pro­duc­tives, il sait qu’elles ne sont que les formes divers­es par lesquelles s’affirme le même Robin­son, c’est-à-dire tout sim­ple­ment des modes divers de tra­vail humain… » 

La Robin­son­ade s’assimile donc, à son orig­ine et le long de son tra­jet (L’Ile Mys­térieuse, L’Ecole des Robin­son, etc.) au tra­vail prim­i­tif, qui assure à l’homme blanc — acci­den­telle­ment ou mirac­uleuse­ment isolé — une maîtrise absolue sur la nature, pré­mo­ni­tion d’une maîtrise future sur tout qui, non-blanc, se ris­quera à abor­der sur l’île à son tour. Ce Robin­son préoc­cupé, tra­vailleur, écrivain, c’est le Robin­son de la tristesse et de la névrose. C’est lé Robin­son qui s’acharne à implanter sur son désert une Angleterre plus vraie que vraie. Il ne sait donc pas qu’il (se) tue. 

Death, destruction, and Detroit (Berlin 1979). Photos Ruth Walz

La pre­mière sub­ver­sion de Tournier, dans Ven­dre­di, sym­bol­isée pré­cisé­ment par une explo­sion dévas­ta­trice due à l’imprudence du jeune sauvage, est de ren­vers­er, en cours de route, cette per­spec­tive : Robin­son a eu le temps de colonis­er l’île, d’in­stau­r­er un code, d’écrire son log-book et de ten­ter de domes­ti­quer le jeune Arau­can — il a aus­si eu le temps de décou­vrir en Sper­an­za, son île, une épouse féconde. Sur­git alors Ven­dre­di, capa­ble, lui, de faire vol­er et chanter un bouc — capa­ble, lui aus­si, de fécon­der Sper­an­za — et surtout : capa­ble de bous­culer et de rav­ager les effets « civil­isa­teurs » de la blanche Angleterre. On con­naît le prix de ce qui advient : Ven­dre­di, intox­iqué, quit­tera l’île, tan­dis que Robin­son, ensauvagé, demeure, rejoint par un jeune mousse estonien, Jeu­di-Dimanche. 

Ce dernier Robin­son, je le nom­merai un Robin­son de la gai­eté et de la per­ver­sion (au sens, bien sûr, où Freud nom­mait les enfants des per­vers poly­mor­phes ; au sens où Lacan pour­ra dire qu’ils boucle­nt un nœud con­tre la névrose). La sec­onde sub­ver­sion, pra­tiquée par Dezo­teux, avec son Cru­soé Cru­soé, s’opère, d’entrée de jeu, par l’irruption — dans son cer­cle de lumière et sur la sur­face d’une toile : voile piét­inée ? — d’un Robin­son de gai­eté. Cette gai­eté, dont on va voir qu’elle organ­ise toute la sig­ni­fi­ca­tion du spec­ta­cle, a pour mesure l’oubli du passé et l’effraction de la mémoire. (Passé : temps du sur-moi ; mémoire : lieu et dépôt de la névrose). C’est peu de dire que ce Robin­son-ci est libéré : la gai­eté ne sup­prime pas, n’abolit pas les rap­ports au monde, mais les trans­forme et les des­tine à une autre économie. Celle, non plus d’un ren­de­ment et d’une effi­cac­ité, mais bien de ce que Bataille nom­mait une économie de la perte et de la dépense impro­duc­tive. C’est dire, d’emblée, que cette gai­eté se gal­vanise sans relâche aux sources de l’eros et qu’elle ne con­naît de vis-à-vis fla­grant que la mort. Cette gai­eté, dans le spec­ta­cle, n’est donc pas un jeu (une représen­ta­tion), mais le vecteur du sens et l’ori­en­ta­tion de l’ef­fet textuel. 

Death, destruction, and Detroit (Berlin 1979). Photos Ruth Walz

Plusieurs ont pen­sé, à pro­pos du spec­ta­cle du Théâtre Elé­men­taire, que le texte y per­dait de son impor­tance : « Le texte n’ex­iste plus qu’à peine », « C’est de la danse, c’est du geste»… C’est là une con­cep­tion réduc­trice du texte, qui le con­fine à la parole inscrite. C’est une vieille lune, aujourd’hui, de rap­pel­er que le texte est ce qui fait trame, tresse, entrelace­ment, citation(s). Le texte ne se réduit donc pas à la sur­face découpable des. voix et des codes : plus exacte­ment, il est le jeu pluriel de leurs opéra­tions sig­nifi­antes que le théâtre pré­cisé­ment, peut man­i­fester dans toute leur effu­sion. Cette saisie, elle, est plus nou­velle : qu’un spec­ta­cle puisse, non pas rabat­tre les élé­ments scéniques sur un (pré) texte écrit, mais trans­former la rela­tion de ces élé­ments de jeu en cita­tion — à (com)paraître — d’un texte poly­mor­phe. 

Death, destruction, and Detroit (Berlin 1979). Photos Ruth Walz

A ce prix, jeu, geste, danse, musique, parole, songs, décor, objets, cos­tumes et — surtout ici.— jeu des corps, con­stituent cette poly­phonie qui intè­gre le texte. Le mérite du Cru­soé Cru­soé de Dezo­teux est d’être ce « texte » juste, qui mod­ule par­faite­ment (ou presque, car : le pluriel est une inté­gra­tion qui tolère et favorise les écarts et les dif­férences) l’ensemble des instances dra­maturgiques. Que l’on n’en infère pas, pour autant, que se réalis­erait là un œcuménisme (d’autant plus rusé que « naturel ») des élé­ments du sens. A les ajoin­t­er ludique­ment, on n’ob­tient pas, pour autant, par exem­ple, la réc­on­cil­i­a­tion de Defoe, de Tournier et des autres (la cita­tion excède tou­jours les dimen­sions du prélève­ment) — on obtient, pré­cisé­ment, un dial­o­gisme et une dis­tan­ci­a­tion des instances que recom­mandait le grand alle­mand, qui n’y voy­ait pas tou­jours une mai­son du plaisir. Avec Cru­soé Cru­soé, il y a le plaisir, en plus. Plaisir du texte. 

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