Théâtre expérimental en Italie
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Théâtre expérimental en Italie

avec la collaboration de Luigi Sponzilli (Traduit de l’italien)

Le 26 Juil 1979
Punto di Rotura (Florence 1979).
Punto di Rotura (Florence 1979).

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Punto di Rotura (Florence 1979).
Punto di Rotura (Florence 1979).
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Aspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives ThéâtralesAspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives Théâtrales
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Tout comme ailleurs dans le monde, à la veille des années 80, le théâtre expéri­men­tal ital­ien se trou­ve dans une péri­ode de tran­si­tion. Si quelques expéri­ences peu­vent retenir l’at­ten­tion, le théâtre en général s’essouffle, pro­duc­tions com­mer­ciales et expéri­ences nou­velles se partageant indis­tincte­ment les mêmes lieux.
Le théâtre d’hi­er, tourné vers lui-même, ne trou­ve d’autre réponse que le sui­cide tan­dis que le théâtre d’au­jour­d’hui assume cet hori­zon d’élé­ments frag­men­tés et sans références comme objet de sa recherche.
Après la glo­rièuse décen­nie du théâtre cor­porel, après la redé­cou­verte de l’espace, après la mise en valeur de l’image, nous sommes arrivés à l’époque du metathéâtre qui se regarde et s’analyse, assim­i­lant ain­si les ten­dances ana­ly­tiques et con­ceptuelles en vigueur depuis des années dans les arts plas­tiques.
Pour recon­stru­ire ou pour mourir ?
Même si une généra­tion et une per­spec­tive de fond dif­férente les sépar­ent, les répons­es à cette ques­tion n’ont pu être apportées que par Carme­lo Bene, pio­nnier du théâtre d’a­vant-garde ital­ien et son plus impor­tant porte-parole depuis les années 60 et le Caroz­zone ; expres­sion la plus rad­i­cale et la plus avancée, remar­qué au Fes­ti­val d’Ham­bourg comme le seul con­tre­poids au Squat The­ater. 

Leurs spec­ta­cles ont été, cette année, par­ti­c­ulière­ment remar­qués dans le théâtre ital­ien.

Punto di Rotura (Florence 1979). Photos Pietro Marsini
Pun­to di Rotu­ra (Flo­rence 1979). Pho­tos Pietro Marsi­ni

C’est à Rome, au début des années 60, que petits théâtres et caves voient explos­er le génie de Carme­lo Bene. C’est en effet l’époque où il com­mence à adapter romans et pièces célèbres dans une ver­sion très dépouil­lée et volon­taire­ment for­cée. On par­le de désacral­i­sa­tion, on crie au scan­dale car Bene représente le refus de la con­struc­tion théâ­trale tra­di­tion­nelle. Refus du jeu théâ­tral tel qu’il est habituelle­ment conçu et présen­té, dans une repro­duc­tion aus­si fidèle que pos­si­ble du réel, mais dans une com­plète alié­na­tion à des codes arti­fi­ciels. Carme­lo Bene, lui, adopte un réc­it défor­mé où alter­nent le cri et les mod­u­la­tions qui vont jusqu’aux aigus lanci­nants, le mur­mure inin­tel­li­gi­ble, le phonème, la césure, brisant ain­si résol­u­ment un siè­cle de rou­tine pour se rap­procher des grands inter­prètes du 19°” siè­cle et de la spon­tanéité de cer­taines vedettes des avants-spec­ta­cles ou des var­iétés. Du reste, les var­iétés étaient large­ment appré­ciées par l’avant-garde du début du siè­cle. Carme­lo Bene s’y réfère dès ses pre­mières mis­es en scène. Dans les man­i­festes futur­istes de Marinet­ti, on trou­ve déjà les règles de base que Carme­lo Bene appli­quera avec des vari­antes géniales : la répéti­tion à l’in­fi­ni des répliques, la par­o­die de l’acteur-matador, la dis­pari­tion de la scéno­gra­phie, les lumières col­orées dirigées volon­taire­ment vers les spec­ta­teurs, les répliques criées ou mur­murées, cou­vertes par l’irruption de musiques d’opéra enreg­istrées. Après la pau­vreté des moyens util­isés dans les années 60, le style de Carme­lo Bene, auteur- acteurmet­teur en scène, s’épanouit dans les années 70 dans de grands spec­ta­cles shake­speariens : le son pré-enreg­istré qui reprend sou­vent le texte des acteurs se per­fec­tionne alors à l’ex­trême. Les lumières aus­si se per­fec­tion­nent, telles une pluie de fais­ceaux tombant de l’obscurité sur les quelques acces­soires présents sur scène tan­dis que les inter­prètes, engoncés dans leur cos­tume volu­mineux, passent d’une agi­ta­tion par­fois poussée au parox­isme à de longues péri­odes d’im­mo­bil­ité. C’est un défilé de grands per­son­nages devant lesquels Carme­lo Bene, en scène, s’efface pour pren­dre la place du met­teur en scène, de l’écrivain-critique face à l’écrivain-auteur. Plus que de mis­es en scène, il s’agit en fait de spec­ta­cles-essais d’une beauté raf­finée, d’analy­ses féro­ces des textes présen­tés et d’énonciations, à la pre­mière per­son­ne, d’une philoso­phie néga­trice à l’é­gard du théâtre qui se meurt et de l’im­puis­sance de l’artiste. (Ce n’est pas un hasard si, presque chaque fois, Carme­lo a déclaré qu’il s’agis­sait là de ses adieux à la scène). 

Le pre­mier chapitre de cette longue aven­ture est — une fois encore — Ham­let (1975). Exploré de nom­breuses fois déjà dans le passé, il est à présent revu à la lumière des médi­ta­tions sym­bol­istes de Jules Laforgue à la fin du 19ᵉ siè­cle, mais en y insérant des extraits de Sopho­cle, dans l’in­ten­tion de réalis­er une syn­thèse entre Ham­let et Oedipe. Au cœur de ce drame man­qué, il y a la scène de la représen­ta­tion théâ­trale à la Cour d’Elseneur. Cette représen­ta­tion n’ap­pa­raît pas comme telle du fait qu’elle coïn­cide avec le spec­ta­cle même. A ce stade déjà, Carme­lo Bene n’’interprète pas le per­son­nage. Il se dédou­ble et s’auto-critique, créant l’ac­tion comme un met­teur en scène en sit­u­a­tion, sug­gérant et prê­tant aux autres les répliques du texte, sur un plateau au décor immuable dont seul le fond passe soudain du blanc au noir. Procla­ma­tion de l’inutilité de cette forme inerte qui appa­raît con­tin­uelle­ment comme un empêche­ment et un obsta­cle pour l’ac­teur. Plateau parsemé d’ac­ces­soires vétustes et de malles de saltim­ban­ques.

Dans Roméo et Juli­ette (1976) on voit ce prob­lème du rap­port auteur — per­son­nage se trans­former en rap­port auteur — œuvre en con­ser­vant toute­fois l’idée qu’il est pos­si­ble d’en faire du théâtre. De fait, le spec­ta­cle coïn­cide avec le songe d’un Shake­speare, qui se serait endor­mi et autour duquel s’agiteraient les fan­tômes d’une tragédie encore en devenir. Quant à l’in­ter­pré­ta­tion des acteurs, elle est plutôt réduite à une agi­ta­tion de spec­tres à tra­vers l’en­reg­istrement en play­back de leur voix tan­dis que dans le rôle de Mer­cu­tio, Carme­lo Bene s’empare de l’œuvre jusqu’à en devenir le manip­u­la­teur. Et, quand le réc­it exige inévitable­ment sa mort, immo­bile sur son lit, il refuse de mourir et pro­longe son ago­nie jusqu’à la fin, tout atten­tif à tiss­er le des­tin des autres per­son­nages. Cette con­damna­tion à l’immobilité de l’acteur qui mène désor­mais une lutte haras­sante pour impos­er sa présence se retrou­ve encore dans Richard III (1977) dont la mise en scène est dom­inée par un grand lit-catafalque, sur lequel Carme­lo Bene tient un impres­sion­nant mono­logue. Sup­primée aus­si, la présence des per­son­nages mas­culins pour ne laiss­er sub­sis­ter du réc­it de Shake­speare que les six femmes qui gravi­tent autour de Richard. Mais, le rap­port ‑malé­dic­tion-séduc­tion qui est instau­ré avec le per­son­nage prin­ci­pal est toute­fois pro­vi­soire car les femmes sont des­tinées à finir isolées et aban­don­nées telles un chœur char­nel frus­tré dans sa pos­ses­siv­ité. A tra­vers elles, Carme­lo Bene se déchaîne dans l’élab­o­ra­tion d’un dis­cours dont il détru­it, une par une, chaque parole, par­courant un itinéraire puéril qui le con­duit à vivre ses pro­pres batailles dans une cham­bre à couch­er. Et l’image de l’acteur vient lente­ment se super­pos­er à celle du per­son­nage his­torique tant il est soucieux de faire accepter sa mas­tur­ba­tion fétichiste. Aujourd’hui, avec la froideur de son ironie lucide et dans une immo­bil­ité désor­mais qua­si­ment absolue, son — plus récent — Oth­el­lo va encore plus loin et devient une procla­ma­tion de l’impossibilité de représen­ter le texte. Au cen­tre, à nou­veau un lit sur lequel le per­son­nage reste tout le temps éten­du, niant le pub­lic et ne se préoc­cu­pant plus, comme c’est le cas dans presque toute la sec­onde par­tie, que de se regarder lui-même. A peine adoucies par les couleurs des pro­jecteurs, et à l’ex­cep­tion d’un jet de fleurs rouges, les seules couleurs présentes sont le blanc et le noir. Blancs les cos­tumes, blanch­es les étoffes à lacér­er qui recou­vrent le catafalque noir, blanche aus­si la scène représen­tée par un énorme col­lage sym­bol­ique de foulards qui tombent les uns après les autres pour ne plus laiss­er appa­raître que le noir total. 

D’Oth­el­lo aus­si a dis­paru tout réc­it : Des­dé­mone est étran­glée dès la pre­mière scène, la fin se trou­ve placée au début. Il n’en sub­siste qu’une longue évo­ca­tion douloureuse, une veil­lée ou une messe funèbre. La femme a dis­paru. Elle existe en tant qu’absence et réap­pa­raît dans un babil­lage futile telle un fan­tôme nos­tal­gique ou étranger. Mais, l’évo­ca­tion qui mar­que les longs moments d’é­mo­tion du spec­ta­cle, entre deux flots de musique, n’est qu’une affaire d’hommes :c’est une con­fronta­tion angois­sée et dérisoire qui oppose Oth­el­lo et lago, l’histoire de leur atti­rance et de leur con­cur­rence parce que si l’on trou­ve au cen­tre un Oth­el­lo dif­férent dans tous les sens du terme, il y a, à ses côtés, un lago angois­sé dans son impa­tience à s’ap­pro­prier son apparence et ses into­na­tions de voix, à se noir­cir pro­gres­sive­ment le vis­age au fur et à mesure que l’Othello de Bene lui, se décol­ore. C’est seule­ment de cette diver­sité affir­mée que nais­sent les autres per­son­nages comme pures pro­jec­tions d’un mono­logue mul­ti­plié par deux. 

En effet, tous les autres per­son­nages s’ex­pri­ment en play­back mais.avec la voix des deux per­son­nages prin­ci­paux. L’attirance qui existe entre les deux pro­tag­o­nistes se matéri­alise dans la créa­tion du fan­tôme de Cas­sio. Et le con­traste naît dans la réap­pari­tion du monde féminin qu’il faut absorber ou effac­er. Dans cet univers illu­soire, il n’y a pas d’is­sue pos­si­ble : per­son­ne n’en­tre en scène ou n’en sort. Seules se suc­cè­dent des appari­tions et des dis­pari­tions, au-dessus ou der­rière le lit, dans ou hors de vio­lents rayons jumineux. Tout mou­ve­ment physique est sup­primé, la voix à elle seule résume tous les sur­sauts de vie comme dans un délire Beck­et­tien. Le spec­ta­cle prend alors les dimen­sions d’un con­cert vocal, le texte devient par­ti­tion où la voix-instru­ment de Carme­lo Bene, les mur­mures sourds enreg­istrés et ampli­fiés, le flot des musiques de fond et de tran­si­tion, assurent les uniques moments de con­traste. Shake­speare est présent grâce à une suc­ces­sion de petits frag­ments de texte syn­thé­tiques, absorbés comme une avalanche de petites bombes en brèves séquences brusque­ment inter­rompues pour empêch­er qu’éclate le drame, soutenues ou liées par l’ir­rup­tion de la musique.

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Par Franco Quadri
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