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Portrait

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Le 13 Avr 2010
Jean-Quentin Châtelain dans ODE MARITIME de Fernando Pessoa, mise en scène Claude Régy, Théâtre Vidy-Lausanne, juin 2009. Photo Mario Del Curto.
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Jean-Quentin Châtelain dans ODE MARITIME de Fernando Pessoa, mise en scène Claude Régy, Théâtre Vidy-Lausanne, juin 2009. Photo Mario Del Curto.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

NAVIGARE NECESSE ; vivere non est necesse » (Nav­iguer est néces­saire, vivre n’est pas néces­saire)

Pom­pée, général romain 106 – 48 avant J. C., cité par Plu­tar­que.

Les nav­i­ga­teurs anciens avaient cette phrase glo­rieuse : 
« Nav­iguer est néces­saire ; vivre n’est pas néces­saire »
Je veux faire mien l’esprit de cette phrase
En trans­former la forme pour la mari­er avec celui que je suis : 
Vivre n’est pas néces­saire ; c’est créer qui est néces­saire.

Fer­nan­do Pes­soa

Saint Antoine naît à Lis­bonne le 13 juin 1195. Son véri­ta­ble nom était Fer­nan­do Bul­hão. Il prend le nom d’António lorsqu’il est ordon­né frère fran­cis­cain en 1220. Il devient le grand théolo­gien de l’Ordre et après un par­cours qui le mène du Maroc en Ital­ie du Nord en pas­sant par la France du sud-ouest, il meurt à Padoue en 1231. Il est le saint « nation­al » por­tu­gais.
Fer­nan­do Pes­soa est né le 13 juin 1888 à Lis­bonne. De son nom com­plet : Fer­nan­do António Nogueira Pessôa.
Il est ten­tant d’imaginer toutes les …ten­ta­tions que recè­lent ses deux prénoms.

Fer­nan­do António Nogueira Pes­soa perd son père à l’âge de cinq ans. Sa mère se remarie deux ans plus tard avec le com­man­dant João Miguel Rosa qui est con­sul général du Por­tu­gal à Dur­ban, en Afrique du Sud, où toute la famille vivra. En 1901, pre­mier voy­age de retour à Lis­bonne accom­pa­g­nant le corps de sa petite sœur morte. Depuis Lis­bonne, il fera un voy­age aux Açores d’où est orig­i­naire sa mère. La famille repart en Afrique du Sud, qu’il rejoin­dra, un peu plus tard. Après deux années uni­ver­si­taires, il ren­tre défini­tive­ment à Lis­bonne, tout seul, en 1905. Les grandes tra­ver­sées atlan­tiques en paque­bot sont ter­minées. Il ne quit­tera plus la ville.
Il est bilingue. L’anglais restera une langue con­stam­ment présente, non pas seule­ment pour la lec­ture de Shake­speare, Keats ou Ten­nyson, et évidem­ment de Walt Whit­man, mais comme langue d’écriture. Le dernier mot écrit de sa main, avant de mourir n’est-il pas : I know not what tomor­row will bring ? Néan­moins, c’est le por­tu­gais qui le cap­tivera, qu’il fera sien, quitte à lui don­ner une moder­nité nou­velle : Ma patrie est la langue por­tu­gaise fera-t-il écrire à Bernar­do Soares.
En 1911, il aban­donne son deux­ième prénom et il enlève l’accent cir­con­flexe du « o » de Pes­soa. Il est la per­son­ne. Pes­soa en por­tu­gais sig­nifi­ant à la fois une per­son­ne, mais aus­si toute per­son­ne. Ce sera en quelque sorte un posi­tif abstrait.
BUREAU DE TABAC écrit en 1929 sous le patronyme de Álvaro de Cam­pos : 

Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
Cela dit, je porte en mois tous les rêves du monde.

On pour­rait ajouter que rien de vrai­ment remar­quable ne sem­ble être arrivé dans la vie réelle de Pes­soa. Il est tra­duc­teur pour une petite entre­prise d’import-export, dans le cen­tre de Lis­bonne, et vit d’une façon rel­a­tive­ment mod­este, même s’il est d’une famille bour­geoise et qu’il a hérité d’un petit pécule. Il change sou­vent d’adresse, rend vis­ite à sa famille proche (qui, elle, con­sid­ère qu’il n’a pas vrai­ment réus­si dans la vie), a une amourette avec une jeune fille de 19 ans qui se prénomme Ophélie (prénom séduisant pour un grand lecteur de Shake­speare comme lui) mais cette his­toire dur­era peu… Il est tou­jours impec­ca­ble­ment habil­lé (Tchekhov décrit dans une de ses nou­velles un homme tou­jours très bou­ton­né qui craint la vraie vie), boit mais sait se tenir, aime les tra­ver­sées de Lis­bonne (il trac­era même des graphiques pour les meilleurs tra­jets), ira un peu dans les alen­tours proches de la ville (une pho­to à Esto­ril sur le tard, un poème sur la route de Sin­tra), et meurt, à 47 ans, le 30 novem­bre 1935 (d’une cir­rhose du foie).
Il écrit cepen­dant beau­coup. Il col­la­bore à des revues lit­téraires divers­es, il en crée lui-même. Il par­ticipe à la vie des cafés de Lis­bonne où se réu­nis­sent des intel­lectuels. Il lais­sera à sa mort plusieurs mil­liers de frag­ments de textes. Son œuvre com­plète sera pub­liée tel un work in progress tout au long du XXe siè­cle.

Octavio Paz écrit : « Les poètes n’ont pas de biogra­phie. Leur œuvre est leur biogra­phie. Chez Pes­soa rien n’est sur­prenant dans sa vie – rien, sauf ses poèmes ».

Dès la mort de son père, Pes­soa invente un per­son­nage, le Cheva­lier de Pas, qui écrit des petits poèmes. Plus tard, Alexan­der Search (au patronyme si révéla­teur) écrit des let­tres à Pes­soa ; c’est à dire, à lui-même. D’autres sur­giront durant son ado­les­cence, puis son âge adulte. Ils auront des « activ­ités » divers­es et des « exis­tences » plus ou moins longues, voire ponctuelles. Après 1911 et surtout 1914, sur­gis­sent les essen­tiels, ces autres lui-même qui peu à peu auront une vie pro­pre, une créa­tion qui leur appar­tient. Il y a le « maître » Alber­to Caeiro, que Pes­soa fera « mourir », puis le médecin Ricar­do Reis, hel­léniste dis­tin­gué, que Pes­soa éloign­era jusqu’au Brésil (et que José Sara­m­a­go fera revenir à Lis­bonne pour le JOUR DE LA MORT DE RICARDO REIS), Álvaro de Cam­pos, le com­pagnon, celui qui voy­age tout le temps, élé­gant et blasé, qui évoluera du futur­isme ent­hou­si­aste à une posi­tion de dis­tance amère, et sera tou­jours présent. Il y a Fer­nan­do Pes­soa lui-même et cet autre miroir du poète qui écrit en prose l’admirable texte frag­men­taire – et pour ain­si dire infi­ni – du LIVRE DE L’INTRANQUILLITÉ : Bernar­do Soares. Ce sont des éma­na­tions de Pes­soa, naturelle­ment, mais ce sont égale­ment ses « autres-moi », qui, comme les bras de Shi­va (cette per­son­ni­fi­ca­tion de l’Absolu, selon la tra­di­tion hin­doue), sauront se mou­voir indépen­dam­ment les uns des autres, mais appar­ti­en­nent au même corps cen­tral. Le poète les qual­i­fiera de hétéronymes, réser­vant l’ortho­nymieà sa pro­pre sig­na­ture. Dans une let­tre célèbre au cri­tique lit­téraire Adol­fo Casais Mon­teiro, du 13 jan­vi­er 1935, il se débar­rasse de tout ques­tion- nement psy­ch­an­a­ly­tique : 
Je com­mence par le côté psy­chi­a­trique. L’origine de mes hétéronymes est dans la pro­fonde mar­que d’hystérie qui existe en moi. Je ne sais pas si je suis sim­ple­ment hys­térique ou si je suis plus exacte­ment un hys­téro- neurasthénique. Je penche pour la sec­onde hypothèse, car il y a en moi des phénomènes d’aboulie qui ne cadrent pas avec le reg­istre des symp­tômes de l’hystérie pro­pre­ment dite. Quoi qu’il en soit, l’origine men­tale de mes hétéronymes réside dans ma ten­dance organique et con­stante pour la déper­son­nal­i­sa­tion et pour la sim­u­la­tion. Ces phénomènes – heureuse­ment pour moi et pour les autres – se men­talisent en moi ; je veux dire qu’ils ne se man­i­fes­tent pas dans ma vie pra­tique, extérieure, dans le rap­port aux autres ; il explosent au dedans et je les vis seul à seul avec moi-même. Si j’étais femme – chez la femme les phénomènes hys­tériques se déclar­ent dans des attaques et des choses de ce genre – chaque poème d’Alvaro de Cam­po (le plus hys­térique­ment hys­térique de moi) serait alar­mant pour les voisins. Mais je suis un homme – et chez les hommes l’hystérie prend prin­ci­pale­ment des aspects men­taux ; ain­si tout finit en silence et en poésie…
Pes­soa écarte ain­si toute autre inter­pré­ta­tion future, en inven­tant une extra­or­di­naire mise en scène de l’apparition de ses hétéronymes ; en allant jusqu’à don­ner des détails physiques de cha­cun d’eux – par exem­ple : Álvaro de Cam­pos est grand, il a 1,75 mètre, c’est à dire 2 cen­timètres de plus que moi ; il est mai­gre et a ten­dance à se courber– en leur trou­vant une sorte de jus­ti­fi­ca­tion exis­ten­tielle. Visuelle. Théâ­trale.

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Pierre Léglise-Costa
Pierre Léglise-Costa est professeur, traducteur, directeur de la Bibliothèque Portugaise, éditions Métailié, commissaire d’expositions, auteur...Plus d'info
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