Patrick Bonté, Nicole Mossoux
ENTRE CES DEUX NOMS, des étendues, des déserts et des cryptes, l’existence d’un étrange voussoir, un refus soudain d’énumérer, un théâtre ouvert aux purs lendemains, un doute distinct comme un premier regard se portant sur le pouvoir des fins. Une frontière intérieure ne peut les séparer, elle seule ne doit pas prendre corps (et néanmoins ce ne peut être une loi).
Cette « frontière » ne répond à aucun dessin, aucun tracé, qu’ils soient légitimes ou forcés. Elle ne délimite pas de territoires ; elle est fluide et intermittente comme un curseur activé par un désir dédoublé, où, précis comme un scalpel, il pointe au cœur de ce qui voit double, le trait d’une vision ouvrant tous les recours.
Le recours ? Ce serait peut-être l’un des mots secrets (mot-clef) et l’une des formes cryptées de leur travail et de l’œuvre qui s’en fait le décours. Il se tient et veille dans une entre-scènes — entre tableaux, écrans, crans d’arrêt, segments chorégraphiques et phrasés gestuels ou textuels. Il est princeps. Il assure que la transgression ne sera ni mortelle ni simplement l’objet d’une loi la rabattant sous son coup. Il est cette force en reste qui émarge au plus strict, au plus pensé du dispositif mis en place (et chaque fois renouvelé). Il est cet air inespéré, cet hélium, ce corps simple gazeux (He), très léger, mono-atomique et ininflammable, découvert dans la chromosphère solaire et très rare dans l’air — émanant comme tel du trouble des corps, de leurs hésitations, de leurs controverses, de leurs disparités inquiètes, tendues ou vagues, sèches et soudainement regonflées par une pensée hantée par son envers. He (elle-lit-homme)!
Entre ces trois femmes et ces deux hommes, entre les trois écrans qui les séparent mais ne font pas écran entre eux, un élément circule comme une particule manquante et inconnue. Il cherche, invisiblement, son alliage, ses alliances, son couple et ses couplages. Il est du genre supplémentaire, plutôt que complémentaire. Même l’excès ou l’outrance n’est pas de son domaine. L’autre et le même ( l’homo, l’hétéro) semblent chercher un genre inconnu, encore inengendré, auquel ils voudraient, désireraient souscrire (sous-écriture).
Il y aurait là comme un motif récurrent, une recherche à peine énonçable, pour ces archéologues fouillant des chantiers de mouvements : ce qui fait l’objet d’une sous-écriture ineffaçable ( plus fuyante encore qu’un texte palimpseste). Beckett se le répétait parfois « je ne suis pas assez bas » pour que l’écriture soit la veille de tout entre-déchirement. Tirer du bas ces traits d’existence qui, sensibles au moindre caractère blessant, n’en raviveront ni rouvriront les pouvoirs humiliants. Lutte inégale (politique) mais inévitable d’une grâce sous-jacente contre toute « force de caractère » imposant sa grammaire, son capital, sa force de loi et ses valeurs sélectives. La Belgique est peut-être, en ce sens, un pays stratifié par ces découpages (notamment de langue) dont Michaux a su, mieux que nul autre, révéler les « propriétés » paradoxales et intenables.
Autrement dit, Nicole Mossoux et Patrick Bonté auraient eu, dès les débuts, affaire à de
l’impropre, des chais de mémoires mal cavées, mal entretenues.
Mémoires qu’un seul couple ne saurait prendre en compte sans les assourdir d’une douleur confondante, celle, précisément, qui revient à ce seul couple sous le tenant d’un seul passé. Or l’enjeu, ici essentiel, est de dégager le passé d’un présent trop lourd et d’un avenir trop projeté. L’élément rare l’exige atmosphériquement (et lumineusement): désenfouir c’est mettre au jour non seulement de l’indéchiffrable (fut-il, comme les hiéroglyphes, lentement décryptés ) mais aussi de l’indéfrichable, soit une zone à jamais vierge où les sols du théâtre, de la danse, du film, du texte se dérobent et laissent poindre une nudité ignorante de la nuit. Douce tenaille se dressant à l’aube de chacune des pièces créées et obsédées par cette nuit sur le monde qui masque l’émerveillement de ses corps naissants, étrangers ( par leur innocence ) aux DERNIÈRES HALLUCINATIONS DE LUCAS CRANACH L’ANCIEN. Nuit des corps qui se fait un monde de la nuit tombant sur le monde en ne cessant de la transpercer par signes, embryons ou présences si pleines qu’elles se dédoublent de leur marionnette (une face morte protège la face inquiète d’être vivante). Il s’agit, pour l’une et l’autre, en état de gémination en ces heures, de lire ce qu’elles sont en train d’écrire.
La question reste latente et comme en demeure : de deux êtres jumeaux, venant au monde, de quelle ombre celui qui vient au jour en second protège-t-il celui qui voit le jour le premier ?
De quel éclat, de quelle intensité le préserve-t-il en secret, de quel sous-cri double-t-il son premier cri ?
*Extrait.




