« Juste un geste de cinéma … »
Parole d’artiste

« Juste un geste de cinéma … »

Michel Jakar

Le 12 Juin 2010
Isabelle Dumont, Isabelle Lamouline, Nicole Mossoux et Carine Peeters dans RIEN DE RÉEL (film), réalisation Michel J akar, RTBF, BRTN, Parallèles Production, Compagnie Mossoux-Bonté, 1992. Photo Michel Jakar.
Isabelle Dumont, Isabelle Lamouline, Nicole Mossoux et Carine Peeters dans RIEN DE RÉEL (film), réalisation Michel J akar, RTBF, BRTN, Parallèles Production, Compagnie Mossoux-Bonté, 1992. Photo Michel Jakar.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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CES MOTS qual­i­fi­ant l’acte de filmer la danse se trou­vent dans l’écri­t­ure de Jacque­line Aube­nas1. Juste avant : « Il est bien évi­dent et fort heureux que filmer la danse n’est ni un moule ni un genre. » Juste après : « La danse est un sujet comme n’im­porte quelle his­toire et le danseur devient l’ac­teur de son pro­pre corps. Il appar­tient au cinéaste. »
Bien à pro­pos pour dire ce qui nous préoc­cupe ici : mon his­toire intime et secrète de cinéaste en un geste accolé à l’œu­vre de Nicole Mossoux et de Patrick Bon­té. Quelque chose comme une ten­ta­tive de bégaiement posthume à l’œu­vre con­sacrée. Donc, juste un geste de ciné­ma amoureux du geste de leur écri­t­ure com­mune offerte à mon regard. Ma présence à leur côté et mon tra­vail de cinéaste passe par la peur de l’ef­face­ment. Par ce désir sin­guli­er d’in­scrire une his­toire de ciné­ma dans le hors-monde du spec­ta­cle vivant. Et de graver le sens de leur créa­tion, les gestes de leur écri­t­ure et la lumière de leurs spec­ta­cles. C’est un tra­vail du deuil, une écri­t­ure de l’après … Le ciné­ma n’as­sume-t-il pas, dès ses orig­ines, d’être un art au ser­vice de la mort ? Tout a été joué.
Con­sciem­ment, je ne filme ni théâtre ni danse. Je filme ce que je vois et je fais voir par le film ce qui ne pour­rait pas être vu sans le ciné­ma. J’a­joute ain­si mon regard au vis­i­ble. J’opère d’év­i­dence une pro­fa­na­tion du réel de la scène puisque toute la vio­lence de mon regard est dans cet acte de filmer qui me pos­sède. La scène est observée en panop­tique par l’œil gauche qui anticipe et donne des infor­ma­tions à l’ œil droit, lequel décide immé­di­ate­ment de la justesse d’un cadre, de la plus juste lumière à adopter et donc du geste de ciné­ma à accom­plir à chaque instant de la représen­ta­tion. Cette dis­so­ci­a­tion du regard me plonge, dès la pre­mière sec­onde, dès l’ap­pari­tion des acteurs sur la scène, dans un état par­ti­c­uli­er pour abor­der l’en­jeu de la scène. Je suis dans le champ de leur action. C’est un corps à corps avec la caméra, avec les comé­di­ens, avec ce qui se des­sine entre eux, avec la lumière, avec l’équili­bre du cadre …
Je filme comme un prim­i­tif, au sens pic­tur­al du terme. Dans la frontal­ité. J’en­reg­istre une réal­ité brute en temps réel. Et j’as­sure pleine­ment, en toute incon­science, l’im­mé­di­ateté du geste de ciné­ma que je suis à même de pos­er. Jusqu’à l’ex­agéra­tion du trait, jusqu’à l’im­per-tinence de celui qui finit par se pro­jeter sur la scène et jouer le jeu. Ain­si, chaque instant devient l’af­fir­ma­tion de cette ren­con­tre et du partage de ce temps et de ce lieu de la représen­ta­tion.
Patrick Bon­té et Nicole Mossoux met­tent le théâtre en mou­ve­ments avec des acteurs hybrides qui par­lent une langue en deça ou au-delà des mots. Les codes habituels volent en éclats. Avec eux, le ciné­ma peut s’at­tarder sur des vis­ages qui nous racon­tent une his­toire, sur des petits gestes qui dis­ent et pro­lon­gent leur his­toire, sur des sit­u­a­tions d’ensem­ble qui font appa­raître toute l’é­trangeté d’un instant qui nous appa­rais­sait pour­tant fam­i­li­er dans le grossisse­ment des apparences dev­enues trompeuses. Le ciné­ma y trou­ve matière à s’y per­dre pour enfan­ter d’un art en con­stante décou­verte de lui-même. Faire appa­raître par le film cet état par­ti­c­uli­er dans lequel nous plonge un spec­ta­cle créé par eux est pour moi l’essen­tiel de mon geste de ciné­ma. Et prob­a­ble­ment la part la plus secrète et déli­cate de mon inter­ven­tion.

Isabelle Dumont, Isabelle Lam­ouline, Nicole Mossoux et Carine Peeters dans
RIEN DE RÉEL (film), réal­i­sa­tion Michel Jakar, RTBF, BRTN, Par­al­lèles Pro­duc­tion, Com­pag­nie Mossoux-Bon­cé, 1992.
Pho­to Michel Jakar


« Jamais deux esprits ne se ren­con­trent sans de ce fait même créer une troisième force, invis­i­ble et intan­gi­ble, qui doit être assim­ilée à un tiers esprit. » Dix­it Bry­on Gysin par­lant lui-même de sa col­lab­o­ra­tion avec William Bur­roughs. Com­ment dire le rap­port que j’en­tre­tiens avec l’œu­vre de Nicole Mossoux et de Patrick Bon­té ? The Third Mind issu de leur com­plot artis­tique est celui qui hante la scène et qui donne à leur écri­t­ure ce lus­tre sin­guli­er et unique. Il est mon inter­locu­teur lorsque je me retrou­ve à la fois spec­ta­teur de leurs visions et opéra­teur de mes images ? C’est à lui que je trans­mets mon ivresse et le bon­heur qui me saisit sou­vent, très sou­vent dans cet acte de filmer. Il sait ce qui me trou­ble et fascine mon regard lorsque je suis en leur com­pag­nie.
Ce que je mon­tre porte néces­saire­ment la mar­que de ma présence et du rap­port que je con­stru­it avec les corps que je filme et aux­quels je m’adresse. Mon désir prend ain­si sa place et se recon­naît dans le champ de l’autre.
Dès lors, de cette pro­fa­na­tion toute resti­tu­tion est impos­si­ble et même inen­vis­age­able. Car adap­tée, traduite en une langue qui n’est plus celle de la scène d’o­rig­ine voulue par Nicole Mossoux et Patrick Bon­té.
Un jour, Jacques Del­cu­vel­lerie a qual­i­fié mon geste de ciné­ma en direc­tion du théâtre de « trahi­son amoureuse » ! La for­mule était belle qui de l’amour autori­sait la trahi­son ! J’ai assumé brave­ment cette fonc­tion de traître dans une his­toire com­plexe avec Nicole Mossoux, Patrick Bon­té and the Third Mind him­self. Mais l’im­pact de la trahi­son est à la hau­teur de la rela­tion amoureuse des gestes de cha­cun. Pour attein­dre un geste de ciné­ma qui soit juste et traduise ce qui fut sur une scène de théâtre, je dois en découdre du spec­ta­cle vivant, lui faire ren­dre l’âme et en ressus­citer la forme et l’essence dans une écri­t­ure qui soit un geste de ciné­ma au plus juste de mon admi­ra­tion pour l’œu­vre qu’ils bâtis­sent. Il ne pour­rait en être autrement.

  1. FILMER LA DANSE sous la direc­tion de Jacque­line Aube­nas — CGRI/Ministère de la Com­mu­nauté française de Belgique/Éditions Luc Pire, 2007. ↩︎
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Écrit par Michel Jakar
Michel Jakar écrit et réalise des films qui, pour l’essen­tiel, se situent hors des codes, hors des normes,...Plus d'info
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