CES MOTS qualifiant l’acte de filmer la danse se trouvent dans l’écriture de Jacqueline Aubenas1. Juste avant : « Il est bien évident et fort heureux que filmer la danse n’est ni un moule ni un genre. » Juste après : « La danse est un sujet comme n’importe quelle histoire et le danseur devient l’acteur de son propre corps. Il appartient au cinéaste. »
Bien à propos pour dire ce qui nous préoccupe ici : mon histoire intime et secrète de cinéaste en un geste accolé à l’œuvre de Nicole Mossoux et de Patrick Bonté. Quelque chose comme une tentative de bégaiement posthume à l’œuvre consacrée. Donc, juste un geste de cinéma amoureux du geste de leur écriture commune offerte à mon regard. Ma présence à leur côté et mon travail de cinéaste passe par la peur de l’effacement. Par ce désir singulier d’inscrire une histoire de cinéma dans le hors-monde du spectacle vivant. Et de graver le sens de leur création, les gestes de leur écriture et la lumière de leurs spectacles. C’est un travail du deuil, une écriture de l’après … Le cinéma n’assume-t-il pas, dès ses origines, d’être un art au service de la mort ? Tout a été joué.
Consciemment, je ne filme ni théâtre ni danse. Je filme ce que je vois et je fais voir par le film ce qui ne pourrait pas être vu sans le cinéma. J’ajoute ainsi mon regard au visible. J’opère d’évidence une profanation du réel de la scène puisque toute la violence de mon regard est dans cet acte de filmer qui me possède. La scène est observée en panoptique par l’œil gauche qui anticipe et donne des informations à l’ œil droit, lequel décide immédiatement de la justesse d’un cadre, de la plus juste lumière à adopter et donc du geste de cinéma à accomplir à chaque instant de la représentation. Cette dissociation du regard me plonge, dès la première seconde, dès l’apparition des acteurs sur la scène, dans un état particulier pour aborder l’enjeu de la scène. Je suis dans le champ de leur action. C’est un corps à corps avec la caméra, avec les comédiens, avec ce qui se dessine entre eux, avec la lumière, avec l’équilibre du cadre …
Je filme comme un primitif, au sens pictural du terme. Dans la frontalité. J’enregistre une réalité brute en temps réel. Et j’assure pleinement, en toute inconscience, l’immédiateté du geste de cinéma que je suis à même de poser. Jusqu’à l’exagération du trait, jusqu’à l’imper-tinence de celui qui finit par se projeter sur la scène et jouer le jeu. Ainsi, chaque instant devient l’affirmation de cette rencontre et du partage de ce temps et de ce lieu de la représentation.
Patrick Bonté et Nicole Mossoux mettent le théâtre en mouvements avec des acteurs hybrides qui parlent une langue en deça ou au-delà des mots. Les codes habituels volent en éclats. Avec eux, le cinéma peut s’attarder sur des visages qui nous racontent une histoire, sur des petits gestes qui disent et prolongent leur histoire, sur des situations d’ensemble qui font apparaître toute l’étrangeté d’un instant qui nous apparaissait pourtant familier dans le grossissement des apparences devenues trompeuses. Le cinéma y trouve matière à s’y perdre pour enfanter d’un art en constante découverte de lui-même. Faire apparaître par le film cet état particulier dans lequel nous plonge un spectacle créé par eux est pour moi l’essentiel de mon geste de cinéma. Et probablement la part la plus secrète et délicate de mon intervention.

RIEN DE RÉEL (film), réalisation Michel Jakar, RTBF, BRTN, Parallèles Production, Compagnie Mossoux-Boncé, 1992.
Photo Michel Jakar
« Jamais deux esprits ne se rencontrent sans de ce fait même créer une troisième force, invisible et intangible, qui doit être assimilée à un tiers esprit. » Dixit Bryon Gysin parlant lui-même de sa collaboration avec William Burroughs. Comment dire le rapport que j’entretiens avec l’œuvre de Nicole Mossoux et de Patrick Bonté ? The Third Mind issu de leur complot artistique est celui qui hante la scène et qui donne à leur écriture ce lustre singulier et unique. Il est mon interlocuteur lorsque je me retrouve à la fois spectateur de leurs visions et opérateur de mes images ? C’est à lui que je transmets mon ivresse et le bonheur qui me saisit souvent, très souvent dans cet acte de filmer. Il sait ce qui me trouble et fascine mon regard lorsque je suis en leur compagnie.
Ce que je montre porte nécessairement la marque de ma présence et du rapport que je construit avec les corps que je filme et auxquels je m’adresse. Mon désir prend ainsi sa place et se reconnaît dans le champ de l’autre.
Dès lors, de cette profanation toute restitution est impossible et même inenvisageable. Car adaptée, traduite en une langue qui n’est plus celle de la scène d’origine voulue par Nicole Mossoux et Patrick Bonté.
Un jour, Jacques Delcuvellerie a qualifié mon geste de cinéma en direction du théâtre de « trahison amoureuse » ! La formule était belle qui de l’amour autorisait la trahison ! J’ai assumé bravement cette fonction de traître dans une histoire complexe avec Nicole Mossoux, Patrick Bonté and the Third Mind himself. Mais l’impact de la trahison est à la hauteur de la relation amoureuse des gestes de chacun. Pour atteindre un geste de cinéma qui soit juste et traduise ce qui fut sur une scène de théâtre, je dois en découdre du spectacle vivant, lui faire rendre l’âme et en ressusciter la forme et l’essence dans une écriture qui soit un geste de cinéma au plus juste de mon admiration pour l’œuvre qu’ils bâtissent. Il ne pourrait en être autrement.
- FILMER LA DANSE sous la direction de Jacqueline Aubenas — CGRI/Ministère de la Communauté française de Belgique/Éditions Luc Pire, 2007. ↩︎


