La traversée secrète des mondes intérieurs
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Théâtre
Réflexion

La traversée secrète des mondes intérieurs

Anne Longuet Marx

Le 28 Oct 2025

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Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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PARTONS DU POSTULAT que la danse met en scène un corps-pen­sée sous le signe évanouis­sant d’une capac­ité d’art. Les mon­des pro­posés par Nico­lessoux et Patrick Bon­té pré­ten­dent au théâtre par ces corps-pen­sées par­ti­c­uliers que sont ceux de leurs acteurs-danseurs. Une forme de pen­sée en mou­ve­ment dans l’ef­fec­tu­a­tion mys­térieuse d’un par­cours qui ne vise ni la vir­tu­osité abstraite, ni l’ex­pres­siv­ité nar­ra­tive.
Elle cul­tive bien plutôt une sorte d’in­ten­si­fi­ca­tion de la présence des êtres en mou­ve­ment qui,sitôt offerts au regard, s’y dérobent suiv­ant une loi qui d’abord échappe et par là-même intrigue. Quelque chose sourd, qui n’a pas de nom et nous ren­voie au sur­gisse­ment d’un événe­ment qui ne peut venir que de la scène, à l’in­stant.
L’in­ten­sité qui nous saisit naît de la trans­for­ma­tion de l’e­space par le mou­ve­ment qui le tra­verse, le barre, l’oblitère, le cap­ture telle une puis­sance obscure et tran­chante. Le réel troue l’e­space et l’ar­tic­ule autour de ces béances. Les tra­jec­toires sont donc imprévis­i­bles, mais à vrai dire elles ne tra­cent guère d’his­toire ou d’in­trigue. Cela, parce qu’elles sont l’In­trigue même, cha­cune déployée pour elle-même, dans l’in­dif­férence et l’ar­ro­gance de son développe­ment pro­pre, cha­cune vouée dans sa lumière et son espace à sa pro­pre apothéose et à son effon­drement, per­sévérant dans son être jusqu’à la lie, sans mémoire et sans postérité.
Le spec­ta­teur que nous sommes sait très vite qu’il est à bord d’une embar­ca­tion nou­velle qui le con­duit dans un espace-temps sidérant. Ce qui se développe n’est pas une his­toire, mais un style qui procède par con­t­a­m­i­na­tion de rythmes, de sons et de lumières, ampli­fi­ant la capac­ité de l’ac­teur-danseur à activ­er le déploiement d’une forme inédite. Ce qui affleure alors est, comme le dit Patrick Bon­té, de l’or­dre d’une inter­ro­ga­tion men­tale, une gestuelle pro­duite, non par le seul effet de l’écrin matériel des élé­ments scéniques, mais par un monde intérieur qui bouil­lonne. Ce sont des effluves de ce bouil­lon­nement secret qui agite les inter­prètes.
Le geste est d’abord une inter­ro­ga­tion men­tale, la man­i­fes­ta­tion de cir­cu­la­tions internes con­tra­dic­toires et inco­ercibles. Ce n’est donc jamais une his­toire qui se développe, mais des his­toires obscures, un éche­veau de forces qui se man­i­fes­tent à nous par le véhicule de ces corps en mou­ve­ment. Le plus sou­vent, c’est un débat qui affiche les con­tra­dic­tions qui nous tra­vail­lent, les guer­res internes qui nous habitent et dont la réso­lu­tion tou­jours pro­vi­soire con­stitue ce que l’on appelle un sujet.
Les corps-pen­sées qui se présen­tent à nous ont cette par­tic­u­lar­ité d’être autant sen­si­bles et
réac­t­ifs à l’écrin de sen­sa­tions sus­citées par les élé­ments extérieurs que mus en per­ma­nence par une logique interne implaca­ble.
Il sem­ble que ce qui advient sur scène soit con­stam­ment mis en doute, que cha­cun des gestes soit à l’épreuve d’une véri­fi­ca­tion, l’ob­jet d’une bataille, d’un nou­veau défi, tou­jours inachevé, tou­jours recom­mencé, comme un cœur qui bat. Ce sont bien des cœurs vail­lants en bataille.
Ce qui compte, nous rap­pelle Nicole Mossoux, est ce qui meut ces corps et la manière dont ils créent de l’e­space autour d’eux. Il faut que l’in­ter­prète descende au plus pro­fond de lui-même, que sa présence soit con­stam­ment mise en doute, à l’épreuve. L’év­i­dence évide sans effet de vérité, évite la ren­con­tre ; il faut loin de l’év­i­dence laiss­er le décalage, le glisse­ment affleur­er dans le mou­ve­ment.
Le geste arrive au corps-pen­sée, lui arrive, comme une défla­gra­tion dont il faut pren­dre acte et con­tin­uer à extra-vaguer, si je puis dire. À pro­pos de cette descente de l’in­ter­prète loin en lui-même, Nicole Mossoux évoque encore ces gestes qui s’a­van­cent en éclaireurs et lais­sent soudaine­ment sur­venir la réminis­cence, volatile et fra­cas­sante.
Trou­ver la logique interne à chaque élé­ment de cette descente dans les pro­fondeurs, l’ar­tic­uler à d’autres logiques qui vont, par le jeu de leurs intri­ca­tions, per­tur­ba­tions, con­tra­dic­tions, for­mer peu à peu, dans les heurts suc­ces­sifs des ren­con­tres, la com­plex­ité d’un lan­gage.


Light !


Dans LIGHT ! (2005 ), Nicole Mossoux, seule en scène, organ­ise l’e­space à par­tir de son corps san­glé et caparaçon­né, dans le jeu per­pétuel de la mobil­ité de son ombre pro­jetée et des fan­tas­magories qui se dévelop­pent à par­tir de celle-ci. D’emblée se pose la ques­tion de ce qui se mon­tre et se dérobe ; telle une sculp­ture mobile, le vide et le plein se com­bi­nent dans une con­struc­tion para­doxale par dérobade.
L’om­bre organ­ise le mou­ve­ment, pro­longe le corps, mod­i­fie la présence : la forme qui se dis­sout crée l’e­space qui devient trace à son tour, dans une fluc­tu­a­tion inces­sante. L’im­mo­bil­ité n’est là que pour le con­traste, comme Büch­n­er le dis­ait de l’en­fer. La sus­pen­sion est tou­jours un entre-deux, cou­ver­ture d’om­bre en promesse des méta­mor­phoses du corps. Retenu, pris­on­nier de l’om­bre, celui-ci se débat, puis se joue, détourne le piège noir. l’om­bre pro­longe le corps, le cou­vre, l’en­veloppe, puis brusque­ment l’a­ban­donne dans un effet bru­tal de lâch­er-prise. Il y a de la stu­peur dans les sur­pris­es du jeu avec l’om­bre, jamais de la peur. On entend la res­pi­ra­tion ampli­fiée deschange­ments imposés. Avancer, ou bien se couch­er. Ram­per encore vers la lumière, détourn­er, insis­ter, ruser. Se retourn­er sur soi et être pris encore dans le noir.
L’om­bre cou­vre le vis­age (comme sou­vent la main qui enlève la fenêtre du regard). Faire face à la bête d’om­bre, puis l’avaler : l’om­bre est aus­si un masque. La bête, la fan­tas­magorie, se déplie et se remet en posi­tion, en scène.
Les songes de la Rai­son sont, comme Goya nous l’a mon­tré, d’une res­pi­ra­tion rauque : on les entend dans le mou­ve­ment de bal­anci­er qu’en­ga­gent les bras, les jambes qui bien­tôt sug­gèrent un nou­v­el ani­mal, un ani­mal hénau­rme. Il se déplie en araignée. Ce corps joue
avec soi, à se faire peur comme le font les enfants, sur­pris des sen­sa­tions tou­jours renou­velées et infinies qui s’en­chaî­nent.

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Écrit par Anne Longuet-Marx
Anne Longuet-Marx est maître de conférences à l’université à Paris et auteur.Plus d'info
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