Les clairs yeux ouverts de la morte troublent
Danse
Théâtre
Réflexion

Les clairs yeux ouverts de la morte troublent

Philippe Verrièle

Le 9 Juin 2010

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Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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ILS CHERCHENT LE TROUBLE. C’est un leit­mo­tiv.
« Leurs spec­ta­cles, qui inter­ro­gent tou­jours la présence de l’acteur/ danseur, cherchent à créer un trou­ble dans lequel le spec­ta­teur puisse se sen­tir per­son­nelle­ment impliqué [ …}» explique-t-on 1 ; ils « éla­borent des spec­ta­cles qui explorent les zones trou­bles de la sen­si­bil­ité »2 … Nicole Mossoux et Patrick Bon­té3 sont trou­blants ; ce sont des choré­graphes du trou­ble. Le trou­ble est même le titre et le thème du pre­mier chapitre de leur livre d’en­tre­tien avec Anne Longuet-Marx4 (LE TROUBLE DU CORPS EN SCÈNE) … La cause est enten­due.
Mais si l’on admet que le trou­ble, c’est d’une part ce qui gêne la vision, la déforme, la déna­ture et, d’autre part, c’est ce qui con­trarie l’or­dre, il y a là un para­doxe. Il est même telle­ment évi­dent qu’il n’est jamais souligné : on ne devrait jamais être trou­blé par un spec­ta­cle, a for­tiori de danse. Et que nous le soyons ne fait qu’a­jouter au mys­tère, ne fait que soulign­er cet endroit même où il nous faut chercher. La notion de spec­tac­u­laire, éty­mologique­ment de « ce qui s’of­fre aux regards » sup­pose une vision claire, d’au­tant plus en matière choré­graphique où le choré­graphe est, par déf­i­ni­tion, celui qui ordonne les élé­ments. Dès le milieu du XVI­Ie siè­cle, avant même l’in­ven­tion du mot choré­graphe, de Saint-Hubert pré­cise dans son livre LA MANIÈRE DE COMPOSER ET FAIRE RÉUSSIR LES BALLETS (1641) : « Pour faire un beau bal­let, il y a six choses néces­saires : savoir le sujet, les airs, la danse, les habits, les machines et l’or­dre, desquelles choses je dirai mon sen­ti­ment » 5. Ce qui revient à dire que l’or­dre est dans la nature de l’œu­vre choré­graphique et non le trou­ble.
De plus il n’est pas si cer­tain que, bien que large­ment partagé, ce terme de trou­ble soit le mieux adap­té pour qual­i­fi­er la démarche des Mossoux-Bon­té. Leurs pièces sont d’abord des objets qui, bien qu’en clair obscur, sin­guli­er et vénéneux en ce qu’on y pres­sant la pos­si­bil­ité d’une cru­auté sourde, restent d’une red­outable pré­ci­sion ; s’ils intro­duisent le regard à un abîme d’au­tant plus inquié­tant que ce dernier ne se dévoile qu’avec lenteur, c’est avec la finesse d’une gravure à la pointe sèche. Cela tient d’un Roden­bach illus­tré par Féli­cien Rops, ver­tige sen­suel com­pris … Mais ce qui rend la pièce inquié­tante est juste­ment qu’il n’y a rien de trou­ble et au con­traire une clarté des moyens et des inten­tions entière­ment assumés. Les pièces des Mossoux-Bon­té sont des appari­tions : au sens éty­mologique, des révéla­tions, c’est à dire, un voile enlevé sur le réel du monde.
Dans GRADIVA (1999), de brefs moments de visions d’une chiche lumière et séparés par de longs noirs, lais­sent appa­raître plus qu’ils ne dévoilent une fig­ure planant légère­ment au-dessus du sol. Peu de mou­ve­ment, pas d’im­mo­bil­ité cepen­dant. Cet être improb­a­ble est comme mu d’une vie impens­able et qui n’ap­pert que dans l’in­stant. Durant les trois par­ties d’HÉLI­UM (2005) sur­gis­sent du néant à tra­vers des fenêtres qui s’ou­vrent et se fer­ment comme des paupières, des per­son­nages bougeant sans motif appar­ent mais avec la pré­ci­sion que pro­cur­erait l’ob­ser­va­tion d’un binoc­u­laire d’en­to­mol­o­giste.
Plus sim­ple (quant à cette fig­ure de la révéla­tion), LES DERNIÈRES HALLUCINATIONS DE LUCAS CRANACH L’ANCIEN (1990, 1991 et 2000 — les trois ver­sions sont com­pa­ra­bles de ce point de vue). Les Mossoux-Bon­té « ont remar­qué chez Cranach une théâ­tral­ité de l’é­trange qui témoigne d’un décalage et d’une dis­tance trou­ble du sujet à sa représen­ta­tion » dit le dossier de présen­ta­tion du spec­ta­cle. De fait cela se traduit par une série d’ap­pari­tions franch­es, presque crues, sous des lumières affir­mées dans des fenêtres décalées et improb­a­bles au regard de la pos­ture légitime de la vision qu’en­tend la forme théâ­trale, vision ordon­née avec, au cen­tre du rang cen­tral de la salle, ce siège idéal que l’on appelle « la place du prince » en fonc­tion de laque­lle se pense la per­fec­tion du regard.
Le voy­age dans le cor­pus des Mossoux-Bon­té peut se pour­suiv­re, tou­jours on y retrou­ve cette pré­ci­sion clin­ique du regard, cet effet de voile enlevée (la ré-véla­tion) sur une réal­ité que nos habi­tudes de vision ten­dent à occul­ter. Cela peut pren­dre des formes décon­cer­tantes, comme dans GÉNÉRATIONS (2004), où c’est du déplace­ment du spec­ta­teur autour des inter­prètes, isolés sur leur plaque lumineuse comme sur autant d’îles, que procède ce dévoile­ment. Con­traire­ment à ce que l’on retient tou­jours à pro­pos des Mossoux-Bon­té, il y a là une extrême clarté, une cru­dité de la lumière sur l’é­tant (le Dasein hei­deg­gérien) qui, en soi, ne peut pas sus­citer le trou­ble. L’art des Mossoux-Bon­té tient d’un regard clair.
Mais rien n’est jamais si sim­ple. Dans TWIN HOUSES (1994), inus­able suc­cès de la com­pag­nie6, si tout paraît clair, c’est juste­ment d’une absence de regard qu’il s’ag­it : celui de ces poupées qui dou­blent Nicole Mossoux, la com­bat­tent, la men­ace. Là, « je est un autre », certes mais menaçant. Le regard vide de la mar­i­on­nette est le ter­rain même du dévoile­ment. C’est de ce que l’on voit le mieux dans TWIN HOUSES, la fig­ure osten­si­ble du même — que naît l’in­quié­tude. Et cette inquié­tude est trou­blante. Car autant la con­struc­tion des pièces des Mossoux-Bon­té réfute l’idée de trou­ble, autant leur effet est trou­blant. C’est-à-dire que ces créa­tions sus­ci­tent un état affec­tif désagréable qui com­muné­ment est appelé « trou­ble », mais dont il faut étudi­er la nature puisqu’il ne peut y avoir trou­ble. Il y a bien sen­sa­tion, gêne, malaise qu’il con­vient d’é­tudi­er plus avant.
Patrick Bon­té, dans un inter­view7, rap­pelle son intérêt pour l’in­quié­tante étrangeté (Unheim­liche) freu­di­enne, pré­cisant, à pro­pos de TWIN HOUSES que « l’u­til­i­sa­tion du masque ou de la mar­i­on­nette fait égale­ment écho pour nous à une obses­sion liée au dou­ble et aux atmo­sphères schiz­o­phréniques ». Cela n’est pas mal venu, mais pourquoi ? Or l’analyse freu­di­enne est d’abord une ques­tion posé au regard. Dans L’HOMME AU SABLE (Der Sand­mann), la nou­velle de E.T.A.

Sébastien Jacobs, Jean Fürst et Eri­ka Zueneli dans HURRICANE, Com­pag­nie Mossoux-Bon­té, 2001.
Pho­to Patrick Bon­té.

Hoff­mann sur laque­lle s’ap­puie Freud, c’est le regard trop clair, la lunette achetée à Cop­pela, l’as­so­cié de Cop­pelius, qui per­met à Nathanaël d’épi­er la femme-auto­mate créée par Spalan­zani, ce qui provoque la folie et la perte du jeune homme. Le regard est, au sens pre­mier, obscène, c’est-à-dire « de mau­vais augure ». Trop en voir provoque le mal­heur. Le trou­ble (si l’on s’en tient à ce fameux terme) sus­cité par les pièces des Mossoux-Bon­té procède du même ordre. En oblig­eant le regard à se focalis­er, il révèle une scène inter­dite, pre­mière, indé­cente : cette scène pre­mière qui provoque la perte de celui qui l’en­trevoit. Le fameux trou­ble est donc un dévoile­ment, une façon de soulign­er ce qu’il ne fal­lait pas voir au risque de cette inquié­tante étrangeté.
Mais les moyens dif­fèrent. Par principe, l’analyse tra­verse le cor­pus d’œu­vres des Mossoux-Bon­té, mais il faut main­tenant revenir sur la dés­in­vol­ture ini­tiale qui fait tenir les deux artistes pour équiv­a­lents. Nicole Mossoux et Patrick Bon­té, s’ils pra­tiquent en choré­graphes (ce qui n’est pas tant un tru­isme que cela si l’on se sou­vient de la for­ma­tion ini­tiale du sec­ond) et que l’on recon­naît qu’ils tra­vail­lent non en cou­ple ou en col­lec­tif mais en alter­nance et en com­mu­nauté, ne pra­tiquent pas du tout ce dévoile­ment de la même façon.
Patrick Bon­té traque l’é­trangeté par la fenêtre. LUCAS CRANACH, HÉLIUM, NUIT SUR LE MONDE (2008), ouvrent des brèch­es dans le réel par où se glisse le regard ; son Unheim­liche procède du regard hasardé. Nicole Mossoux fond les iden­tités en fig­ures mul­ti­ples. Elle cherche, sur la trace de Spalan­zani, le physi­cien de E.T.A. Hoff­mann (fusion­né avec Cop­pelius en un être unique et mal­faisant dans le bal­let Cop­pelia), la fab­rique du même de l’être. C’est de la mise en lumière de ce « tou­jours dif­férem­ment iden­tique » que naît l’in­quié­tudt (voir, out­re TWIN HOUSES, la mul­ti­pli­ca­tion par trois des fig­ures dans KHOOM — 2007). Dans tous les cas, l’œil est un révéla­teur de ce qui devrait rester cacher, de ce qui relève d’une scène ini­tiale obscène parce qu’an­nonçant une mort. C’est sans doute avec HURRICANE (2001, signé par Patrick Bon­té) que ce pro­pos est le plus clair. Cette pièce qui fonc­tionne comme une série de fenêtres sur l’ob­scénité, qui procède d’une con­fu­sion des fig­ures (procédé plutôt pro­pre à Nicole Mossoux) fait de l’œil une machine d’ob­scénité. Ces « yeux ouverts de la morte »8 qui poussent à la déshu­man­i­sa­tion des sen­sa­tions. Le dévoile­ment est rad­i­cal.
Et effec­tive­ment, ce trop de clarté là est des plus trou­blant qui soit.

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Écrit par Philippe Verrièle
Jour­nal­iste, cri­tique et écrivain, rédac­teur en chef des Saisons de la danse de 1994 à 2001, Philippe Ver­rièle...Plus d'info
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