Nous, dans la nuit
Entretien
Théâtre

Nous, dans la nuit

Caroline Lamarche

Le 13 Juin 2010
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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JAMAIS LA MENACE d’une dis­pari­tion totale n’au­ra à ce point pesé sur nous.
Tout ce qui a précédé dans l’or­dre his­torique ou intime — le déclin des civil­i­sa­tions, l’épuise­ment d’un amour — n’é­tait qu’une répéti­tion.
La vie naît, advient, engour­die, anx­ieuse, elle se déploie déli­cate­ment sous la lumière — le mir­a­cle se pour­suit — puis nous dis­parais­sons, corps et biens engloutis par la nuit.
Nais­sance et mort d’un rêve. Du monde comme rêve sans cesse relancé, dans son inépuis­able magie, par les rêveurs que nous sommes. Jusqu’au jour où — c’est main­tenant — les rêveurs dis­parais­sent avec les pois­sons des grands fonds et les glac­i­ers là-haut.
Après : rien.
Nuit sur le monde.
C’est notre dis­pari­tion et c’est ma dis­pari­tion. C’est ma mort con­fon­due avec celle de la forêt de Tchékhov, des ice­bergs libres de ver­mine de Michaux, du rossig­nol que l’on n’en­ten­dra plus que dans les romans de Bou­nine.
Nous nous hâtons vers la mort — titre, dans le dernier opus de Mossoux-Bon­té, d’une par­tie du trip­tyque qui forme le spec­ta­cle.
Un trip­tyque en vert, en bleu, en rose.

Armand van den Hamer, Can­dy Saulnier, Max­ence Rey, Aye­len Parolin,
dans NUIT SUR LE MONDE, Com­pag­nie Mossoux-Bon­té, 2007.
Pho­to Mikha Wajn­rych.

Comme une cru­ci­fix­ion.
Car il y a autre chose.
Une femme se dénude. Une femme est poussée à ce geste cru et déli­cat, qui signe sa mort.
On l’emporte. On la tire : hors de la vue. Elle est seule.
Les autres se pro­tè­gent. Regar­dent et puis oublient. Évac­uent. Tout en se ten­ant chaud.
Plus pour longtemps. Leur incon­science gré­gaire les fera bas­culer à leur tour.
Tou­jours gré­gaires. Et tou­jours incon­scients.
Il y a ce geste, qui seul jus­ti­fie l’être dans ce moment que l’on nomme Nuit sur le monde.
Regardez-moi. Tuez-moi. Sortez-moi d’i­ci. Enfin.
Car au moment de la fin vous serez seuls comme je l’ai été, avant tous.
Comme, seule, vous m’avez con­som­mée.
La forêt, le rossig­nol, l’ice­berg : ma bouche d’om­bre, mon chant, mon pur tri­an­gle.
La scène finale le dit : cha­cun s’en­fonce dans le noir à regret, en ordre dis­per­sé.
Seul.
Ayant per­du tout ce qui fai­sait l’u­nité du vivant.
Le ver­tige comme refuge.

    Com­ment départager, dans le tra­vail de Nicole Mossoux et de Patrick Bon­té, le poli­tique et l’in­time, le rêve et la réal­ité, l’His­toire et les his­toires ? C’est dans la révéla­tion d’une coïn­ci­dence de l’œu­vre avec ce que je suis en ce début du xxre siè­cle, que j’ai aimé leurs spec­ta­cles. Un univers dont les ellipses, le lacon­isme, le sub­til « mon­tr­er-cacher » per­met à cha­cun d’i­den­ti­fi­er des expéri­ences trou­blantes, famil­ières. La force de la démarche est dans cette lib­erté lais­sée au spec­ta­teur.
    L’in­con­scient, sol­lic­ité par des visions à la fois archaïques et raf­finées, résonne flu­ide­ment. Jamais la forme ne nuit à l’é­mo­tion, jamais elle ne fait obsta­cle : elle accom­pa­gne. Son inquié­tante étrangeté n’est pas anx­iogène. Nous sommes en per­ma­nence reliés : aux autres, au passé, au fil ténu du temps, aux artistes qui nous ont précédés, à notre souf­fle sculp­té par le son, la lumière, l’om­bre qui, ver­tig­ineuse­ment, la dou­ble. Comme l’oiseau tran­quille au vol inverse oiseau/ qui nid­i­fie en l’air d’Apol­li­naire, nous trou­vons dans ce ver­tige un refuge. La vio­lence est médi­atisée par l’at­ti­tude à la fois dis­tante et grave, ingénue et pré­cise des danseurs. Le geste même de l’art.

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    Écrit par Lemarche Caroline
    Car­o­line Lamarche a pub­lié, entre autres, LE JOUR DU CHIEN (Minu­it, prix Rossel 1996), LA NUIT L’APRÈS-MIDI, (Minu­it...Plus d'info
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