Réflexions sur la scène d’aujourd’hui
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Réflexions sur la scène d’aujourd’hui

Anne Longuet Marx

Le 5 Juin 2010
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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Mou­ve­ment

KANDINSKY : « Plus le mou­ve­ment est non motivé, plus l’ef­fet qu’il pro­duit est pur, pro­fond, intérieur. » C’est qu’il y a dans le mou­ve­ment quelque chose qui n’est pas immé­di­ate­ment lis­i­ble, et qui sur­git de l’in­tim­ité d’un monde intérieur, dans le jeu de l’om­bre et de la lumière, quelque chose qui con­court au mys­tère de la cap­ta­tion du spec­ta­teur : une présence.


Présence


Maria Casarès dis­ait qu’elle ne pou­vait entr­er dans un rôle que si on lui indi­quait d’abord com­ment se pos­er et met­tre ses pieds. Celle qui reste pour ceux qui l’ont vécue sur scène, avant tout un souf­fle et une voix, savait que la présence du comé­di­en tient à la sin­gu­lar­ité
d’un corps et à une incar­na­tion dans la langue jusqu’alors inouïe. Hein­er Müller, quant à lui, pen­sait qu’un comé­di­en doit avoir son texte dans les pieds et le laiss­er remon­ter pour que sur­gisse le théâtre : for­mu­la­tion très proche pour désign­er ce qui per­met le jeu, du mou­ve­ment à voir et à enten­dre. Qu’est-ce qui nous saisit alors, nous spec­ta­teurs de théâtre ou de danse, sinon une inten­sité repérée qu’on appelle présence, qui, dès qu’elle appa­raît, change non seule­ment l’e­space mais jusqu’à la qual­ité de l’air ? Il nous sem­ble que ce sur­gisse­ment nou­veau provenant de la scène nous mod­i­fie nous-mêmes, trans­forme notre apparence dans cette face d’om­bre de la salle où nous demeu­rons, comme si ce qui se jouait alors nous con­cer­nait au plus intime, au plus vif, et nous tra­ver­sant si soudaine­ment, nous baig­nait nous-mêmes, alors, dans la lumière de la scène.


Scènes


C’est pourquoi nous sommes si sen­si­bles à l’ef­fet de cette source. Si ce que nous com­prenons par présence s’en­tend en philoso­phie par de l’événe­ment qui troue le réel, à l’in­verse ce qui nous laisse en souf­france est du non-événe­ment absolu. Car nous pou­vons aus­si, bien sûr, pâtir à l’ex­trême de ce que la scène par­fois drague le spec­ta­teur au lieu de chercher une forme d’art comme le reprochait Stanislavs­ki à cer­tains de ses élèves. La drague se fait même sur un mode nou­veau, sou­vent loin de toute séduc­tion, tablant plutôt sur le malaise, mais en appui com­plet sur un spec­ta­teur trans­for­mé en otage, voyeur hébété, comme si le regard ne pou­vait être que celui du voyeur.
Cette « drague néga­tive » se donne dans une fausse promis­cuité au monde avec une avalanche d’ob­jets qui n’a rien de com­mun avec les objets vrais de Kan­tor ; c’est bien plutôt la poubelle arrachée à la vie et exposée comme objet d’art, pro­gramme du dernier Mar­cel Duchamp et que ses tristes épigones répè­tent jusqu’à épuise­ment, prenant la scène pour décharge. La scène nous ren­voie plus que jamais le miroir défor­mant ou exal­tant de notre monde.
Ce qui est cer­tain, c’est que plus qu’au­cun autre médi­um, la scène nous donne ou nous enlève de l’in­tel­li­gence. La force, dès leurs pre­miers spec­ta­cles, de Kan­tor et de Pina Bausch, ces deux maîtres du pas­sage des fron­tières entre les gen­res, et de ceux qui s’in­scrivent dans leur héritage, vient de cette inven­tion d’un lan­gage et d’un espace sin­guli­er à par­tir du monde réel (His­toire, rap­port homme/femme, grands mythes …) mar­quant défini­tive­ment notre pro­pre sen­si­bil­ité qui entre en résis­tance.

Tadeusz Kan­tor dans LA CLASSE MORTE, auteur et met­teur en scène Tadeusz Kan­tor,
Com­pag­nie Théâtre Cricot 2 de Cra­covie (Pologne), Théâtre Nation­al de Chail­lot, Paris, 1977.
Pho­to Agence Bernand.

Résis­tance


Des formes nou­velles d’ex­plo­ration d’une human­ité en quête de sub­jec­ti­va­tion s’in­ven­tent qui per­me­t­tent aux comé­di­ens ou aux danseurs d’en­tr­er en réso­nance avec la pen­sée qui les porte ; ils devi­en­nent des corps-pen­sées pour repren­dre l’ex­pres­sion d’Alain Badiou résis­tant à un devenir-machine qui men­ace cha­cun, grâce au tracé tou­jours sur­prenant du mou­ve­ment qui les emporte plus loin. Car la moti­va­tion pre­mière du mou­ve­ment est un monde intérieur.
Le tra­vail sur la voix est un des modes de résis­tance et d’ex­plo­ration, et nous sen­tons bien que la voix, c’est encore du corps, avec ses strates, son feuil­leté plus ou moins riche dans ses artic­u­la­tions, ses vari­a­tions, ses failles et ses fastes.
Cer­tains textes peu­vent être inci­ta­tion à des formes : Musil ou Melville (pour François Ver­ret), Strind­berg, Stramm (pour Daniel Jean­neteau et Marie-Chris­tine Soma) offrent des écri­t­ures où la ques­tion du rythme, du souf­fle, de l’es­souf­fle­ment, de l’équili­bre et de sa mise en dan­ger est tou­jours très présente et dynamique, con­duisant par­fois, d’ailleurs, à l’é­touf­fe­ment ou l’aphasie.
La scène devient le lieu où l’on se con­fronte à ces points-aveu­gles sans hiérar­chie des lan­gages comme le voulait Kan­tor. Les acteurs-per­son­nages de François Tan­guy ressem­blent eux aus­si à des man­nequins tra­ver­sés par une Babel poé­tique. Mais ce qui compte, comme le dit Lau­rence Chable, c’est que quelque chose, avec ou sans voix, s’élève dans l’air, se détache sans effort et que ça danse. Car si le corps est tou­jours pris dans un lan­gage qui est à la fois « partage­able et cryp­té » pré­cise Patrick Bon­té, il n’est expres­sif que dans la mesure où il porte avec sa lumière sa part d’om­bre : que ça danse avec ses ombres !

Danse des ombres


Peut-on échap­per aujour­d’hui à l’hys­térie qui sem­ble dom­i­nante sur scène alors que ce n’est qu’un mode d’ex­pres­sion par­mi d’autres ? Serait-ce la voie rapi­de, pour attein­dre plus vite l’é­mo­tion ?
Des artistes comme Patrick Bon­té et Nicole Mossoux se sont engagés dans l’ex­plo­ration d’un tout autre reg­istre de com­plex­ité gestuelle et men­tale. Et c’est comme si s’of­frait à nous un paysage, où des êtres ne sont plus dans la per­for­mance d’un savoir-faire, comme un mur d’ex­pres­siv­ité où ils se don­neraient à voir eux-mêmes, rap­pelle Patrick Bon­té, mais tra­ver­sés par quelque chose qui les dépasse, les débor­de et qui élar­git notre per­cep­tion du présent. Nicole Mossoux insiste tou­jours sur cette idée forte que la présence doit être con­stam­ment mise en doute, que l’in­ter­prète doit descen­dre loin en lui et laiss­er les gestes s’a­vancer en éclaireurs : alors la réminis­cence survient, volatile ou fra­cas­sante.

Avec eux, les mots de Kandin­sky pren­nent vie, en scène, dans le para­doxe d’une diva­ga­tion pré­cise de l’ex­plo­ration des zones trou­bles de l’être et de ses actes dans le clair-obscur de sa capac­ité poé­tique.

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Écrit par Anne Longuet-Marx
Anne Longuet-Marx est maître de conférences à l’université à Paris et auteur.Plus d'info
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