Un roi sans royaume

Un roi sans royaume

Bart Van den Eynde

Le 4 Juin 2010

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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AND WAS THIS YOUR IDEA ?
Ques­tion rev­enue maintes fois dans un entre­tien avec un cri­tique bri­tan­nique pour un livre sur la dra­maturgie. La dis­cus­sion tour­nait autour de la dra­maturgie des TRAGÉDIES ROMAINES du Toneel­groep Ams­ter­dam (2008) dans une mise en scène d’Ivo van Hove.

« À mon avis, vous êtes tous des usurpa­teurs pré­ten­tieux. » Opin­ion d’un mem­bre du pub­lic sur les dra­maturges présents à la dis­cus­sion sur la dra­maturgie de la danse au fes­ti­val Uzès Danse (2009).

J’ai hésité à écrire ce texte sur la dra­maturgie, de même que me laisse tou­jours un instant sans voix la ques­tion qui revient très sou­vent : « Qu’est-ce, pré­cisé­ment, la dra­maturgie ?». J’ai, bien sûr, quelques répons­es vagues toutes prêtes : « le dra­maturge est un assis­tant du met­teur en scène » ou « Il y a tou­jours un proces­sus dra­maturgique dans un proces­sus de pro­duc­tion. Toutes les dis­cus­sions sur le quoi, le pourquoi et le com­ment con­stituent la dra­maturgie de la pro­duc­tion. » Après avoir tra­vail­lé une petite ving­taine d’an­nées comme dra­maturge, d’abord pour le théâtre de réper­toire con­tem­po­rain et ces dernières années presque exclu­sive­ment pour la danse, je n’ai pas encore trou­vé de réponse sim­ple, et encore moins une déf­i­ni­tion qui me sat­is­fasse. J’ad­mire et envie secrète­ment les dra­maturges qui par­lent de leur méth­ode. Je n’en ai aucune et plus les autres exposent avec assur­ance leur mode de tra­vail, plus ma posi­tion me paraît devenir fan­toma­tique — une sen­sa­tion dont je ne souf­fre pas cepen­dant durant le proces­sus con­cret de réal­i­sa­tion d’un spec­ta­cle.

Je n’ai donc aucune for­mule. Je peux cepen­dant dire avec cer­ti­tude que pour moi, l’essence de la dra­maturgie réside dans la rela­tion entre deux per­son­nes, le choré­graphe ou le met­teur en scène d’une part, et le dra­maturge d’autre part, une rela­tion qui est définie et délim­itée dès le départ par le pre­mier et qui peut être très dif­férente d’un pro­jet à l’autre. C’est le met­teur en scène/ choré­graphe qui pose les bases de la rela­tion et indique quels sont ses besoins et ses exi­gences, et c’est au dra­maturge de rem­plir le rôle qui lui est assigné et de lui don­ner forme. Il est évi­dent que les met­teurs en scène/ choré­graphes ont des besoins très dif­férents et que leur besoin d’un sou­tien varie beau­coup, ou qu’ils n’éprou­vent pas tou­jours le besoin de col­la­bor­er avec un dra­maturge. Chaque pro­jet a un par­cours dif­férent et chaque proces­sus de réal­i­sa­tion pose des exi­gences spé­ci­fiques. Lisi Estaras (les bal­lets C de la B) a une toute autre façon de tra­vailler qu’ Arco Renz ( Kobalt Works ). Une choré­graphe débu­tante comme Lis­beth Gruwez ( Voetvolk ) a besoin d’un accom­pa­g­ne­ment et de l’in­ter­ven­tion d’un dra­maturge dif­férent de ceux req­uis par une « vieille routière » comme Meg Stu­art ( Dam­aged Goods ). Et chez cette dernière, le proces­sus de réal­i­sa­tion du pro­jet en extérieur ALL TOGETHER NOW ( 2008), pour lequel la par­tic­i­pa­tion du pub­lic était essen­tielle, a été très dif­férent de celui de BLESSED (2007), un solo dans une petite salle avec une dis­po­si­tion clas­sique du pub­lic. La meilleure manière de par­ler de dra­maturgie con­sis­terait donc à décrire cha­cune des rela­tions établies avec un réal­isa­teur, en inter­ac­tion avec toute l’équipe, pour cha­cun de ses pro­jets.
Pour la dra­maturgie du théâtre de réper­toire, qui domine aujour­d’hui encore l’essen­tiel de mon tra­vail, on peut encore assez aisé­ment par­ler de « méth­odes ». Il existe un par­cours pré­cis qu’un dra­maturge peut suiv­re : la ren­con­tre avec le texte, sa néces­sité dans l’i­ci et main­tenant, reste le point de départ de la con­ver­sa­tion per­ma­nente entre le met­teur en scène et le dra­maturge tout au long du proces­sus. Il y a l’ac­com­pa­g­ne­ment de la tra­duc­tion qui est faite en fonc­tion de la vision de la pièce qui émerge. Il y a aus­si la recherche de l’u­nivers de l’au­teur et du con­texte his­torique (philosophique, poli­tique, social, économique, psy­chologique, etc.) dans lequel la pièce a vu le jour. Cet univers et ce con­texte sous-ten­dent à leur tour l’analyse de la pièce, vers par vers, avec des ques­tions con­crètes sur la sig­ni­fi­ca­tion d’un terme, sur une moti­va­tion, un mou­ve­ment, etc.; et acte par acte avec une dis­cus­sion à pro­pos d’évo­lu­tions plus larges, d’op­po­si­tions, de con­ti­nu­ité et de dis­con­ti­nu­ité. Au fil de cette analyse s’af­firme le rap­proche­ment entre le monde de la pièce et le présent, le dia­logue entre l’in­stant dans lequel ce texte — d’un passé loin­tain ou récent — a été écrit et le moment de la mise en scène. Il y a l’in­stal­la­tion pro­gres­sive du met­teur en scène et de son monde — et de sa vision théâ­trale dans l’u­nivers de la pièce. Ce dernier point est le véri­ta­ble but du tra­jet suivi par la dra­maturgie du texte. La meilleure image que je puisse en don­ner est celle de la car­togra­phie. On est face à un pays dont on doit dress­er une carte. Ce pays est une don­née, la carte est une notice au but spé­ci­fique. Elle peut se con­cen­tr­er sur la géo­gra­phie du pays, ses fleuves et ses dénivel­la­tions ; elle peut se focalis­er sur le réseau routi­er, sur la den­sité de la pop­u­la­tion, etc. Les dis­cus­sions dra­maturgiques, un échange réciproque entre le met­teur en scène et le dra­maturge, où le dra­maturge prend traditionnel­ lement en charge le tra­vail d’in­ves­ti­ga­tion, con­stituent le référen­tiel de la mise en scène et de toutes les autres dis­cus­sions, avec les con­cep­teurs, les acteurs, le départe­ment com­mu­ni­ca­tion de la com­pag­nie et le monde extérieur.

Kristof Van Boven, Leja Jurišiĉ, Vania Rovis­co et Anna MacRae dans !T’S NOT FUNNY, choré­gra­phie Meg Stu­art, Salzburg­er Festspiele,2006. — Pho­to Chris Van der Burght.

Cette descrip­tion est bien sûr théorique et basique le spec­tre des dif­férentes façons d’abor­der le texte dans un spec­ta­cle de théâtre est vaste, des mis­es en scène « fidèles aux auteurs » aux spec­ta­cles sans texte ; cer­tains met­teurs en scène préféreront une approche beau­coup plus intu­itive qui évite des analy­ses très poussées. La danse se trou­ve en général à l’ex­trémité opposée de ce spec­tre. Par­fois pour­tant, une par­ti­tion musi­cale peut don­ner une struc­ture et un univers linéaires aus­si stricts à un spec­ta­cle de danse que le texte à une représen­ta­tion de théâtre. En général, lors de la créa­tion d’un spec­ta­cle de danse, on s’ap­puie sur un thème ou un matéri­au moteur, il y a des références mar­quées (à une musique, un auteur, un vidéaste, un film, etc.), mais il manque un point de référence pré­cis auquel tous les col­lab­o­ra­teurs de la pro­duc­tion peu­vent s’ac­crocher. Et il est ain­si impos­si­ble de dessin­er au préal­able une carte qui puisse faire office de fil con­duc­teur du proces­sus de réal­i­sa­tion. Les choré­graphes explorent des con­trées incon­nues tels devéri­ta­bles aven­turi­ers. Sans carte.

Lorsque Meg Stu­art m’a demandé en 2006 de réalis­er la dra­maturgie de son nou­veau spec­ta­cle, nous ne nous con­nais­sions pas. J’avais vu la plu­part de ses réal­i­sa­tions, j’ap­pré­ci­ais beau­coup son tra­vail, et je fus donc très heureux qu’elle me sol­licite. Mon expéri­ence con­crète de la danse était très lim­itée : dans un loin­tain passé, j’avais déjà conçu la dra­maturgie de COMBINAISON (1995 ), une choré­gra­phie de Bert Van Gorp, inspirée du WOYZECK de Georg Büch­n­er, et, plus tard, alors que je fai­sais par­tie du noy­au artis­tique de Lai­ka, une troupe de théâtre pour l’en­fance et la jeunesse fla­mande, j’avais invité Ugo Dehaes (Kwaad Bloed) à mon­ter un spec­ta­cle de danse pour enfants, ROZENBLAD (2004), dont j’avais coaché la réal­i­sa­tion, un peu à dis­tance. Mon ter­rain de tra­vail était le théâtre, et essen­tielle­ment le théâtre à texte. Mais Meg était une choré­graphe expéri­men­tée, moi, un dra­maturge expéri­men­té, et j’avais le sen­ti­ment qu’il y avait pour moi, dans son intérêt crois­sant pour la théâ­tral­ité, une ouver­ture évi­dente à son tra­vail. Cela avait tout d’un saut dans l’in­con­nu, comme c’est tou­jours le cas dans une pre­mière col­lab­o­ra­tion artis­tique. mais là, il y avait deux incon­nues : Meg Stu­art et la danse. Comme j’avais été sol­lic­ité très tar­di­ve­ment, il ne fut guère ques­tion d’une péri­ode de pré­pa­ra­tion. Meg tra­vail­lait en Alle­magne, moi en Bel­gique, et nous avions tous deux des agen­das bien rem­plis.
Notre col­lab­o­ra­tion s’in­scrivait dans le cadre du volet théâtre du fes­ti­val d’opéra de Salzbourg (Salzbt­trg­er Fest­spiele), où Meg était invitée à faire un spec­ta­cle de danse. Le thème cen­tral de ce volet théâtre était l’hu­mour. Meg avait déjà un titre, une véri­ta­ble prise de posi­tion en soi : IT’S NOT FUNNY. Elle explor­erait la notion de pudeur, le moment où notre image publique vac­ille, et cela dans une con­fronta­tion con­crète avec la comédie musi­cale d’Hol­ly­wood. La représen­ta­tion du corps humain et la gestuelle de ces films avait eu un impact très direct sur Meg Stu­art. La choré­graphe améri­caine a gran­di dans un envi­ron­nement où le show­biz était forte­ment présent. L’ensem­ble de son œuvre peut être vue comme une oppo­si­tion à ce monde de pail­lettes glam­our, comme une lutte et une quête d’un rap­port alter­natif et plus véridique au corps mis en scène. C’est cette con­fronta­tion qu’elle voulait traiter directe­ment dans IT’S NOT FUNNY.
En dehors de deux ren­con­tres avec le scéno­graphe, nous n’avons plus eu aucun con­tact avant le début des répéti­tions à Berlin. Le décor et la com­po­si­tion, très pré­cise et réfléchie, de l’équipe artis­tique sont les pré­pa­ra­tions les plus con­crètes que Meg Stu­art effectue avant le début des répéti­tions. J’ai plus tard remar­qué que Meg choisit sou­vent un « joke r » dans la com­po­si­tion de son équipe, et je sup­pose aujour­d’hui que j’é­tais un« jok­er » pour IT’S NOT FUNNY …
On a rel­a­tive­ment peu écrit à pro­pos de la pudeur, et j’ai rapi­de­ment décou­vert pen­dant les répéti­tions que les textes (théoriques) étaient une piètre source d’in­spi­ra­tion. Durant le pre­mier mois de répéti­tion, j’ai pris pour point de départ des impro­vi­sa­tions de dis­cus­sions à par­tir de l’ex­péri­ence per­son­nelle de cha­cun, en pro­posant une grande quan­tité de matériel visuel (com­pi­la­tion de frag­ments de film présen­tant de célèbres scènes d’escalier LAUGHTER AND RIDICULE. TOWARDS A SOCIAL CRITIQUE OF HUMOUR du soci­o­logue bri­tan­nique Michael Bil­lig — qui a pos­te­ri­ori m’a per­mis de pren­dre con­science de « l’en­chaîne­ment hasardeux », devenu mon fil con­duc­teur dans la pour­suite du proces­sus de créa­tion. Cela ne veut pas dire que Bil­lig ait néces­saire­ment été aus­si un fil con­duc­teur pour Meg, mais il m’a en tout cas per­mis de repren­dre avec elle un dia­logue con­struc­tif. Cette pre­mière expéri­ence de par­tic­i­pa­tion à une pro­duc­tion de danse et la décou­verte de la méth­ode de tra­vail de Meg Stu­art a été une révéla­tion cap­i­tale pour moi. Après plus de dix ans à tra­vailler comme le décor du spec­ta­cle était un gigan­tesque escalier à colimaçon‑, clips d’Ed­dy Wal­ly, un chanteur de charme fla­mand, dépourvu de toute pudeur, et de ce fait jamais ridicule) et des propo­si­tions de sit­u­a­tions (théâ­trales).
J’es­sayais de tenir compte autant que pos­si­ble de ce que je voy­ais ; j’é­tais présent en per­ma­nence pen­dant les répéti­tions. Le pre­mier enchaîne­ment, présen­té au bout de six semaines, durait env­i­ron deux heures et jux­ta­po­sait des instan­ta­nés issus des impro­vi­sa­tions ; il me lais­sa dés­espéré et dému­ni. Ce défile­ment informe et inter­minable defrag­ments ne provo­quait que peu d’é­mo­tion, il n’y avait pas de fil con­duc­teur, on ne par­ve­nait pas à trou­ver de thème cen­tral glob­al. La plu­part des frag­ments étaient très ténus, sans intérêt, ni sur le plan choré­graphique ni sur celui du con­tenu, les par­ties intéres­santes étaient sans lien avec le reste. La panique et le dés­espoir auraient eu rai­son de moi si je n’avais pas su — rationnelle­ment — que Meg avait une longue expéri­ence de créa­tion de spec­ta­cles. J’ai pu sor­tir de cette impasse grâce à la décou­verte (tar­dive) d’un texte LAUGHTER AND RIDICULE. TOWARDS A SOCIAL CRITIQUE OF HUMOUR du soci­o­logue bri­tan­nique Michael Bil­lig — qui a pos­te­ri­ori m’a per­mis de pren­dre con­science de « l’en­chaîne­ment hasardeux », devenu mon fil con­duc­teur dans la pour­suite du proces­sus de créa­tion. Cela ne veut pas dire que Bil­lig ait néces­saire­ment été aus­si un fil con­duc­teur pour Meg, mais il m’a en tout cas per­mis de repren­dre avec elle un dia­logue con­struc­tif.

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Écrit par Bart Van den Eynde
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