Extension du domaine de la scène Un théâtre sans capitale

Théâtre
Réflexion

Extension du domaine de la scène Un théâtre sans capitale

Le 28 Juil 2011
Théâtre de la Ville. Photo LPLT.

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Théâtre de la Ville. Photo LPLT.
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

Maintes villes ont adop­té une insti­tu­tion qui porte leur nom et, par­fois, le fait reten­tir autour du monde en tournée. Mais une cité majus­cule comme Paris ne saurait se recon­naître dans un seul théâtre, fût-il sa pro­priété exclu­sive, une pièce maîtresse de son pat­ri­moine, un point de mire pour les vis­i­teurs au cœur de son enceinte. Genève a sa Comédie, par­mi bien d’autres enseignes : tant pis pour Rousseau. Paris compte plus de deux cents salles1. La faute à Voltaire, certes, mais d’abord à Molière, Corneille et Racine, ensuite à Mari­vaux, Cré­bil­lon, Beau­mar­chais, et aus­si à Scribe, Hugo, Mus­set, Ros­tand, Fey­deau, Labiche, Becque, Bernard, et encore à Jar­ry, Claudel, Girau­doux, Anouilh, Mon­ther­lant, Sartre, Camus, Ionesco, Beck­ett, Adamov, enfin aux con­tem­po­rains qu’on n’omettra sous aucun pré­texte. La faute aux entre­pre­neurs de spec­ta­cles en tous gen­res, ces directeurs artis­tiques ou admin­is­trat­ifs, régis­seurs et met­teurs en scène qui semèrent des maisons d’illusion pour mon­ter les œuvres de tels auteurs. La faute aux monar­ques, puis aux min­istres de la République qui mul­ti­plièrent les lieux de représen­ta­tion afin d’amplifier l’éclat et l’agrément de leur cap­i­tale.

Bâtir sur place

La com­mune n’en entre­tient pas moins un Théâtre de la Ville (TV) qu’elle souhaite digne de son pres­tige : mer­ci Chirac ? Tiberi ? Delanoë ? Non, la déci­sion appartint au préfet Mau­rice Dou­blet, car c’est en 1967 qu’une asso­ci­a­tion éponyme fut créée pour pren­dre en charge la ges­tion de l’établissement, avec une sub­ven­tion du Con­seil de Paris dont l’exécutif était encore exer­cé par ce haut fonc­tion­naire. Un théâtre dit de la Ville doit assumer d’éminentes fonc­tions sym­bol­iques, à l’instar des maisons d’État. À défaut du Tout-Paris qu’un seul spec­ta­cle échouerait à fédér­er, les élites cul­turelles s’y con­grat­u­lent aux pre­mières, attirées par exem­ple par cette pièce de Jon Fos­se pour laque­lle Richard Peduzzi a recon­sti­tué une salle du Lou­vre sur le plateau, le théâtre devenant un musée, fig­u­rant lui-même un cimetière : salut Chéreau !2 Il fait jeu égal avec la pre­mière insti­tu­tion nationale, pas en matière d’ancienneté, bien sûr, ni de répu­ta­tion, sans doute, mais de fréquen­ta­tion, car les deux bâti­ments du Châtelet et des Abbess­es réu­nis­sent plus de 255 000 spec­ta­teurs, presque autant que les trois salles de la Comédie-Française, qui total­isa 265 395 entrées au cours de la sai­son 2008 – 2009. Tout en lui respire l’urbanité : de l’atrium com­mu­ni­quant avec la place au toit de zinc rincé par les avers­es, des cafés qui le joux­tent aux affich­es qui lui ser­vent d’ambassades dans les couloirs du métro.

Pour le comé­di­en Laval, l’un des épis­toliers qui prirent le par­ti de d’Alembert con­tre Rousseau, fustigeant chez ce dernier, comme deux traits de car­ac­tère par­al­lèles, le dén­i­gre­ment des acteurs et le mépris des femmes, l’établissement per­ma­nent d’un spec­ta­cle aux frais d’une ville, entre autres avan­tages « en ren­dra le séjour plus agréable, et en amu­sant les citoyens, les empêchera d’abandonner leur pays et d’aller dis­siper leurs revenus chez l’étranger ».3 C’est pourquoi il recom­mandait aux Genevois d’assurer la régie munic­i­pale d’un théâtre doté d’une troupe de quinze sujets : « Pre­mière­ment il faudrait que ce fut le corps de ville qui se chargeât de la direc­tion. On nom­merait qua­tre com­mis­saires, qui met­traient à la tête du spec­ta­cle, comme directeur hon­o­raire, un homme de pro­bité. » Pour veiller à la moral­ité de l’ensemble, il s’empressait d’ajouter : « Il serait expé­di­ent qu’il fût mar­ié ».4 Les édiles parisiens ont retenu une par­tie de la leçon. S’ils n’obligent pas le directeur à con­v­ol­er en justes noces, ils n’en prési­dent pas moins à sa désig­na­tion et à la déf­i­ni­tion de ses mis­sions.

Indu­bitable­ment « de la Ville », donc, par sa posi­tion cita­dine et son statut munic­i­pal, « le » Théâtre ne saurait en revanche pré­ten­dre à un quel­conque mono­pole de représen­ta­tion, ne serait-ce que dans la mesure où son pareil se dresse en vis-à-vis. L’édifice du quai de Gesvres se mire au couchant dans les eaux de la fontaine du Palmi­er, où son jumeau du quai de la Mégis­serie, le Théâtre musi­cal de Paris (TMP), trempe son reflet le matin.5 L’origine de ce dédou­ble­ment remonte aux chantiers du baron Hauss­mann. Ils égayèrent comme une nuée de passereaux le pub­lic qui se pres­sait aupar­a­vant aux devan­tures du boule­vard du Crime, pour le redis­tribuer entre divers quartiers de diver­tisse­ment.6 En 1862, le Cirque Olympique sur­git à l’ouest de la place dégagée depuis 1802 par la démo­li­tion du fort du Grand Châtelet, face au Théâtre Lyrique, plan­té de l’autre côté selon les plans d’un même archi­tecte, Gabriel Davi­oud. Quinze ans plus tard l’art lyrique avait changé de trot­toir, car le pre­mier se con­ver­tit en Théâtre du Châtelet, alors que le sec­ond, rav­agé par les incendies de la Com­mune, se rel­e­va de ses cen­dres en 1875, sous le titre de Théâtre His­torique, et fut renom­mé « des Nations » en 1879, avant d’être bap­tisé Sarah-Bern­hardt par son illus­tre et immod­este locataire à compter de 1898. Les autorités de Vichy préférèrent le qual­i­fi­er « de la Cité », his­toire d’effacer ce patronyme juif. Puis il devint, sous la direc­tion d’Aman Maistre-Julien, le siège du fes­ti­val d’art dra­ma­tique de Paris, dont l’extraversion jus­ti­fia de nou­veau l’appellation de Théâtre des Nations, de 1947 à 1957.7

Ici l’éruption de mai 1968 ne vira pas au forum per­ma­nent que con­nut l’Odéon, mais elle coïn­ci­da avec une petite révo­lu­tion archi­tec­turale. Ren­du au pub­lic en décem­bre, après deux ans d’études et de travaux sous la con­duite de Jean Per­rotet (assisté de Valentin Fab­re et Jean Tri­bel pour la déco­ra­tion, de René Allio pour la scéno­gra­phie), le Théâtre de la Ville arbo­rait désor­mais l’allure d’un « théâtre munic­i­pal pop­u­laire », à com­par­er au pro­to­type de Chail­lot. Nou­veau directeur, Jean Mer­cure ne pré­tendait nulle­ment répli­quer à Jean Vilar ou Georges Wil­son, puisqu’il ne con­dui­sait pas de troupe, mais il ouvrait l’édifice sur la ville, instau­rait dans les gradins un sem­blant de démoc­ra­tie des regards, élar­gis­sait le pro­gramme à la danse, à la musique et aux arts des autres con­ti­nents.8 Dernière muta­tion en date, l’astre du Châtelet se vit flan­qué d’un satel­lite à Mont­martre grâce à la con­struc­tion en style pseu­do- clas­sique du Théâtre des Abbess­es,9 inau­guré en 1996 avec un opéra « de poche » de Jean Cocteau dont le titre10 – pour la petite his­toire – dis­sua­da le maire d’alors, Jean Tiberi, d’y paraître aux côtés de sa femme Xav­ière, les deux con­joints ayant maille à par­tir avec la jus­tice. L’exemple exci­ta des envies. L’Odéon, pro­mu Théâtre de l’Europe en 1983, réus­sit une opéra­tion sim­i­laire en 2005, enjam­bant la Seine et fran­chissant même la cein­ture des Maréchaux, lorsque le min­istère per­mit à sa direc­tion d’implanter une annexe aux ate­liers du boule­vard Berthi­er, rive droite, où l’activité avait été trans­férée durant les travaux du théâtre his­torique de la rive gauche. En 2008, encour­agée par la min­istre de la Cul­ture Chris­tine Albanel, Muriel Mayette, admin­is­tra­trice générale du Français, alla jusqu’à rêver à haute voix d’affecter la MC93 de Bobigny à la vénérable société, sans par­venir à ses fins cette fois-ci.11


Théâtre de la Ville. Pho­to LPLT.
Théâtre des Abbess­es. Pho­to Michel Chas­sat.

La cen­tral­ité éclatée

Du déplace­ment à la dérive, il n’y a qu’un saut. Dans le dernier tiers du XXe siè­cle, tan­dis que les élus de la petite et de la grande couronne fran­cili­enne édi­fi­aient des salles de spec­ta­cle un peu partout, les artistes débor­dèrent du cadre tra­di­tion­nel de la scène pour inve­stir la salle ou s’épandre dans les rues. Quant aux spec­ta­teurs, ils inven­tèrent une psy­chogéo­gra­phie du théâtre au gré de leurs itinéraires.12 Le spec­ta­cle vivant n’est plus le prin­ci­pal motif de sor­tie du pub­lic qui se partage entre ciné­ma et con­certs, expo­si­tions et salons, mais sa pra­tique a gag­né en vol­ume, en var­iété et en sur­face ce qu’elle a per­du en pro­por­tion. Pour les pas­sion­nés, Paris s’étend d’Ivry-sur-Seine (Théâtre Antoine Vitez) à Bezons (Théâtre Paul Élu­ard), et de la Ferme du Buis­son (Nois­iel) à la Ferme du Bon­heur (Nan­terre). La ville, matrice de mou­ve­ments et chau­dron d’émotions, ne se résume pas à une pro­jec­tion en deux dimen­sions. La carte des arts d’interprétation recou­vre celle du RER. Out­re la liste des salles com­mer­ciales et sub­ven­tion­nées, elle inclut un cat­a­logue des con­ser­va­toires publics et des cours privés d’art dra­ma­tique, des locaux prêtés aux ama­teurs, des maisons de pro­duc­tion et des abris de com­pag­nies, des ate­liers, frich­es, sites de rési­dence et espaces inter­mé­di­aires où s’échafaudent les alter­na­tives.13 Il y a belle lurette que l’art ne tourne plus autour d’un axe. Qui oserait encore reléguer la Car­toucherie de Vin­cennes à la périphérie du théâtre parisien, comme si le Soleil, la Tem­pête, l’Aquarium, le Chau­dron et l’Épée de bois n’avaient écrit depuis 1970 des pages majeures de sa chronique ?14

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Emmanuel Wallon
Emmanuel Wallon est professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre et au Centre...Plus d'info
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