Le projet d’un spectacle basé sur Le Roi Lear, Othello et Le Marchand de Venise de Shakespeare existait depuis quelques années. Mais Krzysztof n’entame pas le travail sur un nouveau spectacle tant qu’il n’a pas terminé le précédent. Les nouvelles idées s’installent en lui de manière persistante sous la forme d’une vision générale qui permet cependant d’inscrire le spectacle à venir dans le calendrier réel du metteur en scène. Ainsi on a longtemps parlé de ce projet sur Shakespeare comme de la « Trilogie des exclus ». Elle mettrait en exergue l’altérité des trois héros masculins de Shakespeare : le vieillard, le juif et le noir.
Parmi les nombreuses réalisations shakespeariennes de Warlikowski, Le Marchand de Venise est déjà apparu comme l’un des premiers spectacles réalisés après les études de mise en scène (1994). Le Roi Lear et Othello restaient des textes rêvés mais ilétait évident que, tôt ou tard, la confrontation aurait lieu. Il n’y avait cependant aucun plan concret, ni aucune idée, pour relier entre eux ces drames. Le travail sur l’adaptation à commencé en été 2010 lorsqu’on a réussi à terminer le scénario de La Fin. Au cours de vacances communes, il nous restait encore quelque temps pour jeter un œil sur Shakespeare. Tout au moins commencer. L’énormité de la tâche était cependant très déprimante. Nous avons commencé tout de suite le travail sur les textes, sans disposition introductive précise. Le premier mouvement naturel semblait être le nettoyage des pièces de Shakespeare du surcroît de mots et de récits compliqués. Ce n’était pas difficile. D’abord Lear. Nous avancions vite, comme un coiffeur qui au lieu de créer une coiffure artistique doit tout simplement couper les cheveux à ras. Nous cherchions le mécanisme d’assemblage de la prochaine construction. On savait déjà alors qu’un seul acteur jouerait Lear, Shylock et Othello. Ces activités de nettoyage et de raccourcissement des textes n’étaient cependant pas satisfaisantes. Nous nous sommes séparés pendant ces vacances avec quelque chose qui n’a, en fait, servi à rien par la suite. Quelques semaines après, nous avons jeté un œil sur ces versions abrégées mais nous ne les avons jamais utilisées telles quelles. On peut dire que cette première étape du travail est partie à la poubelle mais a constitué la première approche indispensable de cette montagne de verre que sont restés en permanence ces trois textes gigantesques de Shakespeare.
Ce nouveau projet a été abandonné durant quelques semaines. Nous terminions, en effet, le travail sur La Fin dont la première a eu lieu fin septembre 2010. Tout de suite après nous avons commencé les discussions sur la façon d’aborder cette nouvelle adaptation. Après (A)pollonia, Tramway et La Fin, c’était la quatrième tentative de former un texte original, une nouvelle pièce écrite à partir de textes existants et de textes improvisés, aussi bien lors du travail littéraire que lors des répétitions. Depuis un certain temps, Krzysztof Warlikowski disait clairement que cela ne l’intéressait plus d’être au service des textes d’autrui. Il serait plus convenable de dire « représenter les textes d’autrui » mais la crudité de cette expression doit être retenue. Dans son itinéraire théâtral, le metteur en scène a atteint le stade où le théâtre devient entièrement un instrument pour énoncer ses propres points de vue ; une expression très intime qui facilite d’ailleurs la connaissance, l’observation et la description du monde appelé objectif. C’est une route étrange, sans doute la seule possible, une voie complexe que l’on pourrait, par défaut, qualifier de démarche partant du détail pour aboutir à l’ensemble.
En tant que proche collaborateur, je ne voudrais pas ici me laisser aller à des divagations théoriques et ramener le travail de Warlikowski à une catégorie bien précise de la théorie du théâtre, d’autant plus que la théorie est plutôt le résultat des actions pratiques, mais faire référence aux catégories post-dramatiques dans son cas est quelque chose d’évident. Le montage de textes proches pour créer sa propre pièce convient totalement aux découvertes Lehmannowskiennes qui, d’ailleurs, vu la capacité étendue de leurs significations conviennent à la description de beaucoup d’autres phénomènes divers. Parfois, je m’interroge sur les précisions supplémentaires à apporter pour définir avec plus de netteté la classifi- cation de cette activité théâtrale que Warlikowski a commencé avec (A)pollonia. Peut-être devrait-on parler de post-théâtralité ? Car cette façon d’aborder le texte et la littérature n’est pas le résultat d’une décision arbitraire du créateur, mais la conséquence d’un processus de longue haleine qui s’est déroulé dans son théâtre.
En effet, Warlikowski n’a jamais traité le texte comme la chose principale. Le but de ses activités théâtrales a toujours été lesens. Pour extraire du texte, il fallait toujours passer par sa déconstruction. Avant tout, le nettoyer des clichés et de l’imaginaire sur lesquels se fondait la conviction fallacieuse que nous savons qui est, à quoi ressemble et comment agit le Hamlet de Shakespeare ou le Dionysos d’Euripide. La première étape du travail sur le texte (car malgré tout le texte reste le matériau principal de départ du travail de Warlikowski) consistait donc à descendre dans l’enfer inattendu et surprenant des sens. Ensuite, ces sens étaient soumis à la confrontation avec la sensibilité actuelle. Pour Warlikowski, il est, en effet, tout autant évident que le théâtre ne peut être que contemporain, de même qu’il ne saurait être un instrument ou un langage au service de la littérature. Cette confrontation est menée également au niveau du discours et lors de l’improvisation des acteurs au cours de laquelle commence à apparaître leur corporalité : la langue profondément enfouie explose alors sur scène et exerce souvent une action catalyseuse ou au contraire destructrice. Pour Warlikowski, en effet, le texte ne s’accomplit que lors de la confrontation avec les acteurs. Ce sont eux « les lecteurs de sens », l’instance supérieure. Ce qu’ils ont obtenu et découvert constitue un tournant critique qui permet au metteur en scène de tirer des conséquences ultérieures ou, plutôt, une conséquence vis-à-vis du texte.
Cette façon de travailler qui a attiré sur Warlikowski les foudres de la critique conservatrice et des spectateurs scandalisés par le soi-disant manque de respect pour le texte et l’auteur, a finalement abouti à des recherches plus extrêmes et radicales, c’est-à-dire à la création de textes propres, basés sur les textes existants. On peut se demander pourquoi Warlikowski n’écrit tout simplement pas ses pièces à partir de zéro. La réponse la plus simple est qu’il n’est pas écrivain. Mais elle n’épuise pas le fond du problème. Metteur en scène dans le sens le plus profond de ce mot, il a besoin dans son travail de « sparring-partner»tout comme il a besoin d’air. Le texte et son auteur sont les premiers boxés, pour en extraire les significations et les sens. La confrontation entre eux de textes différents, très joliment définie par Jan Kott comme « la méthode de frottement d’un texte contre un autre » multiplie les points de vue et, de ce fait, retire au monde représenté sur scène toute monosémie. Elle ajoute à la pièce une multiplication discursive rendant son expression impossible. L’impossibilité signifie ici la transgression des frontières des systèmes binaires qui, malgré leur simplicité charmante, ne sont pas adaptés à la description complexe du monde et de ses problèmes.

Cette attitude pleine de réserve envers le théâtre — considéré comme une convention aussi morte que toutes les autres et qui nécessite une résurrection constante afin de pouvoir toujours garantir la communicabilité et la vivacité du contact avec les spectateurs — peut être entendue non seulement dans les déclarations de l’artiste mais aussi perçue dans la façon de construire son spectacle, et cela dès l’abord du texte. Bien sûr le théâtre, tout en étant une malédiction et une menace, est aussi l’unique possibilité de communiquer avec les spectateurs et le monde appelé parfois réalité. C’est pourquoi il faut trouver cette fine ligne rouge, en fait ce sentier qui mène au savoir et à la compréhension au-delà ou au milieu de toute cette sphère de procédés qui marchent si bien dans le domaine du commerce où, dans le meilleur des cas, dans ce qu’on appelle « la distraction culturelle ». Justement le post-théâtre apparaîtrait ici comme une solution pleine d’espoir. Il serait le lieu idéal de la coprésence des créateurs et des spectateurs, en tension jusqu’à la limite du supportable absorbant et générant des résultats inattendus. (Post est ici, en fait, le mouvement garantissant le retour aux racines et aux principes initiaux du théâtre souvent trahis et dénaturés). Dans une telle réalité, chaque geste devrait être fait comme « en dépit de ». Avant tout, en dépit des attentes et des habitudes des spectateurs, de façon risquée, à la frontière de la compréhension totale et du rejet de la proposition par la salle. Ce n’est que par la destruction des habitudes que l’on peut ouvrir la voie vers de nouvelles attentes. Ce n’est qu’en amenant à un profonde crise qu’on peut libérer de nouvelles énergies et faire que le théâtre cesse d’avoir pour critère de base le monde de la littérature, c’est-à-dire le monde représenté. La distinction traditionnelle entre les genres lyrique, épique et dramatique suggérait la nécessité de créer un monde différent s’accomplissant dans l’action, dans la confrontation immédiate avec les limites de la collectivité, de sa présence ici et maintenant. Le drame appartient cependant à la littérature et non au théâtre. On ne peut l’accepter que comme un élément de base dont on peut tirer profit. Quelque chose à utiliser et même à exploiter. C’est en quittant le texte que la voie mène au monde présent et non représenté. Dans les spectacles de Krzysztof les monologues jouent un rôle clé. La parole directe, souvent adressée directement aux spectateurs. Ce qui, dans un certain sens, est totalement antithéâtral, contre la règle de la narration générale qui dit que l’action est le héros. C’est pourtant en lien avec la tradition antique qui interdisait de montrer sur scène les événements sanglants et brutaux et ne permettait que leur récit. D’où le rôle dominant des monologues dans la tragédie grecque qui remplaçaient non seulement ce qu’il était interdit de montrer ou de représenter sur la scène (règle du décorum) mais aussi ce que les moyens limités de la scène ne permettaient pas de montrer. Le monologue est le moyen fondamental de construire l’expression chez Warlikowski. Une forme de communication sans intermédiaire, qui offre deux grandes possibilités théâtrales : une pénétration profonde dans la tête de l’acteur /personnage et dans la tête des spectateurs/témoins/participants. Le monologue déclenche l’investigation intérieure, l’observation de l’état de la pensée et de la raison. Il permet de soupeser les arguments, de confirmer et d’invalider les motivations, de justifier ou de ruiner les décisions. C’est le territoire sur lequel s’est transférée l’antique Agon. Dans le théâtre de Warlikowski, les vecteurs des conflits ne se situent pas entre les personnages mais sont enfermés dans les territoires individuels de chaque héros. Les conflits interpersonnels servent uniquement à mettre en mouvement les discours intérieurs et l’enfer de son propre destin. Dans le bilan final, les personnages restent totalement isolés avec la liste de leurs propres actes et actions, qui doivent être jugés. C’est pourquoi le thème central de la faute et de la possibilité ou plutôt de l’impossibilité de son rachat et de son pardon reste intérieur au personnage. Ce qui renvoie toute la responsabilité sur l’acteur/personnage. On ne peut pas dire facilement : « C’est eux ». On ne peut rejeter la faute sur les décrets divins, puisque le ciel, depuis un certain temps, est muet (peut-être l’a-t-il toujours été, mais si nous faisons confiance aux témoignages nous pouvons penser qu’il en a été autrement.). Même s’il n’est pas vide, ilne s’occupe aucunement des choix et des décisions des hommes. Le monologue, fondamentalement très antithéâtral, surtout lorsqu’il n’est pas au service de la forme repoussante du monodrame, donne la possibilité de s’arrêter complètement et de concentrer son attention sur l’argumentation de l’individu, sur ses cheminements et ses motifs tortueux. |permet d’entrer totalement dans une tête étrangère, de mettre en route le mécanisme difficile de l’identification critique — mais en même temps incroyablement efficace — avec le personnage. L’Agon se transfère au niveau des raisons invoquées et implique de les observer attentivement afin que leur acceptation ou leur rejet soit tellement relatif qu’il en devient, en fait, impossible. Je me souviens lorsque nous avons travaillé sur l’adaptation du texte de Tennessee Williams Un Tramway nommé désir. La découverte que le monde de Blanche était construit sur un monologue, un monologue intérieur conduit dans l’isolement obsessionnel de la salle de bain embuée et prise d’assaut par Stanley Kowalski, a déclenché tout le processus.
