Alicja Binder : En 2006, Krzysztof Warlikowski a mis en scène à l’Opéra national de Paris Iphigénie en Tauride de Christophe Willibald Gluck où tu chantais le rôle-titre. La participation de Warlikowski à ce projet était en partie due au hasard. La mise en scène avait été d’abord confiée à Isabelle Huppert qui a renoncé deux mois avant la première. Étais-tu prête à participer à un spectacle préparé « au dernier moment » et avec un créateur « de hasard » ?
Mireille Delunsch : Ce n’étais pas pour moi un metteur en scène du « hasard » mais un metteur en scène connu : un grand metteur en scène. C’était une chance de pouvoir collaborer avec lui. En ce qui concerne le tempo précipité de la préparation du spectacle, ce n’est pas un problème qui m’a touché directement. Moi j’étais prête. Si un autre metteur en scène avait préparé le spectacle, j’aurais accepté aussi d’y participer. Le travail avec Warlikowski en était d’autant plus une grande occasion.
Alicja Binder : Tu connaissais donc ses précédents spectacles ?
Mireille Delunsch : J’en avais entendu parler.
Alicja Binder : Comment s’est passée la collaboration avec Warlikowski ?
Mireille Delunsch : C’était quelque chose de passionnant avant tout en raison du dialogue inhabituel que Warlikowski mène avec les chanteurs. Il nous a traités comme de véritables acteurs. En général, la plupart des metteurs en scène qui préparent des spectacles à l’opéra partent du principe que les chanteurs ne sont pas de véritables acteurs et qu’obtenir quelque chose de plus avec eux est difficile, voire impossible. Ce n’est pas le cas de Warlikowski car, lui, tente de lutter avec le manichéisme qui règne à l’opéra. Le grand problème de l’opéra, en comparaison avec le théâtre, c’est la « typologie locale » des personnages. Le soprano joue en règle générale le héros à l’attitude noble, le baryton, un caractère noir. Il est difficile de lutter contre cela d’autant plus que nous nous sentons souvent bien dans ces rôles qui nous sont destinés. Nous sommes condamnés à un type de rôle défini en raison de la voix que nous possédons. J’ai trouvé magnifique que Warlikowski ait tenté de surmonter cette barrière. Moi-même, depuis un certain temps, je me pose la question des rôles que l’on peut chanter comme soprano. Pour que l’opéra contemporain puisse parler au public contemporain, il faut tenter de briser ce schéma, détruire cette séparation évidente entre le bon et le mauvais caractère, donner aux personnages une autre, une nouvelle dimension. C’est ainsi qu’essaie
de travailler Warlikowski.
Alicja Binder : On peut donc remarquer une différence dans le travail avec un metteur en scène provenant du théâtre ?
Mireille Delunsch : En réalité, dans la plupart des cas, j’ai travaillé avec des metteurs en scène qui venaient du théâtre : avec Peter Brook, Klaus Michael Grüber, Luc Bondy, Olivier Py. L’opéra devrait être traité comme le théâtre ; c’est un théâtre, chanté, mais un théâtre.
Alicja Binder : L’opéra impose cependant certaines limites au metteur en scène.
Mireille Delunsch : Il m’est difficile de dire ce qu’en pense un metteur en scène, en tout cas je n’ai pas eu cette impression dans le travail avec Warlikowski. Peut-être voit-il lui-même ces limites, mais on ne ressentait nullement dans son travail que l’opéra fût un problème.
Alicja Binder : À quoi ressemblait donc exactement le travail avec Warlikowski ?
Mireille Delunsch : Je n’ai pas participé à la première du spectacle durant laquelle le rôle d’Iphigénie a été chanté par Suzanne Graham, mais dans la reprise, la saison suivante. J’ai vu une vidéo de la première et je reconnais que je ne comprenais pas certaines solutions dans ce spectacle, par exemple le flash-back : au début nous voyons Iphigénie comme une vieille femme et ensuite nous sautons vers sa jeunesse. Graham n’a pas accepté d’être vieillie. Les cantatrices veulent souvent rester jeune et belles. Contrairement à elle, j’étais enchantée à l’idée de jouer les vieilles femmes, ce n’était pas un problème pour moi. Par contre, j’ai vu dans ce spectacle des choix de réalisation difficile, mais je suis quelqu’un qui veut donner la priorité au théâtre. Je suis même prête à prendre des risques pour le chant. J’ai toujours considéré que mon rôle n’est pas de gêner le metteur en scène dans la réalisation de son projet mais de l’y aider.
Bien sûr, les propositions de Warlikowski provoquaient parfois certaines difficultés, comme la scène dans laquelle je chante l’aria, allongée sur le sol, le visage vers le public. Ce qui n’était pas très facile bien qu’en même temps très intéressant. De même que l’idée de mettre en face de moi les images d’Iphigénie — la jeune et la vieille — s’observant mutuellement sur la scène. Cela m’a semblé passionnant comme manière de raconter cette histoire.
Alicja Binder : Une partie du public a considéré ce spectacle comme sujet à controverse, si ce n’est scandaleux. Quelle était ta réaction ?
Mireille Delunsch.: Je pratique ce métier depuis trop longtemps pour juger par avance un spectacle. Assise dans la salle, je regarde le spectacle comme le public mais, étant sur la scène, je ne peux pas voir ce que voit le public. Même si j’ai vu les notes sur la mise en scène, j’ai tenté de regarder ce spectacle d’un autre côté et de comprendre les intentions du metteur en scène. Je n’ai pas regardé le spectacle de la salle, il m’est donc difficile de donner une opinion. Après avoir vu la vidéo, je me suis quand même dit : « Ce ne sera pas facile ». Mais je ne peux rien faire tant que je n’ai pas entamé un dialogue direct avec le metteur en scène. C’est ce dialogue qui permet le mieux de comprendre l’approche de l’œuvre par le metteur en scène.
Le problème de l’opéra est que le spectateur, surtout s’il connaît déjà l’œuvre dans une mise en scène qu’il a appréciée, accepte difficilement une nouvelle proposition. De plus, les personnes qui regardent un opéra vont rarement au théâtre. Le public du théâtre qui vient à l’opéra a moins de difficulté avec la perception contemporaine de l’esthétique de spectacles qui, puisant dans une œuvre ancienne, tentent de nouer un contact avec le spectateur actuel.
Autre problème fréquent à l’opéra, le refus des chanteurs d’accepter les propositions du metteur en scène. Alors, quel que soit le génie du metteur en scène, ce que verra le public ne sera qu’une infime partie de ce que le créateur voulait réaliser. C’est très dommage. Comme cantatrice, je n’ai ni la vision, ni la perception globale du spectacle. Ce que je peux cependant faire, c’est utiliser mes propres émotions ; transmettre mes émotions à travers le chant. C’est en cela que consiste mon travail. Que le régisseur exige que je chante assise, debout, couchée ou maquillée en vieille femme, c’est sans importance. Ce qui est important, c’est de comprendre le regard du metteur en scène sur le personnage que je joue et comment cela correspond à son idée de la totalité du spectacle.
Alicja Binder : Cela ressemblait à quoi dans le cas de Warlikowski ?




