2008 – 2009 : « Année zéro » pour Krzysztof Warlikowski et le Nowy Teatr
En novembre 20091, à l’occasion de la présentation du spectacle (A)pollonia à Paris, Krzysztof Warlikowski déclarait que l’année 2009 avait été « l’année zéro »2 pour lui et son équipe de collaborateurs de longue date. Krzysztof Warlikowski a entrepris de s’installer dan son propre lieu de création et de diffusion. En juin 2008, l’équipe artistique fidèle au metteur en scène est officiellement réunie sous le nom de « Nowy Teatr », avec un ensemble de techniciens et d’administrateurs. Il ne s’agit pas seulement du baptême d’une troupe de théâtre, mais de l’inauguration d’une institution municipale : un centre culturel pluridisciplinaire dont Krzysztof Warlikowski est le directeur artistique. L’objectif du Nowy Teatr est la reconversion d’un ancien site industriel en un centre artistique adapté à ses activités. La municipalité de Varsovie a proposé au metteur en scène de faire réaménager l’ancien siège de la Compagnie Municipale des Ordures3 (initiales M.P.O. en polonais): un site de neuf mille mètres carrés comprenant un atelier datant de 1927, classé au Patrimoine historique polonais. Ce bâtiment industriel ne sera pas reconverti en un simple théâtre uniquement destiné aux créations de la troupe ; il doit pouvoir accueillir des manifestations culturelles et artistiques de différentes natures.
L’ouverture du centre culturel Nowy Teatr est prévue pour le 31 décembre 2013. À ce jour, seuls les bureaux du Nowy Teatr ont pu investir une aile du site industriel. Dans l’atelier d’avant-guerre destiné à être reconverti en salle de représentations, on voit encore des employés en uniformes orange travailler à l’entretien des véhicules de la compagnie des ordures. Cependant, le projet d’un cabinet d’architecture polonais : le KKM Kozien Architekci, a été sélectionné en avril 2009, à l’issue d’un concours international d’architecture financé par
la municipalité de Varsovie. Le Ministère de la Culture et du Patrimoine National polonais a également participé au financement d’une étude technique préalable au lancement du concours. Le projet dispose donc en amont de la reconnaissance et de l’appui financier des autorités politiques. Le Nowy Teatr a déjà une riche programmation hors-les-murs où se côtoient les créations de la troupe de Krzysztof Warlikowski et l’accueil, dans différents lieux culturels et anciennes installations industrielles de la capitale, d’artistes de tous les horizons.
Cette nouvelle étape dans le parcours de Krzysztof Warlikowski peut s’expliquer par des raisons circonstancielles : en 2007, il quitte le Teatr Warszawa auquel il était associé depuis huit ans. La scénographe Matgorzata Szczefniak et les comédiens collaborateurs de longue date du metteur en scène choisissent de le suivre. De nouveaux collaborateurs le rejoignent à l’occasion de ce départ collectif, comme le dramaturge Piotr Gruszczyñski. Cet événement marque l’affirmation d’un fonctionnement en collectif et d’une volonté de démarcation vis-à-vis de l’institution théâtrale de Varsovie. Krzysztof Warlikowski était évidemment loin d’être à la rue après avoir quitté le Teatr Warszawa ; la municipalité de Varsovie a suggéré au metteur en scène de prendre la direction d’un des théâtres de la ville dans les années à venir, mais il a refusé cette proposition. La nécessité de trouver un abri ne suffit pas à expliquer la nature du projet, qui exclut d’investir ou de créer un simple théâtre. Si la reconversion de friches en lieux culturels pluridisciplinaires est aujourd’hui monnaie courante en Europe, elle reste une démarche originale de la part d’un metteur en scène qui cherche à donner un socle à son œuvre.
Le concept architectural et institutionnel répond à une pratique artistique qui se radicalise au même moment En 2009, alors que Krzysztof Warlikowski entreprend d’étendre son action créatrice au lieu théâtral, il l’étend en même temps au texte avec le montage d’(A)pollonia. Ce montage d’extraits antiques et contemporains marque un tournant dans son parcours artistique. En 2010, après avoir créé Un Tramway, d’après Tennessee Williams, Krzysztof Warlikowski revient à un montage d’éclats d’une multitude de textes avec La Fin. Scénarios.
Dans (A)pollonia comme dans La Fin, le matériau textuel ne prend son sens qu’au sein des réalisations scéniques de Krzysztof Warlikowski, objets plastiques complexes reposant sur lasymbiose d’un ensemble d’artistes compétents dans toutes les disciplines et dont le Nowy Teatr officialise la réunion. Krzysztof Warlikowski semble vouloir persévérer dans le sens de cette évolution puisque sa prochaine création, Contes africains d’après Shakespeare, qui sera présentée à Liège en octobre 2011, est un nouveau montage au service du langage scénique du metteur en scène, faisant appel à toutes les techniques aujourd’hui à la disposition du théâtre.
Le projet Nowy Teatr
Si le Nowy Teatr est conçu comme un lieu pluridisciplinaire, en mesure d’accueillir tout type de manifestations culturelles, il porte néanmoins déjà le nom de la troupe de Krzysztof Warlikowski et la salle de représentation est l’élément central du projet. Elle doit cependant être transformable : le programme technique adressé aux architectes qui participaient au concours prévoit une scène et un auditorium de quatre cent cinquante places mobiles, permettant des usages variés de l’entrepôt reconverti. L’agencement de l’espace de représentation doit s’apparenter à celui d’un studio de cinéma4 par une connexion directe entre l’espace scénique et l’ensemble des locaux techniques adjacents. L’esthétique générale doit conserver l’empreinte de l’architecture industrielle qui lui servira d’enveloppe. À quelques mètres de l’entrepôt d’avant-guerre, un bâtiment neuf doit être construit. En plus de la salle de représentation, d’une salle de répétition et de locaux réservés à la préparation des comédiens, le Nowy Teatr prévoit l’installation d’un studio d’enregistrement musical, d’une salle de projection vidéo et d’ateliers dédiés à la scénographie. Ces locaux serviront à la fois aux artistes collaborant avec Krzysztof Warlikowski et à l’accueil ponctuel d’artistes venant d’ailleurs.
Le Nowy Teatr est également conçu comme un centre de documentation, mettant à disposition du public une bibliothèque-médiathèque principalement dédiée à l’art, en mesure d’accueillir des événements tels que débats et expositions. La temporalité interne du Nowy Teatr ne sera pas celle d’un théâtre traditionnel qui n’ouvre ses portes qu’au moment des représentations. À l’externe, l’architecture communiquera avec l’espace urbain par l’aménagement d’un parc où seront organisées des séances de cinéma en plein air. Le Nowy Teatr est conçu comme un lieu d’activité continue, adoptant le rythme de la ville en plus de rechercher une continuité spatiale avec elle. Krzysztof Warlikowski ne s’installe pas dans une friche abandonnée loin des activités de la capitale polonaise, comme l’a fait Ariane Mnouchkine en s’installant à la Cartoucherie de Vincennes en 1970, dans le contexte des utopies communautaires du Paris de Mai 68. Le site du M.P.O. n’est qu’à quelques arrêts de tram du plein centre-ville. Cette proximité participe sans doute à en faire un lieu convoité. En raison de désaccords internes à la municipalité, la compagnie municipale des ordures tarde à le libérer. Sa situation de transit n’empêche pas le centre culturel de mener ses activités hors-les-murs, dans différents lieux culturels et espaces atypiques de la capitale. En 2011, l’institution compte trente-neuf membres permanents (direction, administration, comédiens et autres collaborateurs artistiques de Krzysztof Warlikowski.….). D’autres grands noms de la scène théâtrale polonaise et internationale, tels que Krystian Lupa et Rodrigo Garcia en 2009, sont les invités du Nowy Teatr, mais ils côtoient l’accueil de productions beaucoup plus risquées au sein de la programmation, telles que The Sexual Life of Savages, en 2011. Si les auteurs de ce spectacle (Marcin Cecko et Krzysztof Garbaczewski) ont déjà leur place sur la scène artistique de Varsovie, ils sont néanmoins encore jeunes. Programmer The Sexual Life of Savages relève d’une réelle prise de risque dans un pays encore marqué par un catholicisme radical et ultra conservateur. Écrit à partir de textes anthropologiques, le spectacle interroge la construction sociale des comportements amoureux
en investissant un ancien atelier de sérigraphie, symbole de la reproduction d’objets en série. Entre les murs nus de l’ancien atelier, la proximité du public avec les corps nus des acteurs ne plaît ni à tous les publics, ni à tous les financeurs.

Le Nowy Teatr organise également des concerts, des expositions et mène son activité de centre de documentation en organisant des lectures et des master class de cinéma. Pour créer ses spectacles, Krzysztof Warlikowski investit des espaces atypiques, comme les studios de tournage Farat Film pour (A)pollonia et La Fin. Vaste, neutre, entièrement soumis à des exigences techniques, le studio de tournage est plus proche que n’importe quel théâtre de ce que semble être la salle de représentation idéale pour Krzysztof Warlikowski.
Le lieu théâtral, un outil, un symbole
Comme d’autres metteurs en scène avant lui, Krzysztof Warlikowski envisage aujourd’hui le lieu théâtral comme un outil à part entière qu’il s’apprête à adapter aux nécessités propres à sa pratique originale de la mise en scène. En concevant un lieu apte à l’accueil d’artistes de tous les horizons, le metteur en scène se dote en même temps de l’espace de travail dont il a besoin :
un espace permettant la mise en œuvre simultanée de toutes les technologies et de toutes les disciplines aujourd’hui au service du théâtre. Le projet Nowy Teatr est lié à l’affirmation radicale du style de Krzysztof Warlikowski au cours de ces dernières années ; ilest lié à une prise d’autonomie croissante de la réalisation scénique par rapport aux textes.
Avant même de quitter le statut de metteur en scène qui se fait l’interprète d’un texte, Krzysztof Warlikowski a toujours introduit dans ses spectacles des références picturales aux thématiques qui l’obsèdent. Son parcours artistique se caractérise par la récurrence des questions de l’identité sexuelle et de la culpabilité qui lui est liée ; de la mémoire de la Shoah et de la culpabilité en général. Avec (A)pollonia, il aborde ces thèmes plus directement que jamais. En collaborant avec le dramaturge Piotr Gruszczyrski, Krzysztof Warlikowski acquiert un statut inédit entre metteur en scène interprète et metteur en scène créateur. Le spectateur assiste au déploiement de l’imaginaire d’un metteur en scène et non plus à celui d’un auteur. Ce dialogue direct entre public et metteur en scène dépend des autres artistes dont celui-ci s’est entouré. La réalisation scénique assure dans ce spectacle une continuité entre les références aux mythes antiques et à la Seconde Guerre Mondiale. Le texte ne prend son sens qu’au sein de la scénographie, des créations vidéo et sonores au sein desquelles il a vocation à se déployer. Le Nowy Teatr sera donc l’outil et le symbole adapté à un état de fait : un langage scénique complexe et technologique au service d’un univers poétique en prise avec le contexte dans lequel il s’inscrit.
Nombreux sont les metteurs en scène pour qui la création d’un lieu fait partie intégrante du parcours artistique. Le parcours de Peter Brook, dont Krzysztof Warlikowski a été l’assistant, est indissociable de son installation aux Bouffes du Nord en 1974. Rétrospectivement,
Peter Brook commentera son installation dans ce lieu marqué par la vie en affirmant qu’«un espace théâtral ne doit pas avoir de définition préalable » et qu’il doit être « neutre : non pas stérile, mais neutre dans la mesure où tous les évènements, les relations, les définitions qui lui sont propres puissent s’effacer. »5. Pour Peter Stein, faire construire la Schaubühne de Berlin dans l’enveloppe d’un ancien cinéma relevait également d’une nécessité artistique : celle de « pratiquer un théâtre qui repense et modifie pour chaque spectacle la relation entre l’espace scénique et l’espace des spectateurs »6. Il y a peu de comparaisons possibles entre les parcours artistiques de Peter Brook, Peter Stein et Krzysztof Warlikowski. Cependant, Peter Stein et Peter Brook ont tous deux été fondateurs de lieux théâtraux adaptés à leurs besoins en s’emparant d’espaces marqués par l’histoire d’une ville. Dans les trois cas, la forme d’un lieu théâtral et une pratique originale de la mise en scène se nourrissent l’une de l’autre ; l’acte artistique précède la réforme architecturale, et non l’inverse. En répondant aux besoins d’un artiste, le lieu théâtral est sans doute le reflet des besoins propres à un contexte artistique plus large. En tant qu’enveloppe architecturale ancrée dans une ville et interface entre l’art et la société, le lieu théâtral est également le reflet d’une étape dans la manière dont l’art se situe dans un contexte institutionnel et politique et dans l’ordre des représentations collectives.
En 1981, Peter Stein emménage dans l’ancien cinéma de Leninerplatz auquel le Schaubühne Ensemble a donné son nom. Créer son propre théâtre lui permet de trouver une alternative au système des théâtres municipaux berlinois, où comédiens et techniciens sont les exécutants de la volonté d’un metteur en scène. Ily faït construire une salle dotée de trois espaces scéniques côte à côte, relevables et abaissables à volonté, adaptée à ses recherches scénographiques. Peter Stein est alors tributaire d’une large tendance du théâtre européen à briser le dispositif théâtral classique frontal et à sortir des lieux traditionnellement réservés au théâtre, symbole du pouvoir et d’une séparation préalable entre l’art et la vie. En 1983, l’architecte, scénographe et metteur en scène Yannis Kokkos dira au sujet de la Schaubühne : « C’est un lieu vivable qui n’impose pas sa loi. (.)
Le lieu est particulièrement facile d’accès, près du flux de la circulation. Un couloir vitré, de plain-pied avec le trottoir, l’entoure et cela fait qu’à l’entracte les spectateurs peuvent sortir directement dans la rue, se confondre même avec les passants. C’est un lieu où l’on peut pénétrer facilement, comme dans un cinéma, sans aucune entrave. La différence est de taille par rapport à certains théâtres où l’entrée est plus intimidante. (..)»7.
La Schaubühne de Peter Stein laisse entrevoir ce que le Nowy Teatr souhaite créer : un théâtre technologique, au service d’un collectif, inscrit au cœur de la vie et de la ville, grâce à une architecture qui ne rompt pas avec elles. À Varsovie, comme ailleurs, les friches reconverties en institutions artistiques pluridisciplinaires ont du succès. Cet engouement est lié au tournant politique de 1989 et à un alignement de la culture sur les tendances venues d’Europe occidentale. Le concept du Nowy Teatr répond à la fois aux attentes d’un public et à une démarche artistique pour laquelle l’institution théâtrale actuelle de Varsovie est devenue un obstacle. Selon un témoignage direct du dramaturge Piotr Gruszczyñski, Krzysztof Warlikowski ne pouvait plus s’accommoder du système théâtral polonais où les metteurs en scène sont généralement contraints de travailler avec les équipes artistiques et techniques permanentes des théâtres où ils sont en résidence.
Cette inadaptation au fonctionnement en collectif est un élément d’explication de la démarcation de Krzysztof Warlikowski vis-à-vis des institutions théâtrales existantes. Quant au choix de s’installer entre les murs d’un lieu marqué par l’histoire d’une ville et non par l’histoire de l’art, il est symbolique du rapport complexe que le metteur en scène a toujours entretenu avec la réalité historique et l’actualité. Quant au choix de s’installer dans un lieu de création pluridisciplinaire, celui-ci constitue une réponse à l’absence du matériel technique dont Krzysztof Warlikowski et bien d’autres metteurs en scène ont besoin aujourd’hui (comme
la création vidéo). La prise d’autonomie croissante du langage scénique de Krzysztof Warlikowski par rapport au texte n’est pas synonyme de solitude ; au contraire, si sa pratique ne dépend plus aujourd’hui de la relation à l’auteur, cette prise de liberté repose sur la symbiose de l’équipe artistique qu’il a su fédérer.




 
 
 
