Au XIXe siècle on croyait encore que l’Histoire résultait des actions des rois, des généraux et des hommes d’État, expliquées et interprétées par les historiens et les artistes. Rien d’étonnant donc, comme l’affirme Frank Ankersmit1, que la conception de l’Histoire comme conséquence de l’influence de diverses forces sociales ou historiques — et non comme le résultat des actions individuelles de dirigeants ou de politiciens quelconques — a conduit à réserver la notion de passé au passé collectif. Le paradigme romantique aidait cette collectivité à construire son identité, à lutter pour la liberté de l’individu et de la nation et à obtenir l’indépendance jusqu’au moment où, à la fin du XXe et au début du XXI : siècle, il en est devenu la première victime. « Nous sommes témoins d’un cruel paradoxe, écrivait alors Maria Janion. L’indépendance pour laquelle le romantisme a contribué de manière notoire, en donnant à l’art le droit de juger de la condition sociale, d’envisager prophétiquement son avenir et de prendre le rôle de guide sur le chemin de la transgression, détruit maintenant la base de son action. »2
Jusqu’en 1989, l’art en Pologne s’occupait de répondre à la question existentielle et collective la plus importante : « Comment obtenir la liberté ? » L’acquisition de l’indépendance a amené la nécessité de répondre à « Comment obtenir la modernité ? ». Et la voie vers la modernité est passée par l’éclatement de ce but unique qui avait prévalu jusque-là, par la polarisation des idées et le pluralisme des motivations, par l’instabilité axiologique. Ce fut l’hégémonie du paradigme de masse au lieu du paradigme individuel romantique. La liberté a, ainsi, mené à un changement de valeur dans la vie sociale, attaquée par le monde occidental de la frustration et de la consommation. Dans le théâtre polonais, dont l’excellence était marquée par les noms d’Andrzej Wajda, Jerzy Grzegorzewski, Jerzy Jarocki ou Krystian Lupa, sont apparus des jeunes doués qui ont tiré la conclusion de ces changements. Ils ont estimé que, dans ce contexte de grands bouleversements politiques et sociaux, de modifications profondes dans le mode de vie traditionnel, le théâtre devait chercher de nouveaux moyens de parler du monde. Ils ont donc déclaré que le héros de leur théâtre serait l’homme actuel, empêtré essentiellement en lui-même, dans cette réalité confuse et dans sa douleur existentielle.
Dans un monde où tout est permis, où l’art a cessé d’être la soupape de liberté, le théâtre est devenu la projection des réflexions d’artistes libres de puiser dans n’importe quel texte, de le déconstruire de toutes les manières possibles, de lui donner de nouveaux sens. Ils pouvaient contester les conventions théâtrales et en détruire les canons, introduire de nouvelles techniques esthétiques et adopter les stratégies de la culture pop. En annonçant dans cette Pologne indépendante, la fin du paradigme romantique, Maria Janion offrait en même temps aux cultures alternatives la chance de pouvoir revenir à la conception romantique du monde et, en dépassant ses stéréotypes, de reprendre sa philosophie de l’existence, d’assumer le risque d’exprimer des idées controversées et de définir de nouveaux canons. Ce qui constitue l’acte fondamental du romantisme. Le point de vue de Maria Janion semble être en accord avec celui d’Ankersmit qui annonçait une « privatisation du passé » postmoderne contemporaine. Ankersmit, suivant en cela les traces de Maurice Halbwachs3 qui, dans son ouvrage Les Cadres sociaux de la mémoire, affirme que ce qui est le plus individuel et le plus privé reflète l’ordre social et prouve que la mémoire en tant que clef de la conscience historique postmoderne est liée de manière indissociable à l’histoire des mentalités. Elle représente tout ce qui a été rejeté, oublié ou étouffé dans le passé de l’individu. À la charnière du vingtième et du vingt- et-unième siècle, le théâtre qui décrit le monde par le paradigme du quotidien et du privé, a cessé d’être une tribune politique et a renoncé à la catégorie du « nous » tout en révélant le « moi » subversif du héros romantique ; héros immature, inadapté, en conflit intérieur, à la sensibilité exacerbée et en rupture avec le monde.
Dans l’art polonais, et surtout dans le cinéma depuis Les Amants de Marona d’Izabela Cywiñska, en passant par Katy d’Andrzej Wajda, jusqu’à La petite Moscou de Waldemar Krzystek et Le Jeudi noir d’Antoni Krauze, nous pouvons observer la création d’une histoire contemporaine alternative:une histoire existentielle qui s’intéresse au rapport personnel que l’individu entretient avec le passé et la place qu’il s’y donne, mais qui s’occupe aussi de son genre et de sa sexualité, de son déchirement entre la vie et la mort. Elle fait ainsi ressurgir l’espace des désirs et des peurs et compose l’image postmoderne du romantisme. Dans le théâtre contemporain, bien que l’on ne manque pas de mises en scène d’œuvres romantiques, le seul romantique postmoderne semble être Warlikowski. En mixant les sphères privées et publiques, il insère les problèmes dans la corporalité qui définit les limites de l’intimité humaine. Il polémique avec l’ethos de la victime à travers l’histoire, le sacré et le profane, la religion par un messianisme qui n’est pas national mais existentiel.
Lors de la répression policière arbitraire et sans limites de l’époque communiste, lorsque toute activité publique était un compromis, l’intégrité des artistes de théâtre n’était possible que grâce à la métaphysique romantique. Aujourd’hui, dans la Pologne indépendante, Warlikowski parle du monde de manière métaphysique et se défend devant l’asservissement qu’apportent les possibilités de choix illimitées. Il crée un théâtre qui réveille les âmes du passé et ravive la mémoire nationale. C’était ainsi dans Le Dibbouk, où il a confronté l’histoire du dibbouk entré dans le corps de la fiancée racontée par An-ski et l’histoire de Adam S, un américain visité par l’esprit de son frère, trahi et envoyé à la mort dans le ghetto de Varsovie. C’était ainsi dans La Tempête, dans laquelle ce ne sont pas des actrices mais de simples femmes en costumes populaires de la région de Eowicz qui ont célébré à la place des déesses, le rituel du mariage entre Ferdinand et Miranda et les ont bénis en apportant sur la scène les traditionnels sel, pain et vodka.
Se référer à la tradition permet à Warlikowski de construire un théâtre dans lequel l’identité du personnage scénique est inscrite dans une perspective éthique universelle propre au discours romantique. Il a imposé aux héros de Angels in America de Tony Kushner trois comportements caractéristiques des romantiques : héroïque (Prior luttant pour la vie des malades du SIDA), opportuniste (Louis, terrifié et perdu qui abandonne son amant) et rituel (l’Ange qui provoque letourment moral des héros). Les héros du spectacle représentent les modèles de comportement romantique : la vengeance (le juge intransigeant, Roy M. Cohn,
qui a envoyé Ethel Rosenberg à la chaise électrique), la compassion (Belize, l’infirmier qui soigne les malades atteints du SIDA) et le pardon (Ethel Rosenberg, Prior). De tous les Anges issus d’Europe, d’Afrique, d’Océanie, d’Asie, d’Australie et de l’Antarctique présents dans le drame de Kushner et impliqués dans divers processus narratifs — qui représentent plus des attitudes sociales déterminées que des manifestations de la transcendance — il n’en est resté qu’un seul : l’Ange chrétien, douloureux, déchu. Le metteur en scène a, ainsi, composé le monde de la scène dans une conception romantique de la réalité et de la religiosité. Prior accuse l’Ange et en même temps tremble devant lui, mais c’est justement en l’affrontant qu’il retrouvera son identité et c’est lui qui « s’arrêtera sur la route et l’attendra ». À la fin du spectacle tombent des paroles qui constituent l’annonce romantique d’un projet d’avenir:«Les morts ne seront pas oubliés, ils continueront à lutter avec les vivants. Nous ne disparaîtrons pas. Nous ne mourrons plus en cachette. Le monde avance. Nous en serons des citoyens. Ilest grand temps. Le grand travail commence. » Dans le monde mélodramatique de la scène, on parle avec beaucoup de sérieux de la foi, de l’espoir, de l’amour, de la grâce, de la vérité, du pardon. Chaque grand romantique se noie dans les larmes et cela ne traduit pas obligatoirement du sentimentalisme : Angels in America ne manque pas non plus de sanglots.
Peu de gens prônent aujourd’hui l’idée d’universalisme, conscients qu’ils sont de ses pièges et de ses dangers. Certains sont des opposants déclarés à cette idée d’universalisme. Ils ne veulent pas s’occuper de ce qui est répandu et n’accordent leur attention qu’à ce qui est unique et particulier. Le théâtre social, comme, par exemple, celui de René Pollesch, ne suit aucune ligne narrative, ni logique ni psychologique, et se base sur une transformation de textes et d’essais sociologiques et anthropologiques, sur des fragments de débats politiques, sur des dialogues issus de feuilletons télévisés que les acteurs clament sur scène en criant plus fort les uns que les autres dans des monologues infinis. Ce théâtre se réfère au paradigme de gauche des années de l’entre-deux-guerres alors que celui de Warlikowski, centré sur les transformations de l’âme, les dilemmes existentiels et identitaires, semble lié aux expériences romantiques et modernes. Les spectacles des jeunes metteurs en scène d’aujourd’hui ne se préoccupent pas de spiritualité brisée, de nostalgie d’une identité humaine stable, bien qu’impossible, mais de la condition humaine dans une société à la communication médiatique schizophrénique, soumise aux lois du marché libre et à une politique oppressive.