Rituel tragique, rêve noir, guerre larvée. Contes africains d’après Shakespeare, nouveau spectacle de Krzysztof Warlikowski, acommencé de se déployer en répétition à Varsovie depuis le printemps pour être présenté en première mondiale au Théâtre de la Place à Liège ce mois d’octobre 2011. Une fable fleuve animée d’un souffle épique et d’une vitalité rare : c’est le chantier en construction auquel j’ai assisté lors d’un séjour de plusieurs semaines en Pologne au sein de l’équipe du Nowy Teatr.
Si le spectacle n’est pas achevé — et ne le sera sans doute pas jusqu’à la dernière des représentations tant il promet d’être mouvant et organique —j’ai pu voir les ébauches de cette gigantesque fresque qui se prépare. Le travail de plateau et l’écriture procèdent d’un même geste : un mélange de signes, images, sons, couleurs, mots qui avancent par collage, connexions et rebonds. Le spectateur avance dans un labyrinthe, guidé par la promesse d’une quête initiatique.
Au départ, il y a la rencontre de trois tragédies shakespeariennes : Othello, Le Marchand de Venise et Le Roi Lear. En les croisant et en y mêlant les écrits de J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature sud-africain et du Canadien Wajdi Mouawad, Warlikowski dépasse largement la question du pouvoir et de la lutte politique ou idéologique. Il articule un récit neuf autour des trois héros déchus — Othello, Shylock et Lear — en puisant chez Shakespeare l’essence d’un drame nouveau et d’autant plus vertigineux : drame existentiel et familial ; drame de l’amour, de son gain et de sa perte.
Contes africains possède ainsi un mouvement double : tracé rectiligne du destin d’un homme irrémédiablement voué à la fatalité et circonvolutions d’un trajet dans les rouages d’un monde en décomposition. Le spectacle suit le fil de la ligne droite tragique tout en gardant des proliférations baroques. C’est la grande errance d’une figure centrale, qui loin d’être « un » est morcelé en plusieurs identités : Lear le vieillard, Shylock le Juif, Othello le Noir, incarnés par un seul acteur, Adam Ferency. Les héros de Shakespeare deviennent des nomades privés de leur narration originelle, pour en habiter une nouvelle, plus brute et plus chaotique dans la peau d’une nouvelle figure héroïque désarticulée. Ainsi, on suit les pérégrinations d’un humain en marche vers une mort annoncée, voué à expérimenter ses limites, son identité, sa relation douloureuse au monde et aux autres. On assiste aux heurts de communautés d’hommes qui se désagrègent, prises dans l’engrenage des conflits de famille, des troubles sexuels, des mécanismes de la vengeance, du meurtre et de la guerre.