Alain Platel réenchante les grandes musiques
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Alain Platel réenchante les grandes musiques

Le 20 Juil 2012
C(H)ŒURS, musique de Richard Wagner et Giuseppe Verdi, chorégraphie d'Alain Platel, interprété par Les Ballets c de la b et le chœur et orchestre du Teatro Real de Madrid (Coro Intermezzo et Orchestre Symphonique de Madrid) dirigé par Marc Poillet, mars 2012. Photo Javier del Real.
C(H)ŒURS, musique de Richard Wagner et Giuseppe Verdi, chorégraphie d'Alain Platel, interprété par Les Ballets c de la b et le chœur et orchestre du Teatro Real de Madrid (Coro Intermezzo et Orchestre Symphonique de Madrid) dirigé par Marc Poillet, mars 2012. Photo Javier del Real.

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C(H)ŒURS, musique de Richard Wagner et Giuseppe Verdi, chorégraphie d'Alain Platel, interprété par Les Ballets c de la b et le chœur et orchestre du Teatro Real de Madrid (Coro Intermezzo et Orchestre Symphonique de Madrid) dirigé par Marc Poillet, mars 2012. Photo Javier del Real.
C(H)ŒURS, musique de Richard Wagner et Giuseppe Verdi, chorégraphie d'Alain Platel, interprété par Les Ballets c de la b et le chœur et orchestre du Teatro Real de Madrid (Coro Intermezzo et Orchestre Symphonique de Madrid) dirigé par Marc Poillet, mars 2012. Photo Javier del Real.
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

DANS SES CHORÉGRAPHIES, Alain Pla­tel nous a habitués à la con­fronta­tion de la danse avec l’adaptation de musiques de grands com­pos­i­teurs clas­siques : Bach, Mozart, Mon­tever­di. Ces par­ti­tions sont prop­ices à accom­pa­g­n­er la manière si par­ti­c­ulière qu’il a de mon­tr­er les corps, leur human­ité, la beauté mêlée à la souf­france, l’envie de vivre, la créa­tion de sol­i­dar­ités.

Avec la créa­tion de C(H)ŒURS, il fran­chit cette année une étape sup­plé­men­taire qui le rap­proche de la musique d’opéra. Invité par Gérard Morti­er, le directeur du Teatro Real de Madrid, à imag­in­er un spec­ta­cle autour des chœurs de Ver­di et de Wag­n­er dans l’intention de traduire, par le mou­ve­ment et dans les corps, l’émotion qui naît de ces grands moments musi­caux, le choré­graphe nous plonge comme à son habi­tude au cœur de notre con­di­tion humaine, en faisant sur­gir des tableaux qui évo­quent nos désirs et la dif­fi­culté de vivre ensem­ble, nos fragilités et nos jouis­sances, la sol­i­dar­ité indis­pens­able mais évanes­cente, la beauté du corps et du groupe.

Pla­tel avait déjà mon­tré dans IETS OP BACH et WOLF (Mozart) com­ment il pou­vait « réin­ven­ter » la force de ces grandes musiques et les faire dia­loguer avec notre temps. Ici aus­si, ces grands chœurs ont une his­toire. Nées autour des révo­lu­tions de 1848, accom­pa­g­nant l’espoir d’un monde plus juste, ces musiques qui nous trans­portent d’émotion furent aus­si, par la suite, récupérées par des idéolo­gies mortelles (les grands-mess­es nazies de Nurem­berg) ou, aujourd’hui, par les hit-parades pop­u­laires. Pla­tel leur rend pleine­ment la ver­tu mobil­isatrice qu’elles avaient au départ.

Les qua­tre-vingt chanteurs (et deux jeunes enfants) des chœurs de l’Opéra de Madrid sont en per­ma­nence sur scène, en mou­ve­ment et en action, asso­ciés étroite­ment par Pla­tel aux dix danseurs (de neuf nation­al­ités dif­férentes)1. Le spec­ta­cle évoque les révo­lu­tions du print­emps arabe – jets de chaus­sures, enfants morts portés à bout de bras par la foule –, les indignés, mais aus­si la soli­tude qui peut men­er à la folie dans un monde où l’individualisme a tué toute sol­i­dar­ité. Quelle est encore la place d’un pro­jet col­lec­tif, celle du mar­gin­al, du malade ? Alain Pla­tel cite sur la scène une phrase extraite de LA DOULEUR de Mar­guerite Duras où elle évoque la sol­i­dar­ité humaine basée sur le sen­ti­ment que nous avons tous de la perte du monde. Ce qui unit vrai­ment les humains, dis­ait Duras, est l’idée qu’un jour l’humanité dis­paraî­tra et nous tous avec elle, rich­es comme pau­vres, quand le sort com­mun devien­dra vrai­ment com­mun.
Et pour­tant ce spec­ta­cle n’est pas som­bre ; il est mag­nifié par la beauté des musiques (Wag­n­er est peut- être encore plus por­teur d’émotion que Ver­di), mais aus­si par la beauté des danseurs et de leurs mou­ve­ments. La pre­mière image de C(H)ŒURS est celle d’un homme seul sur scène, de dos, la tête repliée et invis­i­ble. Lente­ment, il enlève sa chemise blanche, met­tant en lumière son corps noueux et mus­clé. Tableau expres­sion­niste porté par le Dies iræ de Ver­di. Une image qui ren­voie à Fran­cis Bacon, pein­tre auquel on pensera encore à plusieurs repris­es dans le spec­ta­cle lorsqu’un danseur avance plié en deux comme dans un de ses tableaux célèbres, ou quand les danseurs sont comme pétri­fiés, la bouche ouverte en un rond noir silen­cieux, comme dans le por­trait du pape Inno­cent X.

Vêtus de rouge ou de blanc, les danseurs for­ment des unis­sons pleins de grâce et de force, qui par­fois écla­tent en souf­frances, comme dans cette longue séquence de trem­ble­ments. Ils se mêlent à la masse com­pacte du chœur qui sur­git avec, épinglés sur les poitrines des cho­ristes, des cœurs de papi­er, référence aux insurgés syriens qui sor­tent en rue avec ce signe pour dire aux snipers du régime : « Si vous voulez tir­er, visez là. » Deux enfants courent en sens inverse de la foule, cher­chant leurs par­ents.
La danse évoque aus­si les « pein­tures noires » de Goya du Musée du Pra­do. Jamais pour­tant Pla­tel ne nous aban­donne dans le malaise, ces moments de dureté alter­nent avec des mou­ve­ments de ten­dresse et de douceur, comme dans ses duos d’une infinie sen­su­al­ité qui con­so­lent des déboires du monde. À la fin du spec­ta­cle, tous les chanteurs du Chœur, venus l’un après l’autre se nom­mer, mon­trent au pub­lic leurs mains tachées de sang ; elles s’ouvrent et se fer­ment en cadence comme des cœurs qui bat­tent sur le « Lib­era me » du Requiem de Ver­di.
C(H)ŒURS explore la ten­sion entre le groupe et l’individu, cherche à quel point la beauté d’un groupe peut être dan­gereuse (le nation­al­isme), et com­ment l’individu a tou­jours une respon­s­abil­ité face au groupe. Pour Alain Pla­tel, « C(H)ŒURS est un hom­mage à la con­di­tion humaine, à notre manière de sur­vivre, de com­bin­er l’émotion et la ratio­nal­ité, de lut­ter pour garder sa per­son­nal­ité face au groupe. »

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