LE SIGNAL DU PROMENEUR par le Raoul Collectif

Musique
Théâtre
Critique

LE SIGNAL DU PROMENEUR par le Raoul Collectif

Le 1 Juil 2012
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

PROGRAMMÉE dans le cadre de la qua­trième édi­tion d’Impatience − le Fes­ti­val de jeunes com­pag­nies qui s’est déroulé du 9 au 14 mai 2012 au Théâtre de l’Odéon et au Cen­tqua­tre à Paris – l’étonnante et jubi­la­toire créa­tion du Raoul Col­lec­tif rem­porte les faveurs des pro­fes­sion­nels et des spec­ta­teurs, en rece­vant les prix du jury et du pub­lic.

La forme et le fond

For­més au Con­ser­va­toire de Liège, Romain David, Jérôme de Fal­loise, David Mur­gia, Benoît Piret et Jean-Bap­tiste Szé­zot créaient en 2008 une petite forme qui trou­ve sa forme aboutie dans leur pre­mière créa­tion, LE SIGNAL DU PROMENEUR. Rassem­blés depuis autour du Raoul Col­lec­tif, ces jeunes acteurs ont choisi d’emprunter la voie fructueuse et dif­fi­cile du col­lec­tif : de réfléchir et créer à plusieurs sans exclure le regard d’un « oeil extérieur », de porter ensem­ble leurs pro­jets devant les sub­ven­tion­neurs, envers et con­tre toutes les dif­fi­cultés liées à l’exercice. Ils con­sid­èrent ce tra­vail en com­mun comme un « geste poli­tique », explorent sur le plateau comme dans leur struc­ture admin­is­tra­tive les heurs et les mal­heurs de l’« agir ensem­ble ». Ils défend­ent le principe de fédéra­tion des éner­gies et de mutu­al­i­sa­tion des ressources, en arguant du fait que c’est un mode de fonc­tion­nement qui se traduit scénique­ment. Citant Jacques Del­cu­vel­lerie, le fon­da­teur du Groupov, ils s’approprient l’idée selon laque­lle la créa­tion traduit la manière dont elle est forgée : « Dans toute créa­tion scénique, quelque chose d’autre se com­mu­nique que ce qui sem­ble être mon­tré et racon­té : la façon dont elle a été conçue. Dans les créa­tions col­lec­tives, ce « mes­sage » – en quelque sorte sub­lim­i­nal – dégage une énergie sin­gulière, une man­i­fes­ta­tion fugace d’utopie en tra­vail. »
Le Raoul Col­lec­tif (dont le nom fait hom­mage à Raoul Vaneigem1), revendique volon­tiers sa mon­stru­osité à cinq têtes dans le paysage artis­tique, et signe, avec LE SIGNAL… un pro­jet mul­ti­forme, pro­téi­forme, hybride voire chao­tique… par désir vital d’échapper à la norme.

Le fond et la forme…

Pour par­tir en voy­age théâ­tral avec ces cinq acteurs-auteurs-met­teurs en scène, il faut être adeptes des prom­e­nades en forêt ; aimer la marche et ne pas crain­dre de s’égarer.
Le début du SIGNAL… com­mence par l’apparition inso­lite d’individus en cirés équipés de lam­pes frontales. Promeneurs égarés ou hommes-luci­oles ? Les cinq acteurs nous pro­posent de les suiv­re sur le chemin de leurs pen­sées – à la manière des philosophes qui con­nais­sent les bien­faits de la marche sur la réflex­ion, avec l’astuce du Petit Poucet qui sème des cail­loux pour retrou­ver son chemin. LE SIGNAL… est con­stru­it comme un assem­blage de tableaux et de saynètes. Col­lage de textes, mon­tage en mots et en images. Les auteurs et inter­prètes de cette créa­tion s’inscrivent dans la veine des écrivains du plateau : paroles et matières fondent leur poé­tique. Ils jouent, chantent et font du piano – par­fois à dix mains – avec beau­coup de joie et de fougue. Ils jouent, tan­tôt en solo, tan­tôt en chœur, avec des acces­soires et élé­ments de décor qui ressor­tis­sent de l’art brut, de l’art hors les normes. On pense à l’arte povera et aux artistes qui créent avec la nature comme Giuseppe Penone. C’est que leur plateau est jonché de matéri­aux nobles (cf. Roland Barthes) comme le bois et la terre. Des matières chaudes et naturelles qui évo­quent l’univers foresti­er, des mottes de terre – qui chutent des cin­tres à l’impromptu –, des cornes de cerf et autres cos­tumes semi- végé­taux…
Les Raoul évo­quent des per­son­nages eux aus­si hors les normes, en rup­ture avec les con­ven­tions de la société, qui échap­pent à son for­matage par choix ou par fuite. LE SIGNAL… est tis­sé comme une toile d’araignée, dis­ent-ils. Une toile qui ren­fer­merait les his­toires incroy­ables de cinq anti-héros emprun­tés à des faits divers, cinq évo­ca­tions d’histoires vraies qui ont don­né nais­sance à des livres ou à des films. On croise donc, pêle-mêle au fil de la péré­gri­na­tion, le per­son­nage de l’affaire Romand, cet homme qui vingt ans durant fit croire à son entourage qu’il était médecin… afin de met­tre fin à son déni de réal­ité en tuant sa femme et ses enfants2. Il y est ques­tion de Fritz Angst, le fils de « bonne famille » zuri­choise qui apprend qu’il est atteint d’un can­cer, une mal­adie de l’âme dont il est atteint par résig­na­tion3 ; de Christo­pher Mc Can­d­less, ce jeune homme qui a fui dans la nature sauvage avec seule­ment quelques livres de Hen­ry David Thore­au, et mou­rut en con­som­mant des plantes non comestibles4 ; d’un homme avec qui les Raoul entre­ti­en­nent une cor­re­spon­dance, d’un « fou » sci­en­tifique par­ti à la recherche d’un ptéro­dactyle en vie dans le Mex­ique, après avoir quit­té sa famille ; et enfin de Mike Horn, aven­turi­er des temps mod­ernes par­ti défi­er l’Océan Paci­fique en soli­taire…
Que l’on repère ou non l’origine de ces cita­tions importe guère. Les des­tins hors pair de ces héros plus ou moins trag­iques se font écho au fil de la représen­ta­tion. Et la mise en scène se met au ser­vice de leurs rup­tures de ban : créa­trice, généreuse, inven­tive et débous­solante, elle laisse la place à l’imaginaire des spec­ta­teurs embar­qués dans la forêt des idées. Au rythme énergique des inter­prètes, qui, soucieux de leurs publics, ména­gent des points d’étape en forme de bivouacs, afin de se rassem­bler et de nous retrou­ver.
Hagard et amusé, encore un peu son­né, le spec­ta­teur-promeneur jouit calme­ment de cette expéri­ence esthé­tique, qui lui aura per­mis d’embrasser quelques des­tinées atyp­iques, de caress­er quelques pro­jets utopiques et autres rêves de fra­ter­nité : « Soyons frères parce que nous sommes per­dus. », avaient-ils annon­cé…

  1. Fils de cheminot gran­di dans la Bel­gique ouvrière d’après-guerre, il ren­con­tra Guy Debord dans les années soix­ante et adhéra jusqu’en 1970 à l’Internationale Sit­u­a­tion­niste. Rebelle à toute ten­ta­tive d’embrigadement de la pen­sée et aux cré­dos de la « reli­gion économie ». Il est l’auteur du TRAITÉ DE SAVOIR-VIVRE À L’USAGE DES JEUNES GÉNÉRATIONS, 1967. ↩︎
  2. Ce fait divers a inspiré le romanci­er Emmanuel Car­rère dans L’ADVERSAIRE. ↩︎
  3. Fritz Zorn, MARS. ↩︎
  4. Le jour­nal de son immer­sion dans la nature a inspiré le livre de J. Krakauer et le film de Sean Penn, INTO THE WILD. ↩︎
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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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