PROGRAMMÉE dans le cadre de la quatrième édition d’Impatience − le Festival de jeunes compagnies qui s’est déroulé du 9 au 14 mai 2012 au Théâtre de l’Odéon et au Centquatre à Paris – l’étonnante et jubilatoire création du Raoul Collectif remporte les faveurs des professionnels et des spectateurs, en recevant les prix du jury et du public.
La forme et le fond
Formés au Conservatoire de Liège, Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szézot créaient en 2008 une petite forme qui trouve sa forme aboutie dans leur première création, LE SIGNAL DU PROMENEUR. Rassemblés depuis autour du Raoul Collectif, ces jeunes acteurs ont choisi d’emprunter la voie fructueuse et difficile du collectif : de réfléchir et créer à plusieurs sans exclure le regard d’un « oeil extérieur », de porter ensemble leurs projets devant les subventionneurs, envers et contre toutes les difficultés liées à l’exercice. Ils considèrent ce travail en commun comme un « geste politique », explorent sur le plateau comme dans leur structure administrative les heurs et les malheurs de l’« agir ensemble ». Ils défendent le principe de fédération des énergies et de mutualisation des ressources, en arguant du fait que c’est un mode de fonctionnement qui se traduit scéniquement. Citant Jacques Delcuvellerie, le fondateur du Groupov, ils s’approprient l’idée selon laquelle la création traduit la manière dont elle est forgée : « Dans toute création scénique, quelque chose d’autre se communique que ce qui semble être montré et raconté : la façon dont elle a été conçue. Dans les créations collectives, ce « message » – en quelque sorte subliminal – dégage une énergie singulière, une manifestation fugace d’utopie en travail. »
Le Raoul Collectif (dont le nom fait hommage à Raoul Vaneigem1), revendique volontiers sa monstruosité à cinq têtes dans le paysage artistique, et signe, avec LE SIGNAL… un projet multiforme, protéiforme, hybride voire chaotique… par désir vital d’échapper à la norme.
Le fond et la forme…
Pour partir en voyage théâtral avec ces cinq acteurs-auteurs-metteurs en scène, il faut être adeptes des promenades en forêt ; aimer la marche et ne pas craindre de s’égarer.
Le début du SIGNAL… commence par l’apparition insolite d’individus en cirés équipés de lampes frontales. Promeneurs égarés ou hommes-lucioles ? Les cinq acteurs nous proposent de les suivre sur le chemin de leurs pensées – à la manière des philosophes qui connaissent les bienfaits de la marche sur la réflexion, avec l’astuce du Petit Poucet qui sème des cailloux pour retrouver son chemin. LE SIGNAL… est construit comme un assemblage de tableaux et de saynètes. Collage de textes, montage en mots et en images. Les auteurs et interprètes de cette création s’inscrivent dans la veine des écrivains du plateau : paroles et matières fondent leur poétique. Ils jouent, chantent et font du piano – parfois à dix mains – avec beaucoup de joie et de fougue. Ils jouent, tantôt en solo, tantôt en chœur, avec des accessoires et éléments de décor qui ressortissent de l’art brut, de l’art hors les normes. On pense à l’arte povera et aux artistes qui créent avec la nature comme Giuseppe Penone. C’est que leur plateau est jonché de matériaux nobles (cf. Roland Barthes) comme le bois et la terre. Des matières chaudes et naturelles qui évoquent l’univers forestier, des mottes de terre – qui chutent des cintres à l’impromptu –, des cornes de cerf et autres costumes semi- végétaux…
Les Raoul évoquent des personnages eux aussi hors les normes, en rupture avec les conventions de la société, qui échappent à son formatage par choix ou par fuite. LE SIGNAL… est tissé comme une toile d’araignée, disent-ils. Une toile qui renfermerait les histoires incroyables de cinq anti-héros empruntés à des faits divers, cinq évocations d’histoires vraies qui ont donné naissance à des livres ou à des films. On croise donc, pêle-mêle au fil de la pérégrination, le personnage de l’affaire Romand, cet homme qui vingt ans durant fit croire à son entourage qu’il était médecin… afin de mettre fin à son déni de réalité en tuant sa femme et ses enfants2. Il y est question de Fritz Angst, le fils de « bonne famille » zurichoise qui apprend qu’il est atteint d’un cancer, une maladie de l’âme dont il est atteint par résignation3 ; de Christopher Mc Candless, ce jeune homme qui a fui dans la nature sauvage avec seulement quelques livres de Henry David Thoreau, et mourut en consommant des plantes non comestibles4 ; d’un homme avec qui les Raoul entretiennent une correspondance, d’un « fou » scientifique parti à la recherche d’un ptérodactyle en vie dans le Mexique, après avoir quitté sa famille ; et enfin de Mike Horn, aventurier des temps modernes parti défier l’Océan Pacifique en solitaire…
Que l’on repère ou non l’origine de ces citations importe guère. Les destins hors pair de ces héros plus ou moins tragiques se font écho au fil de la représentation. Et la mise en scène se met au service de leurs ruptures de ban : créatrice, généreuse, inventive et déboussolante, elle laisse la place à l’imaginaire des spectateurs embarqués dans la forêt des idées. Au rythme énergique des interprètes, qui, soucieux de leurs publics, ménagent des points d’étape en forme de bivouacs, afin de se rassembler et de nous retrouver.
Hagard et amusé, encore un peu sonné, le spectateur-promeneur jouit calmement de cette expérience esthétique, qui lui aura permis d’embrasser quelques destinées atypiques, de caresser quelques projets utopiques et autres rêves de fraternité : « Soyons frères parce que nous sommes perdus. », avaient-ils annoncé…

- Fils de cheminot grandi dans la Belgique ouvrière d’après-guerre, il rencontra Guy Debord dans les années soixante et adhéra jusqu’en 1970 à l’Internationale Situationniste. Rebelle à toute tentative d’embrigadement de la pensée et aux crédos de la « religion économie ». Il est l’auteur du TRAITÉ DE SAVOIR-VIVRE À L’USAGE DES JEUNES GÉNÉRATIONS, 1967. ↩︎
- Ce fait divers a inspiré le romancier Emmanuel Carrère dans L’ADVERSAIRE. ↩︎
- Fritz Zorn, MARS. ↩︎
- Le journal de son immersion dans la nature a inspiré le livre de J. Krakauer et le film de Sean Penn, INTO THE WILD. ↩︎