Les hommes marchent sans fin…

Entretien
Théâtre

Les hommes marchent sans fin…

Entretien avec Romeo Castellucci

Le 7 Juil 2012

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Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

Joe Kelle­her : Notre thème est la voix au théâtre, mais je ne peux m’empêcher de com­mencer par un com­men­taire sur l’écriture et le silence. Peut-être parce que je suis frap­pé de ce que votre récent spec­ta­cle SUL CONCETTO DI VOLTO NEL FIGLIO DI DIO, qui a déclenché une tem­pête de cri­tiques hors du théâtre (dont bon nom­bre émis­es par des per­son­nes qui n’avaient pas assisté à la pièce dans ce théâtre), est par­ti­c­ulière­ment « élo­quent » sur le silence.

Romeo Castel­luc­ci : Si le verbe s’était fait chair à présent la chair est silen­cieuse. Je voudrais par­tir d’un petit objet qui est sur scène du début à la fin : le bidon de pein­ture mar­ron qui se trou­ve sur la table de nuit à côté du lit. Le bidon est in-vis­i­ble depuis le début sur la table de nuit à côté du lit du père – même si per­son­ne ne le remar­que – comme objec­tif final de toute l’action. Il faut arriv­er là, à ce point ; le bidon représente le point de con­tra­dic­tion de la représen­ta­tion et de la cat­a­stro­phe finale. Les tragédies grec­ques se ter­mi­nent toutes aus­si en cat­a­stro­phe, c’est le point au-delà duquel on ne peut con­tin­uer pour la sim­ple rai­son que c’est l’accomplissement final, le som­met de la beauté sur lequel et au-delà duquel le lan­gage s’effondre. La cat­a­stro­phe pro­duit le silence néces­saire au héros trag­ique en tant que moment de con­science ultime. Le bidon attend donc que l’on arrive jusqu’à lui. Il est muet et patient.

Il sait que les per­son­nages arriveront tôt ou tard jusque là. La déc­la­ra­tion de la fic­tion qui se matéri­alise dans le con­teneur en plas­tique plein de couleur illus­tre l’artifice de toute l’action enten­due comme parabole. Le bidon de plas­tique, que le père empoigne con­tre lui-même – il nous vient en mémoire les bonzes cam­bodgiens – nous fait prob­a­ble­ment penser que lui, le père, a pro­jeté sa faib­lesse, la cat­a­stro­phe, le silence. Et tout devient incom­préhen­si­ble, tout est vu à tra­vers un miroir qui ren­verse le tout dans le tout. Aucun mot ne peut redonner un sens ni une con­so­la­tion. Pourquoi le père démon­tre-t-il d’avoir plan­i­fié la cat­a­stro­phe ? Qu’est-ce que c’est ? Un véri­ta­ble piège d’amour ten­du au fils ? Est-ce un acte d’affirmation du père ou, au con­traire, la recon­nais­sance de son échec ? Qui ou qu’est- ce qui est plus grand ? L’humiliation du père ou le sac­ri­fice du fils ? Il est clair que le père est agent, et non le fils. Le créa­teur a‑t-il besoin du par­don de sa créa­ture ? Et quelle est la faute ? De l’avoir créé ? Les mots se sont épuisés. Après la créa­tion il n’y a plus rien à dire : ce silence c’est la beauté de la cat­a­stro­phe.

J. K. : À la fin de SUL CONCETTO…, on voit le mot « not » estom­pé devenir vis­i­ble sur scène une fois que l’encre de toutes les écri­t­ures s’est entière­ment dis­soute et a coulé sur l’image peinte du Christ qui domine la scène (l’implacable icône survit toute­fois à cette dis­so­lu­tion de sa pro­pre sub­stance, tout comme elle survit aux mots écrits « sur » elle). Ce petit mot intrus dans la célèbre for­mule du psaume « Tu es mon berg­er », survit ou existe autrement que les icônes ou les écri­t­ures sur­vivent. Il est comme la trace d’une voix dans l’écriture, mais une voix qui est plus pais­i­ble, moins solide et apparem­ment moins exigeante que tout ce qui la sou­tient et l’environne. Je me sou­viens d’un vers d’un hymne anglais que nous chan­tions à l’école quand j’étais enfant:« O still small voice of calm » (Ô calme petite voix de la paix). Dans ce « not » pais­i­ble, j’entends – ou j’imagine enten­dre – la calme petite voix de la réflex­ion, du doute raison­né et de l’attention pru­dente, au milieu du bruit, de l’ignorance et de la con­fu­sion. C’est une élo­cu­tion – ou un silence élo­quent – qui est effec­tive­ment insis­tante, mais qui con­serve un car­ac­tère pro­vi­soire, une apor­ie : de la réflex­ion face à ce qui n’a que faire que l’on réfléchisse à son sujet, du doute face à l’illusion, de l’incertitude face à l’inefficacité de nos actes, ou encore de la pitié et de la ter­reur face à toutes nos souf­frances. À ce titre, une voix qui « appar­tient » au théâtre.

R. C. : C’est très beau ce que tu écris sur le « not » silen­cieux ! Le « not » est la clé de voûte de notre rela­tion à ce Dieu pos­si­ble. Le salut, comme le sug­gère le psaume, c’est recon­naître que nous sommes des bre­bis et qu’il est notre berg­er : You are my shep­herd. Mais il existe aus­si la pos­si­bil­ité d’un salut provenant de lui, en ajoutant un petit « not ». Sur le mur noir le psaume est repro­duit avec des mots lumineux, mais on dirait qu’un van­dale a ajouté, a pos­te­ri­ori et avec de la pein­ture grise, ce petit mot qui boule­verse le sens de la phrase : ce n’est plus une prière parce qu’elle appa­raît désor­mais comme une accu­sa­tion. Qu’es-tu devenu, berg­er ? Nous les bre­bis nous sommes égarées. Tu n’es plus mon berg­er. Tu n’es pas du tout un berg­er. Tu m’as aban­don­né. Toute la bible, toute l’écriture, est sus­pendue sur le fil de ce not. L’encre des Écri­t­ures sem­ble se fon­dre comme glace devant ce not de l’homme. Il s’en faut de si peu. Même l’omnipuissance de Dieu s’écroule devant ce petit not. Mais n’est-ce pas l’essence même de la foi ? Pou­voir dire à tout moment NON. Ce petit mot ne serait rien d’autre que le coin de l’intermittence, du silence qui pénètre et divise toutes les choses, qui nous sépare du reste du monde, qui nous sépare du divin. Qui nous divise en deux tronçons d’être. Être mis à nu et ne pas savoir que dire devant Dieu. Même si Dieu existe, que puis-je dire ? Aucun mot ne me vient à l’esprit. Si Dieu existe il est inutile d’en par­ler. N’est-ce pas ain­si ? Mais le théâtre doit le dire : il faut dire la puis­sance du non-dire. C’est cela la con­tra­dic­tion du théâtre : son affir­ma­tion dans un désert, comme la fleur d’un cac­tus.

J. K. : La musique de Scott Gib­bon pour TRAGEDIA ENDOGONIDIA prove­nait de voix humaines, c’est-à-dire de voix appar­tenant à des corps qui ne sont plus présents lorsque nous les enten­dons au théâtre. Ces voix mod­i­fiées con­tribuaient à une com­plex­i­fi­ca­tion de notre per­cep­tion du temps « présent » du spec­ta­cle : à une dilata­tion ou une dis­per­sion de ce temps, ou à son cli­vage ou ses plisse­ments. Ce proces­sus avait cepen­dant pour autre effet de ren­dre ces voix anonymes. On ne peut leur don­ner un vis­age, encore moins un nom. Cela peut paraître étrange parce que nos voix sont l’une des car­ac­téris­tiques non seule­ment de notre sin­gu­lar­ité mais aus­si de notre iden­tité. Par la voix, on exprime la con­ti­nu­ité entre les « mois » passés et futurs. Par la voix, on se recon­naît l’un l’autre. L’anonymat habitait aus­si votre pro­duc­tion de PARSIFAL au Théâtre de la Mon­naie à Brux­elles, en par­ti­c­uli­er au dernier acte, lorsque les solistes se fondent dans la foule qui avance vers les spec­ta­teurs sur le devant de la scène ; toute­fois, ce qui me frappe main­tenant, c’est le fait que l’absorption de la sin­gu­lar­ité de l’étranger dans l’anonymat n’est pas absolue. Les voix ressor­tent donc, elles s’élèvent momen­tané­ment au-dessus de la vague, elle font et défont des plisse­ments dans son fond col­lec­tif. On a dit à pro­pos de PARSIFAL que si les voix dis­ent ou chantent une aspi­ra­tion à la paix, cette même aspi­ra­tion trou­ble la paix qu’elles pour­raient trou­ver. Ce trou­ble implique-t-il l’expérience du temps établi par les voix – c’est-à-dire une chose qui se per­pétue et se dirige vers sa fin ?

R. C. : Dans PARSIFAL on assiste à la grande marche des hommes vers leur des­tin : nous ne savons ni com­ment il sera ni ne con­nais­sons le but de leur avancée. Les hommes marchent sans fin et il sem­ble que la marche elle-même – encore plus qu’un lieu – soit leur objec­tif. Peut-être qu’ils ne savent pas où aller. Par­mi eux se trou­ve une per­son­ne qui s’appelle Par­si­fal mais qui sem­ble avoir oublié à nou­veau son nom (Par­si­fal le sans-nom, qui ne con­nais­sait pas son nom ; seule Kundry lui dira com­ment il se nomme). La foule anonyme représente celle de la salle, représente le nous. Ils marchent vers nous, dans une ten­ta­tive de rejoin­dre le pub­lic de la salle, ils marchent dans une seule direc­tion et devant eux, à quelques pas, se trou­ve la fos­se de l’orchestre qui s’ouvre comme un gouf­fre. Ils sont guidés par le sans-nom parce qu’ils sont une force sans nom et sans appar­te­nance. Le tapis roulant, qui cou­vre toute la largeur du plateau, per­met cette grande marche sans fin et sans but. Par moments cette marche ressem­ble presque à une con­damna­tion. Les voix qui se détachent hors de la foule représen­tent l’anonymat vu de l’intérieur de la masse. La ville ren­ver­sée est la dernière image que le spec­ta­cle livre aux spec­ta­teurs. Une ville comme la nôtre. Ren­ver­sée, parce que nous avons été ren­ver­sés par l’annonce du sans-nom et nous avons été appelés à fonder une com­mu­nauté qui ne se fonde qu’en chemin. Errer-erreur. Le but n’est pas don­né de savoir. Ce n’est pas le devoir du met­teur en scène de le dire.

J. K.: En dehors de la voix, nos corps ont d’autres façons d’exprimer notre exis­tence, qui restent toute­fois, pour ain­si dire, dans les par­ages de notre res­pi­ra­tion. Nous avons par exem­ple notre odeur. Nous avons, indu­bitable­ment, nos odeurs dis­tinctes, grâce aux­quelles cer­tains nous recon­naîtront tou­jours (en par­ti­c­uli­er les créa­tures sen­si­bles qui coex­is­tent avec nous), mais nous avons aus­si des odeurs qui nous ramè­nent à l’humanité en général, anonymement. Par exem­ple, l’odeur d’ammoniac qui est par­fois dif­fusée dans SUL CONCETTO…, en lien avec la décom­po­si­tion du corps, notre pro­pre par­fum ani­mal : le signe de la trans­for­ma­tion du corps en corps molécu­laire, en habi­tant de l’air, du nez d’autrui, et du temps qui dépasse notre exis­tence. Vous avez dit de ces gaz de fin de vie qu’ils étaient comme des salu­ta­tions adressées par l’humanité à la terre. Il n’y a donc pas grande dif­férence avec une expres­sion vocale, après tout. Mais c’est une expres­sion ou une voix muette qui, pour­rait-on dire, ne nous appar­tient plus, de laque­lle est gom­mée notre indi­vid­u­al­ité, notre iden­tité ; ou encore une expres­sion qui évoque notre indif­férence à cer­taines choses, dans laque­lle demeure notre silence une fois notre parole tue

R. C. : Le corps est l’émetteur qui trans­met et jette hors de la peau (le monde n’est-il pas tout ce qui se trou­ve hors de notre peau?) les ondes, les vibra­tions d’air qui représen­tent notre pas­sage ter­restre et notre être. Ces mou­ve­ments sont exprimés pour les autres, mal­gré cela ils ne se con­stituent pas encore comme lan­gage. Tout comme notre voix, ou même le mot pronon­cé devant un ani­mal représente notre présence en tant qu’espèce. C’est la pre­mière vérité : quand je par­le je suis un homme. La deux­ième, par rap­port à la pre­mière, est incer­taine ; et même, il me sem­ble que je ne la con­nais pas. Un écrivain ital­ien con­nu m’a réfuté une fois, quand j’exprimais un con­cept sem­blable – réduc­teur, si l’on veut – me dis­ant que lorsque je me retrou­verai sous les décom­bres d’un trem­ble­ment de terre le seul fait de crier mon nom pour­rait me sauver. Donc la parole sauverait, surtout dans les moments car­dinaux de l’existence et de la mort. Je ne suis pas d’accord. Sous les décom­bres d’un trem­ble­ment de terre c’est ton odeur qui te sauve ; et ton sauveur n’est, le plus sou­vent, même pas un homme : c’est un chien. Ce ne sont pas les mots ni mon nom qui me sauverait : c’est la voix qui s’essouffle, la vapeur, mon odeur ou ma puan­teur. Ce qui me rend homme c’est le Mene Tekel Peres, c’est ce qui rap­proche mon âme à l’animal. C’est tout ce qui me réduit qui me rend homme et qui me libère. La phrase con­tenue dans le Livre de Daniel est cen­trale dans tout mon tra­vail. Elle représente beau­coup pour moi. Dans ce cas-ci elle pour­rait vouloir sig­ni­fi­er la « réduc­tion » de l’homme. En un cer­tain sens cette phrase représente le com­pendi­um du des­tin des vivants : sou­viens-toi de ce que tu es : tu es ceci : tu es chair : tu es ver : tu es masse : tu es la chose. Tu es sem­blable à tous les autres. Même à ceux que tu exècres. Encore une fois, sans nom. Sans le nom. Sans le Nom. Sans-le-Nom. Si je pou­vais avoir un cheval (un mag­nifique cheval noir par exem­ple) je ne lui don­nerais aucun nom. Il le mérite. Artaud (oui, encore lui, excusez-moi…) com­mence sa Recherche de la fécal­ité par : « Là où ça sent la merde ça sent l’être ».

L’anonymat dont j’ai voulu par­ler dans SUL CONCETTO DI VOLTO c’est prob­a­ble­ment cet être. C’était clair, plus les excré­ments pre­naient le dessus sur l’espace, sur les actions, plus les deux per­son­nages représen­taient pour moi, toi, nous. Ce n’était pas néces­saire de savoir com­ment ils s’appelaient ou ce qu’ils dis­aient. Et quand le fils se met devant l’énorme bouche de Jésus pour l’embrasser, on dirait presque qu’il veut l’empêcher de par­ler ; on dirait qu’il lui demande de ne pas bris­er ce mer­veilleux silence divin, par­fait, dis­tant, qu’il avait main­tenu jusqu’alors. Jésus ne doit pas par­ler main­tenant, au moment clou. Son silence est à présent la plus grande oppor­tu­nité de l’homme, sa lib­erté, son choix, sa libéra­tion du nom. Du Nom.

Traduit de l’italien par Lau­rence Van Goethem

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Joe Kelleher est professeur de Théâtre et Performance à l’université de Roehampton à Londres, dont...Plus d'info
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