« Ne pas faire semblant d’oublier momentanément la souffrance, la perte, le sentiment de l’imperfection, toutes nos peurs…»
Opéra
Parole d’artiste

« Ne pas faire semblant d’oublier momentanément la souffrance, la perte, le sentiment de l’imperfection, toutes nos peurs…»

Entretien avec Dimitri Tcherniakovski

Le 21 Juil 2012
Kristine Opolais, Kyle Ketelsen, David Bizic, Maïrlis Petersen, Colin Balzer, Kerstin Avemo et Bo Skovhus dans Don GIOVANNI de W. A. Mozart, mise en scène Dimitri Tcherniakov, direction musicale Louis Langrée et Andreas Spering, Festival d’Aix-en-Provence, 2010. Photo Pascal Victor.
Kristine Opolais, Kyle Ketelsen, David Bizic, Maïrlis Petersen, Colin Balzer, Kerstin Avemo et Bo Skovhus dans Don GIOVANNI de W. A. Mozart, mise en scène Dimitri Tcherniakov, direction musicale Louis Langrée et Andreas Spering, Festival d’Aix-en-Provence, 2010. Photo Pascal Victor.

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Kristine Opolais, Kyle Ketelsen, David Bizic, Maïrlis Petersen, Colin Balzer, Kerstin Avemo et Bo Skovhus dans Don GIOVANNI de W. A. Mozart, mise en scène Dimitri Tcherniakov, direction musicale Louis Langrée et Andreas Spering, Festival d’Aix-en-Provence, 2010. Photo Pascal Victor.
Kristine Opolais, Kyle Ketelsen, David Bizic, Maïrlis Petersen, Colin Balzer, Kerstin Avemo et Bo Skovhus dans Don GIOVANNI de W. A. Mozart, mise en scène Dimitri Tcherniakov, direction musicale Louis Langrée et Andreas Spering, Festival d’Aix-en-Provence, 2010. Photo Pascal Victor.
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

Une pas­sion

JE NE SUIS PAS NÉ dans une famille « théâ­trale ». On ne m’a jamais emmené au théâtre. J’y suis venu par moi-même. À treize ans, j’ai été pour la pre­mière fois au théâtre et je me suis décou­vert un lien inex­plic­a­ble avec cet art incon­nu dont j’ignorais l’existence. Mais ce théâtre était un théâtre d’opéra… C’était EUGÈNE ONÉGUINE du Kirov de Leningrad en tournée au Bol­choï – c’est curieux de penser que main­tenant j’y tra­vaille… Cela a déclenché une espèce de pas­sion mani­aque, obses­sion­nelle, trait qui me car­ac­téri­sait depuis l’âge de sept ans et sur lequel ma famille iro­ni­sait : je fai­sais tout à cent pour cent quand j’avais une pas­sion. Pen­dant cinq ans, j’ai donc voulu tout voir, tout le réper­toire d’opéra, partout où j’allais. J’étais fou d’opéra. C’est la péri­ode la plus intéres­sante de ma vie. Je voulais être quelqu’un dans de monde-là. Mais je ne savais pas qui je pou­vais être. J’ai appris la musique, le vio­lon.
Pourquoi à un moment don­né, j’ai décidé d’être met­teur en scène ? Ce n’est pas en apprenant l’art de l’acteur, je n’ai jamais joué sur scène. Ce qui m’intéressait c’était com­ment je pou­vais inven­ter, com­pos­er tout cela. L’acteur m’intéressait comme la couleur, la lumière, la pro­fondeur. J’ai pen­sé alors que je devais devenir déco­ra­teur. J’ai appris l’architecture. J’ai aban­don­né au bout d’un an. Je me suis présen­té plusieurs fois au GITIS. On ne m’a pas pris, j’étais très jeune. Mais entre-temps quelque chose s’est cassé, j’ai com­pris que j’avais épuisé ma manie, que c’était fini avec l’opéra, qu’il ne me don­nait plus aucun plaisir, qu’il était devenu pour moi un art très grossier. J’ai cher­ché ailleurs. Et le théâtre m’a pas­sion­né. J’ai tra­vail­lé au ves­ti­aire du Théâtre de la Tagan­ka quand Ana­toli Vas­siliev y répé­tait LE CERCEAU de Vik­tor Slavkine. J’étais avide de tout con­naître. J’aimais beau­coup LA MAISON SUR LE QUAI, mise en scène par Iouri Lioubi­mov. En 1989, j’ai vu tous les spec­ta­cles du Fes­ti­val du théâtre alle­mand à Moscou : NELKEN de Pina Bausch, LES TROIS SOEURS par Peter Stein… J’ai voulu tout voir, tout appren­dre. On m’a enfin admis au GITIS. Mes pre­miers spec­ta­cles, je les ai donc faits au théâtre, j’avais comme oublié l’opéra pour tou­jours. J’ai mon­té une douzaine de spec­ta­cles, et ma dernière mise en scène de théâtre a été, en 2002, LA DOUBLE INCONSTANCE de Mari­vaux.

Les débuts

Mon pre­mier opéra, je l’ai mon­té à vingt-neuf ans à l’Opéra de Novos­si­birsk : LE JEUNE DAVID de Vladimir Kobekin – par hasard. Le met­teur en scène qui devait le mon­ter s’était dis­puté avec l’Opéra et ils cher­chaient un rem­plaçant. Je tra­vail­lais alors beau­coup à Novos­si­birsk. On m’a pro­posé de venir et une nou­velle vie a com­mencé : ma pre­mière pas­sion était rev­enue. Je me suis plongé dans la mise en scène d’opéra avec une sorte de rage. Les propo­si­tions d’opéra se sont enchaînées, et tout s’est mis à devoir être organ­isé telle­ment à l’avance que je n’avais plus de temps pour le théâtre. Mais pour par­ler franche­ment, je sens que je suis en ce moment à une sorte de fron­tière, je sens mon­ter un épuise­ment tem­po­raire et j’ai envie de revenir au théâtre. Je pense que je vais le faire bien­tôt.
Il est très impor­tant de chang­er de direc­tion pour éviter l’ennui. C’est moi que cela doit intéress­er d’abord. Il s’agit de ma vie. Je n’ai rien d’autre. Ce n’est pas un tra­vail pour moi : quand je monte un opéra, je plan­i­fie tous les sujets, leur développe­ment, où je serai, ce que je ressen­ti­rai, com­ment je vivrai pen­dant les deux mois de répéti­tions, dans quelle humeur… J’écris beau­coup de notes pour moi. Si je vais à Ams­ter­dam, ce n’est pas tant un tra­vail qu’un sujet, je vais voir de nou­velles per­son­nes, de nou­veaux lieux, je vais vivre plusieurs vies. Ce sont bien sûr des illu­sions, j’invente, mais le tra­vail avec les artistes et le tra­vail au théâtre pro­curent une sorte de sim­u­la­tion d’authenticité de rela­tions avec les gens. Pour DON GIOVANNI par exem­ple, nous avions choisi tous les chanteurs, mais je ne les ai ren­con­trés qu’à la pre­mière répéti­tion. Je ne les avais jamais vus et je devais immé­di­ate­ment les entraîn­er quelque part. C’est com­pliqué. J’ai tou­jours peur des pre­mières répéti­tions, une peur ani­male. Il y a deux jours, on ne se con­nais­sait pas encore et aujourd’hui, nous faisons les fous, nous mar­chons ensem­ble à qua­tre pattes, nous pou­vons nous dire tout ce que nous voulons, nous sommes comme des enfants, sans masque, nous pou­vons nous touch­er. Les dis­tances s’effacent dan­gereuse­ment vite. Puis le temps passe et où sont tous ces gens ? La pre­mière a eu lieu, et ils ont dis­paru. Par­fois cela me rend triste, par­fois je com­prends que c’est mieux ain­si. L’art est peut-être pour moi le meilleur moyen d’entrer en con­tact avec les gens, en tout cas il m’aide, parce que j’ai du mal avec les autres. Quand j’étais un teen-ager, à treize ans, j’avais une ten­dance à l’autisme, je me tai­sais tout le temps, et pour me socialis­er je devais me don­ner des coups de pied intérieurs. Je n’ai pas pu me socialis­er jusqu’au bout ; le théâtre rem­place en quelque sorte cette vie sociale.

Le choix des opéras

Quand j’ai com­mencé, c’était des propo­si­tions ; main­tenant j’ai la pos­si­bil­ité de pro­pos­er moi- même. Mais il y a des opéras que je refuse, même en très bonne com­pag­nie. J’ai besoin d’une rela­tion organique avec l’opéra que je monte, d’affinités fortes, du sen­ti­ment intu­itif d’un thème intérieur qui existe ou non pour moi. Par exem­ple, je ne peux pas mon­ter NABUCCO de Ver­di, car je ne peux pas trans­former sa nature, c’est un opéra grossier. Je ne sens ni les gens ni les sit­u­a­tions. Ce serait une vio­lence faite à mon égard et à celle de l’oeuvre. Je ne mon­terai jamais LA DAME DE PIQUE, mais pour d’autres raisons. UNE VIE POUR LE TSAR de Glin­ka est une oeu­vre sché­ma­tique, mais en dehors du sché­ma, il y a dans la musique un sérieux qui n’a rien à voir avec l’aspect nar­ratif et qui élève l’oeuvre au niveau d’IPHIGÉNIE EN AULIDE, d’une pièce antique, qui lui donne une autre dimen­sion, indépen­dante du sujet. Je l’ai mon­té à Saint-Péters­bourg en me dés­in­téres­sant du sujet, en cher­chant à com­pren­dre les grandes strat­i­fi­ca­tions de l’oeuvre. Car quel peut être aujourd’hui l’ennemi extérieur de la Russie ? C’est une con­struc­tion dra­ma­tique vieil­lie. Le plus grand enne­mi de la Russie est aujourd’hui à l’intérieur d’elle-même, c’est la Russie elle-même. Trou­ver un nou­veau sens à cet opéra, c’est le détru­ire. Je pense main­tenant qu’on ne peut le mon­ter que dans une ver­sion de con­cert ou dans une mise en scène muséale, mais je suis heureux d’avoir fait cette expéri­ence.
J’ai peu de tal­ent pour faire ce qu’attend le spec­ta­teur avec une sub­stance légère : L’ÉLIXIR D’AMOUR, LE BARBIER DE SÉVILLE… Un spec­ta­cle est une con­ver­sa­tion avec le spec­ta­teur et il ne doit pas emmen­er le pub­lic dans la sphère des belles illu­sions. Je ne dois pas faire sem­blant que nous devons oubli­er momen­tané­ment la souf­france, la perte, le sen­ti­ment de l’imperfection, toutes nos peurs. Je ne peux pas fer­mer les yeux. Il vaut donc mieux que je ne touche pas à ces oeu­vres, je les détru­irais. J’ai une idée fixe : mon­ter les opéras russ­es du XIXe siè­cle : ROUSLAN ET LIOUDMILA, LA FIANCÉE DU TSAR, LE PRINCE IGOR… Les opéras deWag­n­er, Mozart ou Strauss, pour le XXe siè­cle, se trou­vent depuis longtemps dans l’espace du théâtre con­tem­po­rain. Même quand on les monte en Europe, et on les monte rarement, ces opéras russ­es sont comme le sym­bole d’une cul­ture pat­ri­mo­ni­ale à laque­lle il ne faut pas touch­er. Je voudrais les mon­ter dans un autre con­texte, en dehors des clichés, de cette tra­di­tion « matri­ochka » comme en Russie, pour que le spec­ta­teur européen sente que cela par­le de lui.
Je tra­vaille beau­coup, seul ou avec un dra­maturge ou une équipe ; je rassem­ble beau­coup de matéri­aux, je lis et on me traduit aus­si à haute voix ce qui n’est pas traduit en russe. J’analyse l’opéra pour en trou­ver les thèmes, pas for­cé­ment des thèmes con­tem­po­rains, ce n’est pas le mot juste, mais des thèmes qui par­lent à celui qui est dans la salle, qui ne sont pour lui ni étrangers, ni arti­fi­ciels. Il y a des thèmes qui revi­en­nent dans mes spec­ta­cles, qua­tre ou cinq – par­mi eux, celui d’une exis­tence authen­tique, celui de l’homme privé, de l’outsider et de son rap­port au col­lec­tif, celui de la supéri­or­ité du monde intérieur sur le monde du col­lec­tif. Je ne les invente pas, je les trou­ve à l’intérieur de l’oeuvre.

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Écrit par Béatrice Picon-Vallin
Béa­trice Picon-Vallin est direc­trice de recherch­es émérite CNRS (Thal­im).Plus d'info
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Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
#113 – 114
juillet 2012

Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre

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Par Guy Duplat
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