ISABELLE DUMONT : Votre rencontre avec Martine Wijckaert date de vos études à l’INSAS au début des années 1990 ?
Laurence Villerot : Oui, j’ai réalisé la scénographie de LA MÈRE de Witkiewicz, spectacle de fin d’étude des étudiants en interprétation dramatique, mis en scène par Martine. Valérie Jung, la scénographe de Martine, est venue voir la présentation de ce travail et Martine m’a proposé d’assister Valérie sur MADEMOISELLE JULIE de Strindberg, qu’elle préparait pour la saison 93 – 94.
C’était une proposition formidable pour la jeune scénographe débutante que j’étais, d’autant que j’avais été fort marquée par LES CHUTES DE NIAGARA que Martine avait créé en 1991, un spectacle tellement atypique, personnel, et visuellement très fort. Durant les années qui ont suivi, mes assistanats successifs avec Valérie Jung ou Michel Boermans m’ont permis de progresser et de devenir la scénographe que je suis aujourd’hui.
I. D.: Vous avez assisté Valérie Jung et assuré la régie générale sur trois créations de Martine : MADEMOISELLE JULIE en 1993, NATURE MORTE en 1995, ET DE TOUTES MES TERRES d’après Shakespeare en 1998. Comment avez-vous vécu ces premières collaborations ?
L. V.: Travailler avec Martine, c’est entrer dans sa tête, dans son univers, et en ressortir pour rendre concrètes ses visions intérieures déjà très élaborées, souvent irréalistes et a priori irréalisables. C’est rendre l’impossible possible. Et c’est ça qui est passionnant. Quand elle demande une aurore boréale sur scène, un pendule géant ou un costume de jeune fille dragon, on a envie de relever le défi ! On pourrait croire que c’est frustrant pour ses collaborateurs/trices de la voir arriver avec un synopsis détaillé, toutes sortes de dessins (Martine dessine très bien) ou de montages d’images, précisant l’univers scénique du spectacle, mais au contraire, l’imaginaire de Martine est tellement puissant et porteur que c’est stimulant de travailler à partir de sa matière. Malgré ses idées très précises et le gros travail de préparation qu’elle fait, Martine reste dans le dialogue et on peut lui proposer des alternatives.
Le travail de réflexion sur le dispositif scénique est un échange entre Valérie et Martine. Mon rôle d’assistante était plus technique et pratique. Par mon évolution personnelle, au fil des spectacles, j’ai pris une place plus importante sur le travail des accessoires et, bien sûr, des costumes.
I. D.: Gardez-vous des souvenirs particuliers de ces spectacles dont deux partaient de pièces de répertoire revisitées par l’imaginaire wijckaertien, et la troisième, totalement muette, était une création poétique hors du commun…
L. V.: Chaque spectacle de Martine est une aventure artistique et technique unique, où ses visions nous demandent de nous dépasser. Au-delà des spectacles eux-mêmes, il me reste beaucoup de souvenirs de répétitions, où tout un final de spectacle ne tenait qu’à un battement d’ailes de papillon, où une équipe entière retenait son souffle en attendant qu’une colonie de fourmis traverse le plateau, ou encore lorsque nous assistions bouche bée aux premières chutes de neige noire…
I. D.: Vous avez reçu le « prix de la meilleure réalisation technique » pour NATURE MORTE, merveilleux moment de théâtre qui nous plongeait dans le quotidien silencieux de l’atelier d’un peintre, dans sa quête créatrice attentive aux matières, aux objets, aux lumières.
L. V.: Ce prix était collectif, ce qui est très révélateur de l’importance du travail d’équipe que nous demande Martine et du travail effectué par tous, les concepteurs, les constructeurs, le directeur technique, les régisseurs… pour mettre en théâtre ces images.
I. D.: Ensuite vous êtes passée à la création des costumes sur les spectacles de Martine. Comment cette évolution s’est-elle faite ?
L. V.: Parallèlement à mes assistanats pour Valérie, je commençais à développer mes propres scénographies et mes créations de costumes : j’avais travaillé sur LA DOUBLE INCONSTANCE de Marivaux, un spectacle collectif créé à la Balsamine (Prix du jeune théâtre belge 1993) et je collaborais quasi chaque saison avec Isabelle Pousseur et Michel Boermans. Valérie et Martine m’ont confié la conception des costumes sur les spectacles suivants pour que notre collaboration puisse évoluer et progresser dans le temps.
I. D.: On arrive donc aux trois volets de sa trilogie I – CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE (2002), TABLE DES MATIÈRES (2005), LE TERRITOIRE (2008) – et WIJCKAERT, UN INTERLUDE (2010).
L. V.: Martine inaugurait là un théâtre de parole clairement autobiographique, même si ses spectacles antérieurs étaient déjà traversés par sa propre histoire et ses problématiques de créatrice…
CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE parle de son enfance. Les costumes sont réalistes et s’inspirent de photos que Martine a consenti à me montrer d’elle petite, de son père, etc. Ces costumes évoluent néanmoins, passant subtilement du noir et blanc à la couleur, manière d’évoquer le passage du temps, du passé au présent. Ainsi, les personnages (la Petite, le Père, le Grand, la Fille) changeaient trois fois de costumes, ce qui correspondait aux trois mouvements du spectacle. Seules les teintes des costumes évoluaient.