Fièvez : le théâtre est une autre réalité

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Fièvez : le théâtre est une autre réalité

Le 6 Juil 1982
Le serviteur de deux maitres de Carlo Goldoni - Ro Theater - Photo : Léon Van
Le serviteur de deux maitres de Carlo Goldoni - Ro Theater - Photo : Léon Van
Le serviteur de deux maitres de Carlo Goldoni - Ro Theater - Photo : Léon Van
Le serviteur de deux maitres de Carlo Goldoni - Ro Theater - Photo : Léon Van
Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
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Je choi­sis ce mar­bre qui ne sera jamais caressé par le spec­ta­teur, mais je sais qu’une cen­taine de mains imag­i­naires vien­dront le poli, je choi­sis ce sable d’où où il se rouilleras en rêve, je sais, et il sait qu’il s’agit d’un men­songe devenu réal­ité pour la rai­son que nous avons décidé d’y croire.

La polémique des matéri­aux vrai et des matéri­aux faut ‚du vrai décor, du faux décor, du théâtre à l’italienne ou du hangar investi pour la cause, cette polémique n’a qu’un intérêt sec­ondaire et pure­ment tech­nique, me sem­ble-t-il, face à la réal­ité du spec­ta­cle. Et ce qui dans nos opin­ions divers­es sem­ble nous réu­nir et que tôt ou tard, nous sommes appelés dans notre méti­er à affirmer :
« Ceci est du sable chaud, cette plage existe depuis plusieurs siè­cles et celui qui te par­le dans un instant va mourir parce qu’il aura bu ce poi­son vio­lent », et le spec­ta­teur déco­dant notre mes­sage, ne pou­vant palper le sable afin de con­stater sa tiédeur et ne con­nais­sant pas la chimie de notre poi­son vio­lent de dire :
« Je crois que ton sable est chaud que cette plage existe depuis plusieurs siè­cles, et que celui qui me par­le dans un instant va mourir, parce qu’il aura bu le poi­son vio­lent » Men­songe en com­mun…
Spec­ta­cle 

Jean-Marie Fievez

- Fiévez, qui es-tu ?
- Je ne sais pas. Je crois que je suis timide. Arrête de rire.

    Com­ment par­ler de Fiévez ?
    Com­ment par­ler d’un déco­ra­teur ?
    Com­ment par­ler d’un décor ?
    Com­ment par­ler de bribes de spec­ta­cles passés ?

    Il est arrivé par le biais de cet arti­cle à faire. Il est arrivé avec son angoisse, ses cig­a­rettes, ses textes, son désir de dire, sa pho­to, ses dessins, des bijoux qu’il a créés il y a longtemps. Quel peut être mon apport ici ? Mon regard posé sur lui, sur ce qu’il dit. Je ne peux même pas dire : mon regard posé sur son oeu­vre. Puisque je n’ai qua­si rien vu de son oeu­vre. Qua­tre ou cinq décors en Bel­gique. Rien de ce qu’il a fait en Hol­lande, en Alle­magne et ailleurs. Rester dans le ton du ques­tion­nement. Je suis une écoute : de lui, des met­teurs en scène qui tra­vail­lent avec lui ici : Philippe Van Kessel et Pierre Laroche.
    Voilà : je l’ai ren­con­tré, j’ai bavardé des heures avec lui.

    Un mot qui revient très sou­vent dans la bouche de Fiévez, mais aus­si dans celles de Laroche et Van Kessel : le mot dia­logue. Fiévez, être de dia­logue. Lui-même par­le de ses créa­tions comme de par­ties de ping-pong. Il s’ag­it de se ren­voy­er la balle, le met­teur en scène et lui.
    C’est un plaisir rare de tra­vailler avec lui, dit Van Kessel. Des séances de trois ou qua­tre heures de tra­vail où on jette sur le tapis tout ce qui passe par la tête. Il a plein, plein d’idées. C’est insen­sé. Et aucune peur du ridicule, aucune retenue. Il donne toutes ses idées. Quitte à les jeter toutes. Pour Le pupille veut être tuteur de Hand­ke, ils en sont déjà à la troisième maque­tte. Ça ne va pas ? on casse, on recom­mence.
    S’il y a prob­lème, il pra­tique le charme, l’at­tente. Le mot séduc­tion revient sou­vent dans ce qu’il dit. « Il faut don­ner au met­teur en scène non ce qu’il demande, mais ce dont il a besoin », dit-il. Fiévez est quelqu’un qui stim­ule. C’est en ce sens qu’il est provo­ca­teur :il met au défi, per­pétuelle­ment, lui-même et le met­teur en scène. Van Kessel par­lera de « dia­logue aven­tureux »basé sur des paris. Pierre Laroche par­lera de « dynamique inven­tive­con­tagieuse ».

    Fiévez est avant tout unhommedan­sun espace.Très capa­ble d’être méga­lo­mane, et très capa­ble d’é­conomie totale, dit Pierre Laroche. Dans sa surabon­dance d’idées, il devra choisir. Il le fait très bien. S’il a le temps, il aime, dit Laroche, épur­er lui-même sa méga­lo­manie naturelle. Il est capa­ble de trou­ver intu­itive­ment lesigne, même petit, même désuet, qui créera l’e­space théâ­tral.

    « Plus sculp­teur que pein­tre » dira·t‑il de lui-même. Ou en bouf­fon­nant : « Je naime pas les décors ».

    Fiévez est un esprit curieux, han­té par la recherche : la sci­ence, le laser, les moteurs pour pro­jecteurs, le métal. Atten­tif non pas à la nou­veauté à tout prix, mais à tout ce qui peut s’a­jouter aujour­d’hui dans l’oc­cu­pa­tion de l’e­space.
    Ain­si, il n’est jamais astreignant, il n’est pas enfer­mé d’a­vance dans des con­cepts. Apparem­ment dis­per­sé, mais c’est faux. Il a une capac­ité de tra­vail déli­rante. Il peut tra­vailler sur plusieurs pro­jets en même tempssans que l’un seprive au détri­ment d’un autre. (Le décor, dit-il, est comme un instru­ment de musique, comme une flûte éoli­enne : il manque le souf­fle des comé­di­ens. Sans les comé­di­ens, le décor se tait. J’aime bien cette idée : le décor, de loin, est comme un cail­lou, un objet mort. Le comé­di­en « fait pass­er » la rudesse, la douceur, la fini­tion, le poids, la légèreté du décor, ou d’un objet dans le décor).

    Ne pas oubli­er la lumière :elle représente 50% du décor. Dans tout décor, on part du noir : la lumière s’a­joute, elle est cap­i­tale. Fiévez a le sen­ti­ment d’avoir fait plusieurs décors qui n’é­taient que lumière.

    Et où ce qui s’ap­pelle décor n’é­tait que sup­port pour la lumière. Il rêve d’un« décor » fait unique­ment avec des pro­jecteurs mon­tés sur moteurs.

    Intu­ition

    « Sen­tir de l’in­térieur, ne pas analyser, ne pas meplac­er en sit­u­a­tion de cri­tique », dit-il.
    Fiévez fait par­tie des déco­ra­teurs tout à fait instinc­tifs, intu­itifs l’idée doit venir spon­tané­ment. il nepasse pas du tout par la dra­maturgie du texte.
    L’idée lui appa­raît « comme ça » et puis vien­nent les longues dis­cus­sions avec le met­teur en scène Fiévez n’aime pas telle­ment lire et étudi­er les pos­si­bil­ités du texte. Ce n’est pas un déco­ra­teur dra­maturge.
    Fiévez cherche « l’idée de base ». Un exem­ple : Con­cert à la Carte de Kroetz. Après avoir lu la pièce, c’est en dis­cu­tant avec l’équipe du spec­ta­cle qu’il a eu l’idée de ce plateau qui tourne en une heure exacte­ment.

    La bible : Bochum, 1976 - Décor: Jean-Marie Fiévez
    La bible : Bochum, 1976 — Décor : Jean-Marie Fiévez

    Par après, Van Kessel a théorisé sur ce décor : qui échap­pait aux pièges ten­dus par une pièce trai­tant du quo­ti­di­en, y réin­jec­tant d’emblée une théâ­tral­ité évi­dente, refu­sant les ten­ta­tions d’un réal­isme pseu­do-ciné­matographique, etc…etc…
    Le spec­ta­teur tout proche du lieu voy­ait défil­er lente­ment les objets de la quo­ti­di­en­neté de cette femme : un fri­go, un lit, un coin toi­lette, une table, une T.V.…
    Lieu éminem­ment théâ­tral, avec un éclairage qua­si de ciné­ma, qui changeait imper­cep­ti­ble­ment, pas­sant du couch­er de soleil à la nuit, avec les enseignes lumineuses de la rue, puis le clair de lune à tra­vers le store de la fenêtre.

    Fiévez trou­ve d’abord l’idée, de façon intu­itive. Après vient la dialec­tique.

    Ce qui le pas­sionne aus­si, c’est l’en­quête sur la réal­i­sa­tion de l’idée. Comme s’il y avait des enjeux. Des défis lancésà lui-même. Le décor de Con­cert à la Carte qui devait tourn­er en une heure exacte­ment, ce n’é­tait pas évi­dent. Les six tonnes de métal de Têtes ron­des, têtes pointues de Brecht, à faire tourn­er, ce n’é­tait pas évi­dent.

    Les larmes amères de Petra Von Kant de Fassbinder - Mise en scène: M. Delval - Décor: Jean-Marie Fiévez - Théâtre de I' Atelier rue Sainte Anne Têtes
    Les larmes amères de Petra Von Kant de Fass­binder — Mise en scène : M. Del­val — Décor : Jean-Marie Fiévez — Théâtre de I’ Ate­lier rue Sainte Anne Têtes

    Il y est arrivé chaque fois. Ce genre d’en­jeu non évi­dent le fait_mousser. Le met­teur en scène doute ? Lui, non. Alors, il argu­mente : « Je suis sûr. Tu ver­ras ». Et il prou­ve qu’il avait rai­son, par­faite­ment rai­son.
    Il tra­vaille dans le privé par­fois. Ain­si, il avait eu cette idée far­felue pour une fête : installer une table de noces au fond d’une piscine pleine d’eau ! Ce qui le pas­sionne à nou­veau, quand il a trou­vé l’idée, c’est com­mentla réalis­er : com­ment lester ?
    Com­ment sug­gér­er des bou­gies allumées sur cette table ? Com­ment… Gageure, défi, enjeu, jeu…

    Théâtre = éphémère

    Il ne garde rien, ni pho­tos, ni maque­ttes. Une volon­té de ne pas laiss­er de traces ? Il est con­tre les expo­si­tions « de théâtre », qui sont pour lui comme des expo­si­tions d’arêtes de pois­sons autre­fois vivants. Il ne pos­sède aucune pho­to de ses décors. Les maque­ttes, il les casse ou les aban­donne au théâtre. Il a tou­jours voulu être libre et pass­er d’un décor à l’autre, d’une con­cep­tion à l’autre, d’un met­teur en scène à l’autre. Ne pas être attaché, jamais, à une con­cep­tion ou à une com­pag­nie. (Sauf excep­tion : il a beau­coup tra­vail­lé avec Franz Mar­i­j­nen en Hol­lande). Il espère qu’on ne le recon­naît pas dans ses décors. Il refuse d’avoir un style ou une pat­te ou une éti­quette. Il n’a pas d’a·priori. Il adore les cin­tres, les théâtres à l’i­tal­i­enne, il peut les utilis­er comme un dingue. Il adore les grands moyens. Il est tout aus­si capa­ble de tra­vailler sans moyens, à l’é­conomie. Ce qui l’en­nuie : les prob­lèmes de tournée. Ça ne l’in­téresse pas. Il se révèle quand il peut tra­vailler dans un seul lieu, dans la lib­erté que donne le lieu fixe, sans aucun prob­lème de décen­tral­i­sa­tion à résoudre. Il est passé par tous les styles : baroque, sur­réal­iste, hyper­réal­iste,… Il a fait des dizaines, une cen­taine peut-être de décors. Il est une source intariss­able d’idées.

    Têtes Rondes, Têtes Pointues de B. Brecht - Mise en scène: Philippe Van Kessel - Scénographie: Jean-Marie Fiévez - Théâtre de l'Atelier rue Sainte Anne - Photo John Vink
    Têtes Ron­des, Têtes Pointues de B. Brecht —  Mise en scène : Philippe Van Kessel — Scéno­gra­phie : Jean-Marie Fiévez — Théâtre de l’Ate­lier rue Sainte Anne — Pho­to John Vink

    C’est un méti­er, dit-il, où on n’a pas de temps. Il faut être com­pris dans les deux heures que dure le spec­ta­cle. Per­son­ne ne don­nera de temps en plus. Un pein­tre, un romanci­er, un sculp­teur peut se per­me­t­tre d’être com­pris un siè­cle ou un demi-siè­cle plus tard. Mais pas le déco­ra­teur. Il doit être com­pris tout de suite.

    Le balcon de Jean Genêt - Décor: Jean· Marie Fiévez - Ro Theater - Photo Léo Van Velzen
    Le bal­con de Jean Genêt — Décor : Jean· Marie Fiévez — Ro The­ater — Pho­to Léo Van Velzen

    Jean-Marie Fiévez — 12·4·49

    Débute à « L’e­sprit frappeur » où il crée et réalise lui-même les décors. Créa­tion à Paris des 7 manières de tra­vers­er la riv­ière de Lodewi­jck de Boer.
    A 22 ans, il réalise les décors et les 160 cos­tumes pour la Walkyrie à la Mon­naie.
    Tra­vaille 5 ans à Ams­ter­dam prin­ci­pale­ment avec Adri­an Brine où il monte la plu­part des auteurs mod­ernes anglais.
    Tra­vaille pour plusieurs théâtres belges, prin­ci­pale­ment le « Poche » et le « Rideau de Brux­elles ».
    Crée Le con­cile d’amour de Paniz­za en 76, avec Franz Mar­i­j­nen, et la Bible à Bochum. The­ater Heute le con­sacre comme l’un des meilleurs déco­ra­teurs de l’an­née en Alle­magne.
    Durant trois ans, directeur artis­tique du Ro The­ater où il réalise de très grandes pro­duc­tions.
    En 79, il repart à l’aven­ture tout en restant très lié à Mar­i­j­nen. Tra­vaille avec lui à Ham­bourg, opéra d’Am­s­ter­dam, à Spo­let­to, avec Pierre Laroche à La Haye, avec Jérome Savary à l’opéra de Frank­fort. Crée à Los Ange­les pour Lin­coln Cur­tis les décors de Mon­sieur Bider­man et Les incen­di­aires (Max Frich) et La femme juive de Brecht.
    Se pas­sionne pour l’aven­ture du théâtre de l’Ate­lier rue Sainte-Anne de Brux­elles, où avec Philippe Van Kessel, il retrou­ve la jeune école d’au­teurs alle­mands.

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