La Conférence des oiseaux

Théâtre
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Réflexion

La Conférence des oiseaux

De l’épopée d’Attar au spectacle de Peter Brook

Le 27 Juin 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

En Iran, je me suis arrêté à Ispa­han étant empêché, pour des motifs incom­pris, d’arriver à Shi­raz où ce n’est pas tant les tombes d’Artaxerxès en elles-mêmes qui m’attiraient mais le sou­venir mythique d’Orghast que Peter Brook avait don­né là-bas dans le cadre du fes­ti­val organ­isé au début des années 1970 : j’avais enten­du les sons repris, ici ou là, par les acteurs mais jamais vu le lieu, cette Troie du théâtre mod­erne. Je n’y suis pas par­venu, et les regrets me hantent encore… trop tard ! Par con­tre, suite à un hasard heureux, un ami m’a entraîné pour assis­ter à cette ver­sion du théâtre sacré qu’est le Tazie’h dont les éner­gies et la fig­u­ra­tion naïve ren­voient aux spec­ta­cles médié­vaux qui, en Occi­dent durant plusieurs siè­cles, ont occupé les places, enfiévré les acteurs, exalté les spec­ta­teurs.
Mais l’autre revers de ce voy­age mar­qué par des con­trastes imprévus, m’échappa : la ver­sion « brute » du théâtre pop­u­laire iranien qui avait tant séduit Brook, le rou howzi. Je me suis résigné face à cet échec en suiv­ant les rota­tions célestes des der­vich­es con­viés aux Bouffes du Nord où, moi comme les autres, avions ren­dez- vous avec cette envoû­tante expres­sion de la spir­i­tu­al­ité par­v­enue à son plus haut, plus pur degré d’expression. Des prières en mou­ve­ment ! Mon voy­age fut donc mar­qué par des frus­tra­tions et accom­plisse­ments. À son terme je rece­vais en cadeau un vieux texte per­san traduit par l’aïeul d’une anci­enne étu­di­ante, Agnès de Sacy : La Con­férence des oiseaux de Far­rid Uddin Attar.
« Peter Brook la con­naît depuis bien longtemps » m’a‑t-on infor­mé. Je le savais, car, quelques années plus tôt j’avais vu, ébloui, son spec­ta­cle. Je ne suis pas arrivé à Shi­raz mais je suis par­ti de Téhéran avec, dans la poche, le livre qui, des années durant, avait servi d’accompagnement à Brook ! Et à moi, égale­ment, les réc­its de la Con­férence, même aujourd’hui me sont proches… accom­pa­g­ne­ment pour l’exilé que je suis, invi­ta­tion au voy­age sans regret­ter les épreuves.

La Con­férence des oiseaux, dans l’admirable ver­sion con­cen­trée pro­posée par Jean-Claude Car­rière, se présente d’abord comme une grande parabole sur la résig­na­tion, sur la lâcheté des vain­cus qui se mon­trent attachés à leur statut et invo­quent des raisons mul­ti­ples pour n’engager ni ques­tion­nement, ni mise en cause de la séden­tar­ité sécurisante. Attar avec humour dénonce ces ali­bis appelés à motiv­er la pos­ture rétive à l’appel au salut lancé par la huppe, leader charis­ma­tique, en vue d’un voy­age vers l’au-delà… vers le Simorg, le roi caché qui ne se mon­tre pas, le roi auquel les oiseaux sont appelés à accéder pour dépass­er leur con­di­tion, pour s’accomplir. Attar détaille les com­porte­ments, dénonce les sub­terfuges, tourne en déri­sion les dérobades. Il n’aime pas les soumis, ni oiseaux ni humains ! Dou­bles les uns des autres ! Il invite au départ et à l’insoumission.

La Con­férence des oiseaux, réc­it théâ­tral de Jean- Claude Car­rière inspiré par le poème de Farid Uddin Attar (« Man­tic Uttair »).
La mise en scène de Peter Brook a été représen­tée pour la pre­mière fois au Cloître des Carmes, le 15 juil­let 1979 (Fes­ti­val d’Avignon) et reprise ensuite au théâtre des Bouffes du Nord. Musi­ciens : Blaise Cata­la, Lin­da Daniel, Alain Krem­s­ki, Amy Rubin, Toshi Tsu­chi­tori ; Élé­ments scéniques et cos­tumes : Sal­ly Jacobs ; Masques bali­nais con­tem­po­rains : Ida Bagus Anom, Wayan Tang­guh ; Masques bali­nais anciens : Col­lec­tion de Jacques Fas­so­la ; Avec : Mau­rice Béni­chou, Urs Bih­ler, Mal­ick Bowens, Michèle George, Miri­am Gold­schmidt, Andreas Kat­su­las, Arnault Lecar­pen­tier, Mireille Maalouf, Alain Mara­trat, Bruce Myers, Yoshi Oida, Natasha Par­ry, Jean-Claude Per­rin, Tapa Sudana.
Le Can­tique des Oiseaux de Farîd od-dîn ‘Attâr, chef‑d’œuvre de poésie mys­tique d’Attâr, chante le voy­age de mil­liers d’oiseaux en quête de Sîmorgh, man­i­fes­ta­tion vis­i­ble du Divin. Nou­velle tra­duc­tion ver­si­fiée de Leili Anvar, édi­tions Diane de Sel­l­iers.

Brook, pour cette pre­mière par­tie, réu­nit son équipe dont les mem­bres sont vêtus, cha­cun, de cos­tumes de base, mais, par ailleurs, dif­féren­ciés par des élé­ments naïfs four­nissant des signes pré­cis : la crête du paon, la cage de la per­ruche… ou même de sim­ples élé­ments ves­ti­men­taires. La com­mu­nauté d’un côté, l’individuation de l’autre, voilà la réu­nion des con­traires ! Par ailleurs, grâce à cela le spec­ta­cle respecte la nature dou­ble de l’écriture d’Attar qui emprunte la référence à l’oiseau afin d’éclairer
les com­porte­ments des humains. Le spec­ta­cle développe cette image hybride de l’ homme-oiseau pour éviter et l’abus nuis­i­ble de con­cret et son absence dérangeante ; cette dou­ble assise préserve l’incertitude de l’entre-deux, qui per­met à Brook de racon­ter la parabole tout en la matéri­al­isant théâ­trale­ment. L’épopée d’Attar se retrou­ve grâce à cette dialec­tique dont la scène s’érige en foy­er.
La pen­sée devient acte et, après les ater­moiements des oiseaux-résignés, se détachent deux oiseaux, en noir et blanc, qui grâce à des mou­ve­ments lanci­nants, à des déplace­ments flu­ides, annon­cent le départ vers le grand voy­age ! Brook, un exilé par­tiel, par rap­port à Attar, met l’accent – sans doute auto­bi­ographique ! – sur cet appel à l’ailleurs que la Huppe, en leader obstiné, lance en direc­tion de la com­mu­nauté entière.
Elle ne peut pas entre­pren­dre seule le voy­age et des alliés lui sont néces­saires. Comme au met­teur en scène qui tra­vaille en accord avec un groupe stricte­ment sélec­tion­né. Et qui aime voy­ager entouré des êtres aux­quels il fait con­fi­ance.
Une fois l’expédition engagée, les dif­fi­cultés sur­gis­sent et met­tent à l’épreuve les com­plices qui tan­tôt aban­don­nent, tan­tôt s’égarent : le voy­age, semé d’embûches, trie, sélec­tionne, sanc­tionne. Et les oiseaux, en rai­son des dif­fi­cultés ren­con­trées, soit pour­suiv­ent le chemin, soit, de guerre lasse, l’arrêtent mais ce proces­sus devient scénique­ment per­cep­ti­ble grâce au rejet des élé­ments ves­ti­men­taires dif­féren­tiant cha­cun des mem­bres : l’individualité s’efface et la com­mu­nauté pro­gres­sive­ment s’impose. Voy­age ini­ti­a­tique !
Après les sta­tions du par­cours, un arrêt ultime, décisif, se pro­duit sur l’intervention de l’oiseau Phénix : tous les attrib­uts per­son­nels doivent être aban­don­nés comme des dépouilles d’une iden­tité sac­ri­fiée au nom de la résur­rec­tion dans le con­texte imper­son­nel et com­mu­nau­taire du groupe. Métaphore théâ­trale ray­on­nante, plus riche que toute autre : com­ment mourir à soi pour renaître autrement, une sec­onde fois, tel l’oiseau Phénix ? Le groupe, indis­so­cia­ble­ment réu­ni, en tra­ver­sant « les val­lées » se con­fronte à des exa­m­ens des plus exigeants pour par­venir enfin jusqu’au Simorg. C’est là que le voy­age s’achève et les oiseaux, désor­mais dépourvus
de tout attrib­ut per­son­nel, s’avancent vers Lui pour n’apercevoir, sur­pris, que leur pro­pre reflet. Le roi n’est autre que le reflet ren­voyé par le miroir puri­fié d’eux-mêmes, sur­vivants aux défis extrêmes et vic­to­rieux au terme du voy­age. Ils sont trente-trois et, sous l’impulsion de la Huppe, ils ont atteint le stade suprême de l’initiation, celui où voir et être ne font qu’un. Comme Attar le dit, dans son expres­sion la plus accom­plie, « le monde est un miroir », miroir du cœur pur, prix de la voie suiv­ie sans relâche ni récon­fort. D’Attar à Brook, du livre à la scène – La Con­férence, je l’ai perçue comme la parabole qui m’a accom­pa­g­né au long d’une vie et dont j’ai essayé con­stam­ment de respecter l’esprit.
Com­ment par­tir, com­ment ne pas trahir le but ini­tial et par­venir à son ultime sta­tion ? Qui le peut ? Ce qui compte c’est de l’essayer… au prix d’efforts, de défaites et des vic­toires ponctuelles.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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