La passion infinie

La passion infinie

Notes elliptiques pour une lecture de Marguerite Duras.

Le 23 Mai 1983
Dessins Christine Demblon

A

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Dessins Christine Demblon
Article publié pour le numéro
Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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L’œu­vre de Mar­guerite Duras pro­duit un curieux sen­ti­ment d’il­lim­i­ta­tion. Pour­tant, le sujet et le style en sont des plus pré­cis et même des plus sim­ples. L’événe­ment est rare, sinon unique, l’im­age lanci­nante. La phrase, de livre en livre, affirme une con­ci­sion crois­sante et les dia­logues sont faits
de l’al­ter­nance de répliques brèves, du moins dans les réc­its. De cette rigoureuse économie des élé­ments, Mar­guerite Duras tire cepen­dant
des accents éminem­ment lyriques. Le chant débor­de le sens. Un halo inflé­chit les con­tours. Devant des lim­ites tou­jours affir­mées et déplacées, le lecteur (la lec­trice} est tenu dans la dis­tance quand tout sem­blait annon­cer la prox­im­ité. Le fam­i­li­er est saisi d’é­trangeté. Un écart s’y creuse.
Cette incer­ti­tude dans la cer­ti­tude, ce trou­ble de la vision, le fait que tout se passe tou­jours à la fois si près et si loin cul­mine dans le dédou­ble­ment de l’événe­ment qui struc­ture plusieurs réc­its.

Voir. Dire.

Ce qui est ici ren­du présent et présen­té l’est le plus sou­vent à tra­vers un prisme, et de manière indi­recte : comme chose dite ou vue. Le nar­ra­teur ou l’ob­ser­va­teur est situé dans le réc­it lui-même. La par­tic­u­lar­ité de son regard est de ne pas occu­per un point de vue cen­tral, ni d’ailleurs excen­trique, mais d’être pris dans ce qu’il rap­porte, ou à ce qu’il rap­porte. Sa posi­tion peut niême être iden­ti­fiée dif­fi­cile­ment à la lec­ture, comme dans Le ravisse­ment de Lol V. Stein par exem­ple. Oui regarde et d’où il regarde reste tou­jours une ques­tion et même une énigme. Peut-être le regard et la voix ne sont-ils là que pour faire advenir de l’être vu, de l’être enten­du, l’œu­vre n’é­tant pas sans rap­port avec le « voyeurisme » et son ébran­le­ment. Celui
qui regarde ou qui racon­te reste plus agi qu’agis­sant, plus dépen­dant que tit­u­laire de sa vision ou de son réc­it. Car ce qui lui arrive arrive avec une néces­sité impi­toy­able qui pour­rait être la fatal­ité du des­tin grec mais s’en dis­tingue par son car­ac­tère cyclique, par la réversibil­ité du temps qui le sup­porte.
Ce qui est racon­té est donc tou­jours médi­atisé par un per­son­nage ou par le déploiement du temps. Ce qui est racon­té l’est au sec­ond degré, c’est à dire présen­té en forme de fic­tion. L’œu­vre fig­ure son pro­pre engen­drement comme réc­it.
C’est en voy­ant, ou en dis­ant, que l’événe­ment prend corps.
La notion du regard, et l’im­por­tance même quan­ti­ta­tive de son emploi dans l’œu­vre mérit­erait qu’on s’y attarde. Au même titre que la notion du dire.
Rien n’est jamais. Tout se voit ou se racon­te. Voir, regarder, enten­dre, écouter, par­ler, dire que, surabon­dent. Oui voit ou dit n’ex­erce pas un con­stat mais fait sur­gir, comme il appa­raît, par exem­ple, dans Le camion.
Qui voit ou dit recon­naît et invente à la fois, enreg­istre et fait.

Le dédou­ble­ment

Mais la dis­tance peut pren­dre forme expresse de dédou­ble­ment. L’événe­ment présent est alors sec­ond par rap­port à un événe­ment orig­i­naire (Mod­er­a­to cantabile, L’a­mante anglaise, Le ravisse­ment de Lol V. Stein, Dix heures et demie du soir en été, Hiroshi­ma mon amour…} qu’il répète et par lequel il est à la fois engen­dré et absorbé. Le recours au déjà passé ne fait pas revenir le passé dans le présent par le sim­ple sou­venir mais livre plutôt le présent à la fas­ci­na­tion du passé comme à son mod­èle. Passé sup­posé « réel » mais que son car­ac­tère de passé inscrit dans la dimen­sion de l’imag­i­naire plus que de la mémoire. Une scène pre­mière, sinon prim­i­tive, va trans­former toute scène en son écho. Le dédou­ble­ment du réc­it n’est pas tant celui de deux événe­ments dis­tincts que celui du réel et de la fic­tion dans tout événe­ment. Se repro­duit ce qui s’est tou­jours déjà pro­duit. Se joue
ce qui a déjà été joué. C’est à ce titre que la vie, dans l’œu­vre durassi­enne, est théâtre.
Cet entrelacs du réel et de l’imag­i­naire, cette posi­tion de la fic­tion (ou du fan­tasme) comme con­sti­tu­tive du réel, ce rap­port de la pre­mière et de la deux­ième fois (ou la répéti­tion de la pre­mière fois) se mar­que dans l’œu­vre par l’emploi très com­plexe et sub­til des temps, par le glisse­ment con­tin­uel du passé sim­ple à l’im­par­fait, au présent ou, plus symp­tô­ma­tique encore, au con­di­tion­nel, qui soulig­nent l’in­cer­ti­tude de la posi­tion dans la chaîne tem­porelle. De sorte que ce qui arrive, ce qui se passe, ne se passe pas à un moment déter­miné, main­tenant, hier, demain, mais plutôt alors.
Mais des noms pro­pres émer­gent, de lieu, de per­son­ne, d’événe­ments his­toriques même, qui pour­raient appa­raître dans l’en­tre­prise durassi­enne, comme une forme d’a­mar­rage du réc­it, un tra­vail de fix­a­tion de l’imag­i­naire : Hiroshi­ma, Nev­ers, Cal­cut­ta, Savan­nah Bay, Lol V. Stein, Mon­sieur Andes­mas… Leur fig­ure débouche cepen­dant tou­jours sur l’in­fig­urable, l’ir­représentable. D’où le rap­pel per­ma­nent de la mer (par­fois de la forêt) comme démen­ti de toute local­i­sa­tion, site de l’in­si­tu­able ‑même si c’est Deauville·, con­gé don­né au lieu et à l’époque.
Le nom pro­pre est en même temps un nom com­mun, celui d’une général­ité sen­si­ble. Son pou­voir d’évo­ca­tion prime son pou­voir de désig­na­tion.
La référence dis­sout ses référents. Les noms sont noms de rien (de tout). Savan­nah Bay, T. Beach, Abahn, Sabana, David… Ils ressem­blent juste assez et juste assez peu à de vrais noms. A la lim­ite de l’opéra­tion mag­ique, ils nom­ment pour faire réson­ner. Ils enchantent. Les vrais n’ont d’ailleurs pas à être dis­tin­gués des inven­tés, la pro­duc­tion d’un cer­tain effet les unis­sant.

La mise à mort.

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