Nous irons en Bavière, mon amour, et nous nous marierons

Nous irons en Bavière, mon amour, et nous nous marierons

Le 24 Mai 1983
Photos Thierry Verté
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Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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Pho­tos Thier­ry Verté

A Katia Vialen

Cette phrase s’est inscrite dans mon cerveau, il y a vingt ans, alors que je voy­ais pour la pre­mière fois Hiroshi­ma mon amour. Elle s’est déposée, à mon insu, tout au fond de mon écoute. Elle y repose tou­jours. Sur­git par­fois de l’ou­bli où elle se terre, comme si son cri était le mien. Comme s’il nais­sait, orig­i­naire de la vague incon­science que je porte en moi. Comme s’il était ma parole la plus par­ti­c­ulière, la plus autonome, la plus déter­minée, les pre­miers mots que j’eusse jamais pronon­cés :

« Nous irons en Bav­ière, mon amour, et nous nous marierons… Que ceux qui ne sont jamais allés en Bav­ière osent lui par­ler d’amour. »

Où cette phrase s’est-elle ancrée pour qu’elle se coule ain­si, intime, étrangère, à la racine de moi ? Il en est ain­si de bien des phras­es de Duras : elles atteignent le lecteur ou le man­quent à jamais, s’en­raci­nent ou se per­dent en lui. « J’ai l’im­pres­sion bizarre, » m’a dit une élève dans l’im­pudeur de l’ado­les­cence, « que Mar­guerite Duras me vio­le. »

« Pourquoi ne présen­terais-tu pas son livre à la classe ? Qu’as-tu lu, Myr­i­am ?»

Détru­ire, dit-elle.

Mon expres­sion dut se figer. Je me sou­ve­nais d’une pro­jec­tion de ce film. Ginette Michaux regar­dait mon vis­age et me deman­da :

« Je sais que tu n’aimes pas Duras. »

« Mais je l’aime » ne lui ai-je pas répon­du. J’in­ter­ro­geais les déplace­ments qu’opère en moi sa parole, le silence qu’elle creuse dans son sil­lage.

« Aimez-vous Duras ? » La ques­tion est per­ti­nente, indis­pens­able, indis­crète. Je ne sais si je l’aime. Elle m’habite et c’est peut-être l’éloge aux plus grands écrivains avant qu’ils ne soient classés, avant qu’ils ne devi­en­nent sco­laires, avant qu’on puisse, sans dan­ger, les enseign­er à l’é­cole, dans une classe. « Classe » égale « classé ». Sartre se classe déjà très bien. Niet­zsche se déclasse à nou­veau : tous se réfèrent à lui comme au meilleur d’en­tre les leurs : ceux de gauche et ceux de droite, les athées et les dévots. Il est vivant à nou­veau, sa parole à nou­veau meur­trière. Ain­si de Duras. Encore.

Elle fig­ure déjà dans cer­taines antholo­gies qui se met­tent à jour, mais elle y est encore très mal classée. Je le sais, moi qui enseigne. Nou­veau roman ? Sans doute. On le pré­tend. Je le pré­tends aus­si, mais pour le faire croire il faut se garder d’ex­pos­er aux élèves ce qu’en dis­ent Sar­raute et Robbe-Gril­let. Fémin­isme ? Bien sûr, je le pré­tends. Mais je me garde de répéter ce qu’en a dit Simone de Beau­voir. Il est dif­fi­cile de rien dire sans con­tredire. Reste la ques­tion : aimez-vous Duras ? Je la pose, on la pose, on me l’a posée. Je n’y réponds pas volon­tiers.

« Que ceux qui ne sont jamais allés en Bav­ière osent me par­ler d’amour. »

D’autres phras­es de Duras s’in­scrivent ain­si en moi. En nous. Dans la lit­téra­ture. Elles ne quit­tent plus le lieu où elles se posent, si légères apparem­ment. Elles se pronon­cent, automa­tiques, dans le rêve ou dans l’ac­tion :

« A cet instant pré­cis une chose, mais laque­lle ? aurait dû être ten­tée qui ne l’a pas été. »

Quoi ? rien. Tout. L’o­rai­son se perd au seuil du dieu qu’elle ignore. Mou­ve­ment de l’âme, mots qui s’ar­tic­u­lent, s’en­chaî­nent. Se déroulent du cœur à la pen­sée, de la gorge’vers les yeux, jusqu’aux larmes, jusqu’à l’ouïe. On entend, on écoute, on les recon­naît. On leur recon­naît sa pro­pre voix, silen­cieuse. Elle prononce les mots en-deçà des lèvres, en-deçà des dents, dans l’hu­mide cav­ité où se taisent les secrets. Paroles pronon­cées en soi-même : de soi à soi. Les com­menter, ici ou ailleurs, frise l’indé­cence.

C’est pourquoi il est si dif­fi­cile d’en­seign­er Mar­guerite Duras. Dis­ons qu’il est dif­fi­cile de l’en­seign­er déjà. Les écrivains vivants sont dan­gereux comme des fauves. Mieux vaut dessin­er les bar­reaux avant de présen­ter le tigre : « né en… à Paris, mou­ve­ment réal­iste, nat­u­ral­iste, sur­réal­iste…»

Ces don­nées se décan­tent avec le temps. Ras­surent, préser­vent, clas­si­fient. Pro­tè­gent de la parole tou­jours un peu meur­trière d’une écri­t­ure. Elles pro­tè­gent mais intro­duisent aus­si. Elles intro­duisent cer­tains à la cul­ture, pro­tè­gent d’autres de l’er­rance. Surtout les ado­les­cents qui pren­nent tout au sérieux. Je songe à Rim­baud fuyant les meur­tris­sures de la poésie pour un com­merce d’armes plus ras­sur­antes.

Quand j’é­tais jeune pro­fesseur, j’en­seignais, à nu, la parole brûlante de l’écrit. Les élèves, dérangés, se pro­tégeaient par le mépris. Je me sou­viens avoir lu, dans les pre­mières heures de mon méti­er, en sec­tion com­mer­ciale, dans la com­mune de Saint-Josse, l’épisode de la petite madeleine de Mar­cel Proust. Ce vieux Mon­sieur qui suçote son bis­cuit ! On res­ta poli mais j’avais, à la fin de l’heure, le cœur gros comme une pierre. De tels aveux sont malaisés depuis mai 68. C’est pourquoi je préfère racon­ter ce qui arri­va par­mi les can­di­dates « Hôt­esses d’Ac­cueil » dans la même école. Je lisais Duras. Mod­er­a­to cantabile. Le silence. Un silence pro­longé. Je m’in­ter­ro­geais en lisant. Est-ce l’en­nui à nou­veau ? L’en­nui et la politessse. Etait-ce de l’é­coute ? Il est par­fois dif­fi­cile de dis­tinguer. Par­fois un ennui pro­longé devient une écoute. Atten­tive. Par­fois l’é­coute, d’abord atten­tive, s’en­lise dans l’en­nui. Au début, je dis­tin­guais mal. Soudain un cri. Je m’ar­rête. A ma droite, une jeune fille rougit, se tait.

« Tu es malade ? »

« Non… j’aimerais aimer comme ça !»

Saint-Josse est un quarti­er mod­este. Ces jeunes filles l’é­taient aus­si. Ambitieuses pour­tant. Elles appre­naient les langues, se voy­aient déjà hôt­esses de l’air. Que leur avais-je donc mis dans les mains ? Un désir si vio­lent d’un ailleurs. Un ailleurs que jamais on n’at­teint. Elles ne le savaient pas. Le savent-elles aujour­d’hui ? J’ai ren­con­tré l’une d’elles, un jour, der­rière un comp­toir dans un mag­a­sin. On leur avait refusé leur diplôme. Pour indis­ci­pline. Pour indis­ci­pline vrai­ment ? Qu’é­tait dev­enue la petite phrase pronon­cée dans le local vétuste, dans l’at­mo­sphère froide et polie, dans le ron­ron­nement du chauffage, tan­dis que mon­taient de la rue des cris et des klax­ons, tan­dis que j’é­tais encore si timide. Com­ment ne pas l’être avec ce livre dans les mains. Je ne con­nais plus le nom des élèves, elles ont oublié le mien. Savent-elles encore qui est Duras ? La recon­naî­traient-elles au hasard d’une affiche ?

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