Le « jeune public » en France, un paysage dense, encore fragile

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Jeune Public

Le « jeune public » en France, un paysage dense, encore fragile

Le 26 Juin 2025
Un atelier d’arts plastiques pendant le festival Off, organisé par Le Totem à Avignon ©Le Totem
Un atelier d’arts plastiques pendant le festival Off, organisé par Le Totem à Avignon ©Le Totem
Un atelier d’arts plastiques pendant le festival Off, organisé par Le Totem à Avignon ©Le Totem
Un atelier d’arts plastiques pendant le festival Off, organisé par Le Totem à Avignon ©Le Totem
Article publié pour le numéro

Dans le pays de Molière, la créa­tion dans les arts vivants adressée aux plus jeunes béné­fi­cie d’une recon­nais­sance des pou­voirs publics et d’un tis­su social éten­du. Ce riche écosys­tème reste par­ti­c­ulière­ment vul­nérable aujourd’hui. 

La Fanfare Haut les mains ! au festival Festo Pitcho, à Avignon, en 2024 ©Le Totem
La Fan­fare Haut les mains ! au fes­ti­val Fes­to Pitcho, à Avi­gnon, en 2024 ©Le Totem

Quel est le point com­mun entre le théâtre Le Grand Bleu, à Lille, et le pôle cul­turel Mous­sa-Tchangalana, sur l’île de May­otte ? Le pre­mier, doté de deux salles, accueille chaque sai­son env­i­ron 20 000 spec­ta­teurs, petits et grands. Le sec­ond, adossé à la munic­i­pal­ité de Chi­rongui, dans le départe­ment le plus pau­vre de France, dif­fuse sa sai­son cul­turelle « hors les murs ». Tous deux ont été recon­nus comme des « scènes con­ven­tion­nées d’intérêt général Art Enfance Jeunesse » par le min­istère de la Cul­ture, à l’instar d’une ving­taine d’autres struc­tures (1). Leur mis­sion ? Pro­gram­mer en nom­bre des spec­ta­cles et des actions artis­tiques en direc­tion des enfants et des ado­les­cents, à l’école et en dehors, et accom­pa­g­n­er les artistes qui s’adressent à ce pub­lic. Ces lieux spé­cial­isés con­stituent des piliers dans le paysage de la créa­tion pour la jeunesse, en plus des deux cen­tres dra­ma­tiques nationaux con­sacrés à ce pub­lic (le TJP, à Stras­bourg, et le Théâtre Nou­velle Généra­tion, à Lyon) (2). 

Tous entre­ti­en­nent des rela­tions étroites avec les struc­tures situées dans leur com­mune et autour : les médiathèques, les cen­tres cul­turels, les ser­vices publics de la san­té et du social (insti­tuts médi­co-édu­cat­ifs, hôpi­taux, etc.), sans oubli­er les écoles. Ils font éclore une rési­dence d’écriture d’une auteure en classe, une ini­ti­a­tion à l’acrobatie avec des ados dans un cen­tre social, une représen­ta­tion devant des bébés et leurs par­ents dans un cen­tre de pro­tec­tion mater­nelle et infan­tile (PMI)…  

Gagarine is not dead, spectacle de la compagnie En corps En l'air, dans le cadre du lancement de saison 2024-2025 du Totem, à Avignon ©Le Totem
Gagarine is not dead, spec­ta­cle de la com­pag­nie En corps En l’air, dans le cadre du lance­ment de sai­son 2024 – 2025 du Totem, à Avi­gnon ©Le Totem

Au moins 600 com­pag­nies « jeune pub­lic »

Dans les scènes sub­ven­tion­nées non spé­cial­isées, où elle est aus­si à l’affiche, la créa­tion jeune pub­lic attire un nom­bre non nég­lige­able de spec­ta­teurs, grâce aux représen­ta­tions sco­laires : l’équivalent d’un tiers de la fréquen­ta­tion glob­ale du lieu. Les nom­breux fes­ti­vals estampil­lés « jeune pub­lic », dont la renom­mée est par­fois anci­enne, sont égale­ment des pôles impor­tants. On pense à Théâtre à tout âge dans le Fin­istère, qui attire à chaque édi­tion 20 000 spec­ta­teurs ; au fes­ti­val inter­na­tion­al jeune pub­lic Momix, à Kinger­sheim, à la riche pro­gram­ma­tion (une trentaine de spec­ta­cles), enfin, au fes­ti­val « off » jeune pub­lic d’Avignon, né il y a quar­ante-trois ans, organ­isé par le Totem, scène con­ven­tion­née « Art Enfance Jeunesse ». Des temps forts reflè­tent par­ti­c­ulière­ment l’inventivité des artistes qui s’adressent aux petits de moins de 6 ans et à leur famille, par exem­ple les Rêveurs éveil­lés, à Sevran (en Seine-Saint-Denis), et la bien­nale européenne Pre­mières Ren­con­tres dans le Val‑d’Oise.

Con­naître le nom­bre exact de com­pag­nies sub­ven­tion­nées qui créent pour le jeune pub­lic, de manière ponctuelle ou régulière, est dif­fi­cile. Le min­istère de la Cul­ture estime qu’elles sont au moins 600, toutes dis­ci­plines con­fon­dues, dont 130 équipes aidées dans le cadre de ses pro­grammes de créa­tion artis­tique, en 2023. Du côté du théâtre privé, des entre­pris­es et des com­pag­nies ali­mentent un marché du diver­tisse­ment pour la jeunesse. Leurs pro­duc­tions peu­vent être de qual­ité ; le plus sou­vent, elles décli­nent des thèmes issus des con­tes tra­di­tion­nels ou des clas­siques de la lit­téra­ture enfan­tine, sans pren­dre de risques artis­tiques. Des com­pag­nies privées se sont aus­si spé­cial­isées dans le spec­ta­cle péd­a­gogique pour les col­lèges et les lycées, en mon­tant des textes au pro­gramme du cours de français ou des pièces en anglais, dif­fusés grâce au dis­posi­tif du pass Cul­ture (3).

Sur le plan artis­tique, les créa­tions affichent une qual­ité et une richesse remar­quables. En plus d’une atten­tion envers les auteurs dra­ma­tiques (encour­agés par le Grand Prix de lit­téra­ture dra­ma­tique jeunesse, depuis 2005), les inter­prètes se tour­nent vers des lan­gages scéniques extrême­ment var­iés : théâtre d’objets, danse con­tem­po­raine, arts du cirque, musique, con­tes… « De manière générale, on perçoit une vraie matu­rité artis­tique dans la con­cep­tion et dans l’adresse au pub­lic, con­firme Math­ieu Castel­li, directeur du Totem. Les écrivains et écrivaines dra­ma­tiques parvi­en­nent à abor­der des sujets sérieux ou préoc­cu­pants, tels que le har­cèle­ment ou l’écologie, en se met­tant à hau­teur d’enfant. Je pense à la trilo­gie Les Abîmés de la com­pag­nie Le Bel Après-Minu­it, acces­si­ble à par­tir de 8 ans : le texte de Cather­ine Ver­laguet traite de la vio­lence intrafa­mil­iale avec beau­coup de finesse et de sub­til­ité. Par­mi les spec­ta­cles musi­caux, j’ai trou­vé Moi, mon chat de la com­pag­nie Maïrol très réus­si : la musique con­tem­po­raine sert à racon­ter une his­toire qui inter­roge une rela­tion d’amitié. » 

Le souci d’être enten­du par le spec­ta­teur

Lorsqu’une pro­duc­tion ren­con­tre le suc­cès, il n’est pas rare qu’elle per­dure sur les planch­es et devi­enne un authen­tique « clas­sique ». La comédie dra­ma­tique Let­tres d’amour de 0 à 10, d’après le roman de Susie Mor­gen­stern, pro­duit par la com­pag­nie L’Artifice en 2004, a ain­si tourné plus de dix ans, auréolée par le Molière « jeune pub­lic » qui lui a été décerné. Uccelli­ni, poème pic­tur­al et sen­si­ble, acces­si­ble dès la petite enfance, signée par Skap­pa ! & asso­ciés en 1999, et Moooooooon­stres, spec­ta­cle de théâtre d’objets du col­lec­tif Label Brut, qui a vu le jour en 2012, n’ont pas reçu de trophée, mais ils tour­nent tou­jours en 2025. Dans ces œuvres, une écri­t­ure scénique pointue incor­pore le souci d’être enten­du par le spec­ta­teur, que celui-ci soit totale­ment néo­phyte ou qu’il ait déjà une cer­taine exi­gence.  

À l’entrée de la Maison Pour Tous Monclar, à Avignon, où est implanté Le Totem. ©Le Totem
À l’entrée de la Mai­son Pour Tous Monclar, à Avi­gnon, où est implan­té Le Totem. ©Le Totem

Les équipes artis­tiques, y com­pris les respon­s­ables de com­pag­nie, ten­dent à s’engager forte­ment dans l’éducation artis­tique et cul­turelle (EAC). « Être artiste dans le spec­ta­cle vivant, c’est déjà trans­met­tre, explique Christophe Laluque, qui dirige le Théâtre Dunois à Paris. Et puis dans le ‘’jeune pub­lic’’, on a la pas­sion de la ren­con­tre. Per­son­nelle­ment, même si je cours après le temps, je tiens à me déplac­er dans les class­es : cela donne du sens à mon méti­er ! » Si les poli­tiques publiques au niveau nation­al affichent l’ambition d’une édu­ca­tion artis­tique et cul­turelle pour 100 % des élèves, sa mise en place sur le ter­rain dépend de l’engagement des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales. De fait, sur l’année sco­laire 2023 – 2024, 57 % du pub­lic sco­laire a par­ticipé à une action au moins – que ce soit une sor­tie au théâtre ou un pro­jet artis­tique sur une année (5). 

Avant 2024, le réseau « jeune pub­lic » souf­frait déjà de moyens insuff­isants. Depuis, il prend de plein fou­et un effon­drement des finance­ments du ser­vice pub­lic des arts et de la cul­ture. Non seule­ment des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales sup­pri­ment des parts impor­tantes de leur bud­get habituel con­sacré à ce secteur, mais cer­taines d’entre elles attaque­nt le principe même d’un finance­ment partagé, socle de la démoc­ra­ti­sa­tion cul­turelle à la française. Ain­si, la prési­dente de la région Pays de la Loire, qui a opéré une baisse bru­tale de 75 % du bud­get de la cul­ture pour 2025, a jus­ti­fié cette déci­sion sans précé­dent en accu­sant des asso­ci­a­tions qui ser­vent le bien com­mun de « prof­iter » de l’argent pub­lic. Elle a égale­ment mis en avant un souci d’économies pour, para­doxale­ment, inve­stir notam­ment dans l’avenir de la jeunesse… 

La jeunesse juste­ment, en France et ailleurs, ne va pas bien – sa san­té men­tale s’est dégradée depuis la crise san­i­taire du Covid-19, comme l’avait con­staté le Défenseur des enfants en 2021 (6). Selon l’association Scènes d’enfance-Assitej France, qui regroupe des pro­fes­sion­nels de la fil­ière et milite de longue date pour la démoc­ra­ti­sa­tion de l’art, il y aurait un remède : ouvrir les portes des lieux cul­turels aux enfants et aux jeunes pour en faire des espaces d’échange et de débat. « En tra­vail­lant avec le jeune pub­lic au quo­ti­di­en, on con­state que l’œuvre d’art aide à struc­tur­er la pen­sée et à faire société, témoigne Math­ieu Castel­li. Le spec­ta­cle est comme une tierce per­son­ne qui offre la pos­si­bil­ité de com­pren­dre un autre point de vue et de débat­tre : il offre une expéri­ence de l’altérité. »

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Naly Gérard
Journaliste indépendante spécialisée dans la culture, en particulier dans les arts du spectacle, depuis une...Plus d'info
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