Depuis trois quarts de siècle que le ballet classique européen est connu et apprécié au Japon, on ne peut cependant guère dire qu’il s’y soit développé — et quoi d’étonnant, quand on se souvient qu’il ne fut pas adopté spontanément par les milieux de la danse (par exemple pour revivifier une discipline traditionnelle restée, jusque là, au niveau d’un art populaire), mais leur fut imposé par une politique globale d’occidentalisation. On a fait du ballet — je schématise à peine — parce qu’il fallait bien que servent à quelque chose les nouvelles salles à l’occidentale dont on avait doté la capitale ! Or la danse traditionnelle, demeurée pour l’essentiel un art « de tempérament », aux techniques jamais explicitement codifiées, ne pouvait donner aux premiers adeptes japonais de la danse occidentale les bases théoriques indispensables pour maitriser ce nouvel idiome, qu’on se contenta d’adapter avec plus ou moins de scrupule au sein de l’atmosphère poétique de la danse orientale. De même, lorsque par la suite on y intégra la danse moderne abstraite, ce fut sans en saisir l’essence même, faute d’avoir compris que la danse classique constitue la pierre de touche de toute la tradition occidentale de la danse — et cette confusion persiste encore aujourd’hui.
Ces « pionniers », en d’autres termes, ont négligé tout l’aspect corporel de la danse occidentale : ce n’est que très récemment qu’on a commencé à entrevoir les vraies raisons qui sous-tendent l’esthétique du ballet, réalisant l’importance cruciale pour la beauté de la danse d’une extension maximale du corps, au besoin en le contraignant à des mouvements contre nature. En l’absence de toute acadèmie spécialisée pour coordonner les efforts des danseurs, et de toute recherche sur les fondements expressifs ou philosophiques de la danse, on comprendra que ces trois quarts de siècle de danse occidentale au Japon apparaissent surtout comme une longue série de mécomptes et de malentendus !
Mai 1959 : au 6e festival des jeunes danseurs organisé par l’AJADA1, Hijikata Tatsumi fait ses débuts de danseur-chorégraphe avec Kinjiki (L’abstinence), d’après le roman de Mishima. Une danse brève (cinq minutes à peine) sans accompagnement musical, Kinjiki n’en fait pas moins sensation, scandalisant tant le public que les autres danseurs présents par son argument singulier :on y voit un jeune garçon s’accoupler à une poule, puis recevoir les avances sexuelles d’un homme2. L’extrême beauté du garçon, son émoi et sa frayeur, puis sa relation avec son partenaire, évoquée par des bruits de courses dans le noir, font sensation.
Tandis que le public, écœuré et ulcéré, inonde l’AJADA de lettres de protestation, menaçant de boycotter le festival si de telles « danses » y sont tolérées, l’aile conservatrice de l’association s’inquiète tout autant des idées hérétiques de Hijikata — surtout quant à la représentation manifeste de l’acte sexuel -, craignant que sa révolte contre les conventions de la danse fasse tache d’huile parmi les jeunes danseurs.
L’intention profonde de Hijikata, en fait, est de secouer l’apathie des milieux de la danse moderne, uniquement préoccupés de thèmes et d’émotions, pour réconcilier la danse avec le corps et réinstaurer un échange d’idées entre le chorégraphe et le public par le biais de l’action scénique.
Si bien peu ont aperçu ces vastes implications dans le spectacle, cette présentation publique de son travail encourage néanmoins Hijikata dans ses efforts pour élaborer sa propre approche, et lui vaut par ailleurs de rencontrer Mishima.
Mishima était connu jusque là comme fervent amateur de ballet classique, mais il avait pu écrire aussi que :«si le ballet classique est appelé à rechercher l’équilibre idéal à l’instant critique, le propos de l’avant-garde est bien plus dans l’expression de la crise existentielle elle-mème» ; invité à une reprise de Kinjiki, Mishima se fait le champion de Hijikata, lui offrant cet hommage :«Hijikata Tatsumi se prépare à célébrer à nouveau son culte hérétique et m’y a secrètement convié. Dans mon impatience d’assister à cette soirée, je songe à préparer un masque ténébreux, quelques épices mystérieuses et une croix portant l’obscène effigie d’un Christ souriant ». Hijikata, par reconnaissance, reprit une expression de Mishima, « Hangi Dai-tokan »3, en sous-titre de tous ses spectacles. Etonnante amitié, pourtant, que celle qui lia longtemps deux artistes aussi différents : Mishima, l’aristocrate de Tokyo, et Hijikata Tatsumi, onzième et dernier enfant d’un tenancier de gargote de la préfecture d’Akita4. L’existence était incroyablement dure, avant-guerre,5 pour les villageois misérables de la région — ceux qui ne pouvaient partir travailler à la ville devaient vendre leurs propres filles pour survivre — et le climat y est aujourd’hui encore le plus âpre de tout le Japon. Entre son père, alcoolique et grand amateur de gidayû, sa mère, une géante qui passait ses journées assoupie au coin du feu, et ses frères et sœurs ainés avant qu’ils quittent la maison chacun à leur tour, Kunio6 se souvient surtout du foyer comme d’un endroit où il lui fallait constamment demander pardon à quelqu’un. « Le vent me tenait lieu de kimono », se souvient-il…
Le vent, la pluie, la neige, le chœur des cigales allaient devenir, après 1968, ses thèmes favoris — et la stupéfiante vérité avec laquelle il recréait ces motifs montre à quel point ces premiers contacts avec la nature se sont profondément gravés en lui. Au-delà de leur extrême différence d’origine et d’éducation, c’est probablement pour ce talent singulier que Mishima appréciait le plus Hijikata. « Pour voir un homme en son instant le plus critique, observe-le par derrière tandis qu’il s’apprête à pisser au bord de la route » remarquait Hijikata, et Mishima de s’exclamer, admiratif : « C’est vrai, mais jamais je n’y aurais pensé !»