Hijikata Tatsumi

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Hijikata Tatsumi

Le 13 Avr 1985

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Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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Depuis trois quarts de siè­cle que le bal­let clas­sique européen est con­nu et appré­cié au Japon, on ne peut cepen­dant guère dire qu’il s’y soit dévelop­pé — et quoi d’é­ton­nant, quand on se sou­vient qu’il ne fut pas adop­té spon­tané­ment par les milieux de la danse (par exem­ple pour reviv­i­fi­er une dis­ci­pline tra­di­tion­nelle restée, jusque là, au niveau d’un art pop­u­laire), mais leur fut imposé par une poli­tique glob­ale d’oc­ci­den­tal­i­sa­tion. On a fait du bal­let — je sché­ma­tise à peine — parce qu’il fal­lait bien que ser­vent à quelque chose les nou­velles salles à l’oc­ci­den­tale dont on avait doté la cap­i­tale ! Or la danse tra­di­tion­nelle, demeurée pour l’essen­tiel un art « de tem­péra­ment », aux tech­niques jamais explicite­ment cod­i­fiées, ne pou­vait don­ner aux pre­miers adeptes japon­ais de la danse occi­den­tale les bases théoriques indis­pens­ables pour maitris­er ce nou­v­el idiome, qu’on se con­tenta d’adapter avec plus ou moins de scrupule au sein de l’at­mo­sphère poé­tique de la danse ori­en­tale. De même, lorsque par la suite on y inté­gra la danse mod­erne abstraite, ce fut sans en saisir l’essence même, faute d’avoir com­pris que la danse clas­sique con­stitue la pierre de touche de toute la tra­di­tion occi­den­tale de la danse — et cette con­fu­sion per­siste encore aujour­d’hui.

Ces « pio­nniers », en d’autres ter­mes, ont nég­ligé tout l’aspect cor­porel de la danse occi­den­tale : ce n’est que très récem­ment qu’on a com­mencé à entrevoir les vraies raisons qui sous-ten­dent l’esthé­tique du bal­let, réal­isant l’im­por­tance cru­ciale pour la beauté de la danse d’une exten­sion max­i­male du corps, au besoin en le con­traig­nant à des mou­ve­ments con­tre nature. En l’ab­sence de toute acadèmie spé­cial­isée pour coor­don­ner les efforts des danseurs, et de toute recherche sur les fonde­ments expres­sifs ou philosophiques de la danse, on com­pren­dra que ces trois quarts de siè­cle de danse occi­den­tale au Japon appa­rais­sent surtout comme une longue série de mécomptes et de malen­ten­dus !

Mai 1959 : au 6e fes­ti­val des jeunes danseurs organ­isé par l’A­JA­DA1, Hijika­ta Tat­su­mi fait ses débuts de danseur-choré­graphe avec Kin­ji­ki (L’ab­sti­nence), d’après le roman de Mishi­ma. Une danse brève (cinq min­utes à peine) sans accom­pa­g­ne­ment musi­cal, Kin­ji­ki n’en fait pas moins sen­sa­tion, scan­dal­isant tant le pub­lic que les autres danseurs présents par son argu­ment sin­guli­er :on y voit un jeune garçon s’ac­cou­pler à une poule, puis recevoir les avances sex­uelles d’un homme2. L’ex­trême beauté du garçon, son émoi et sa frayeur, puis sa rela­tion avec son parte­naire, évo­quée par des bruits de cours­es dans le noir, font sen­sa­tion.

Tan­dis que le pub­lic, écœuré et ulcéré, inonde l’A­JA­DA de let­tres de protes­ta­tion, menaçant de boy­cotter le fes­ti­val si de telles « dans­es » y sont tolérées, l’aile con­ser­va­trice de l’as­so­ci­a­tion s’in­quiète tout autant des idées héré­tiques de Hijika­ta — surtout quant à la représen­ta­tion man­i­feste de l’acte sex­uel -, craig­nant que sa révolte con­tre les con­ven­tions de la danse fasse tache d’huile par­mi les jeunes danseurs.

L’in­ten­tion pro­fonde de Hijika­ta, en fait, est de sec­ouer l’a­p­athie des milieux de la danse mod­erne, unique­ment préoc­cupés de thèmes et d’é­mo­tions, pour réc­on­cili­er la danse avec le corps et réin­stau­r­er un échange d’idées entre le choré­graphe et le pub­lic par le biais de l’ac­tion scénique.

Si bien peu ont aperçu ces vastes impli­ca­tions dans le spec­ta­cle, cette présen­ta­tion publique de son tra­vail encour­age néan­moins Hijika­ta dans ses efforts pour éla­bor­er sa pro­pre approche, et lui vaut par ailleurs de ren­con­tr­er Mishi­ma.

Mishi­ma était con­nu jusque là comme fer­vent ama­teur de bal­let clas­sique, mais il avait pu écrire aus­si que :«si le bal­let clas­sique est appelé à rechercher l’équili­bre idéal à l’in­stant cri­tique, le pro­pos de l’a­vant-garde est bien plus dans l’ex­pres­sion de la crise exis­ten­tielle elle-mème» ; invité à une reprise de Kin­ji­ki, Mishi­ma se fait le cham­pi­on de Hijika­ta, lui offrant cet hom­mage :«Hijika­ta Tat­su­mi se pré­pare à célébr­er à nou­veau son culte héré­tique et m’y a secrète­ment con­vié. Dans mon impa­tience d’as­sis­ter à cette soirée, je songe à pré­par­er un masque ténébreux, quelques épices mys­térieuses et une croix por­tant l’ob­scène effigie d’un Christ souri­ant ». Hijika­ta, par recon­nais­sance, reprit une expres­sion de Mishi­ma, « Han­gi Dai-tokan »3, en sous-titre de tous ses spec­ta­cles. Eton­nante ami­tié, pour­tant, que celle qui lia longtemps deux artistes aus­si dif­férents : Mishi­ma, l’aris­to­crate de Tokyo, et Hijika­ta Tat­su­mi, onz­ième et dernier enfant d’un ten­ancier de gar­gote de la pré­fec­ture d’Aki­ta4. L’ex­is­tence était incroy­able­ment dure, avant-guerre,5 pour les vil­la­geois mis­érables de la région — ceux qui ne pou­vaient par­tir tra­vailler à la ville devaient ven­dre leurs pro­pres filles pour sur­vivre — et le cli­mat y est aujour­d’hui encore le plus âpre de tout le Japon. Entre son père, alcoolique et grand ama­teur de gidayû, sa mère, une géante qui pas­sait ses journées assoupie au coin du feu, et ses frères et sœurs ainés avant qu’ils quit­tent la mai­son cha­cun à leur tour, Kunio6 se sou­vient surtout du foy­er comme d’un endroit où il lui fal­lait con­stam­ment deman­der par­don à quelqu’un. « Le vent me tenait lieu de kimono », se sou­vient-il…

Le vent, la pluie, la neige, le chœur des cigales allaient devenir, après 1968, ses thèmes favoris — et la stupé­fi­ante vérité avec laque­lle il recréait ces motifs mon­tre à quel point ces pre­miers con­tacts avec la nature se sont pro­fondé­ment gravés en lui. Au-delà de leur extrême dif­férence d’o­rig­ine et d’é­d­u­ca­tion, c’est prob­a­ble­ment pour ce tal­ent sin­guli­er que Mishi­ma appré­ci­ait le plus Hijika­ta. « Pour voir un homme en son instant le plus cri­tique, observe-le par der­rière tan­dis qu’il s’ap­prête à piss­er au bord de la route » remar­quait Hijika­ta, et Mishi­ma de s’ex­clamer, admi­ratif : « C’est vrai, mais jamais je n’y aurais pen­sé !»

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Gôda Mario
Gôda Mario, critique de danse et familier du travail de Hijikata Tatsumi depuis ses origines,...Plus d'info
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