C’est à la suite d’un stage au Théâtre-Laboratoire de Pologne que Gabriel Arcand, de retour au Québec, y fonde, en octobre 1973, le Groupe de la Veillée. Ce n’est encore ni une troupe, ni un organisme voué explicitement à la production de spectacles. Le mot « théâtre » est absent de l’appellation par laquelle se définit cette nouvelle communauté préoccupée de partage méditatif : la Veillée est un atelier de recherche sur le travail de l’acteur, recherche sur la présence à travers le théâtre qui deviendra de plus en plus, avec les ans, recherche théâtrale. || ne s’agit plus de la démonstration d’un savoir-faire spectaculaire mais, plus profondément, d’une démarche de vie. A travers les deux sentiers distincts qu’elle emprunte parallèlement — les spectacles et les « rencontres exploratoires » — la Veillée s’engage intimement dans les processus et les fondements de la création, implique les spectateurs et questionne les notions grotowskiennes d’énergie, de rencontre (entre « celui qui agit » et « celui qui assiste »), d’organicité.

Dans le paysage théâtral québécois, il faut bien le dire, la Veillée fut et demeure marginale. Même dans le champ plus réduit du théâtre expérimental, elle s’est taillé une place à part, discrète, voire effacée, mais solide : imperméable aux effets de mode, à la médiatisation massive, à la vague technologique et pluridisciplinaire, elle poursuit depuis douze ans une démarche austère, tournée vers l’intériorité et le dépouillement. Les membres qu’elle recrute grâce à ses ateliers — selon des affinités artistiques où la « compétence » au sens traditionnel du terme, n’entre pas en jeu — ne sont pas issus des écoles officielles, et accordent à la compagnie l’exclusivité de leur activité théâtrale1. Dès sa fondation, la Veillée s’est démarquée du courant collectiviste qui régnait alors et, fonctionnant en cellule close, elle est deméëurée l’univers d’un esprit, d’une âme dirigeante : Gabriel Arcand. Depuis les cinq dernières années, Teo Spychalski (qui travailla près de quinze ans avec Grotowski2 s’est joint au groupe, dont il est devenu le codirecteur.
Tous deux croient à l’acteur comme support unique de la représentation : l’acteur seul, sans artifice, sans béquille décorative, et qui, par la force de son témoignage et par l’incandescence à laquelle il tend, libérera la pulsation vitale de l’œuvre qu’il joue. Il n’«interprète » pas, n’esquisse pas des gestes, mais pose des actes. || ne se contente pas de faire : il est. Il lui faut incarner les paroles qu’il doit transmettre, s’approprier organiquement des mots venus d’ailleurs et les intégrer à sa propre existence corporelle, dans le but d’installer une présence à soi et à l’autre de chaque instant, un contact réel. Avant même de dire, il lui faut se laisser traverser par le langage : le corps de l’acteur, à la Veillée, est dépositaire de la mémoire du monde, et se déploie paradoxalement pour mieux être sublimé, pour se détacher de sa corporéité, se spiritualiser et atteindre un état de légèreté transparente. Démarche purificatrice — voire sanctificatrice — où le théâtre devient un état d’esprit, un moyen d’atteindre l’authenticité et le sacré par un abandon, une offrande de soi rigoureusement ascétiques.

Cette nette filiation aux préceptes éthiques de Grotowski a sans contredit orienté les choix esthétiques du groupe. Même si sa recherche fondamentale est demeurée identique, ses choix se sont précisés, et le type de manifestations auxquelles il nous convie s’est sensiblement transformé. Les premières créations de la Veillée, tenant davantage du cérémonial, bâtissaient des rituels (à base d’éléments primaires : pain, eau, avoine…) auxquels participait le spectateur. Retiré en banlieue, le groupe n’était connu que d’une poignée d’initiés et se souciait peu, apparemment de rayonnement. Peu à peu, cependant, on s’est préoccupé de visibilité et de diffusion (déménagements successifs chaque fois plus au cœur de la ville, publicité), on s’est rapproché du texte. des personnages, de la théâtralité, de la fiction. Même minimaux et hyper-théâtralisés (combien de transformations symboliques subissent-ils..), les éléments de décor sont déjà plus nombreux dans L’idiot que dans Till l’espiègle. De la même façon, le groupe est passé des rituels muets à une tentative d’appropriation de la tradition orale (québécoise), à l’adaptation de textes littéraires (le Journal de Nijinsky, L’idiot, Le miracle de la rose) et enfin, récemment, à la production de textes de théâtre véritables (Dans le petit manoir et Hanjo), ce qui ne lui était encore jamais arrivé depuis douze ans. Parallèlement à ce dépassement du stade de la recherche au profit de productions ayant un clair statut de représentations, la Veillée transformait son rapport avec le spectateur : d’actant, ce dernier, au fil des ans, est devenu regardant, même si l’on continue à le solliciter, à l’intégrer de façon implicite.
Sur le plan formel, les productions du groupe sont pures, dépouillées, privées du support des trucs habituels de la scène ; ces « événements énergétiques » exposés à cru, difficiles pour les acteurs, exigent beaucoup, également, des spectateurs. Les espaces sont nus, les accessoires et les éléments de costumes y sont réduits à l’essentiel et sont par là, en quelque sorte, fétichisés : la rareté des objets confère une valeur symbolique d’autant plus grande à ceux qui sont retenus. La sobriété et l’économie, l’absence d’«effets » — à peine se permet-on des jeux de clair-obscur, de pénombre et de lumières tremblantes propices aux atmosphères que l’on veut recréer — la nécessité de chaque élément reportent inévitablement l’attention sur les acteurs, sur la suggestion de chacun de leurs mouvements, sur les détails de leur comportement et le grain de leur voix. Chants, cris et plaintes émergent de la scène, des êtres qui sont là, et non des coulisses.
Le jeu intense des acteurs de la Veillée est avant tout convaincu. Il se garde du mimétisme et de l’illustration. Dans Till l’espiègle (du titre d’un ballet créé en 1916 par Nijinsky), le comédien n’essaie ni de simuler la danse, ni de transposer les paroles du Journal en mouvements, accusant, au contraire, la pente schizophrénique sur.laquelle est engagé le danseur qu’il incarne en cultivant la distorsion entre mots et gestes. Par son souffle, son débit, par une gestuelle soigneusement chorégraphiée, l’acteur à la Veillée esquisse une démarche où le corps exprime, avant tout discours, l’état psychologique de son personnage et les abstractions qu’il met en jeu. A cet égard, la mise en espace ne manque jamais d’être signifiante. Dès l’attaque tourbillonnante de L’idiot, les rapports de force sont concrétisés en images fulgurantes qui défilent à toute allure : conversation torturée entre le prince Mychkine et Rogoijine des deux extrémités de la salle, alors que l’anecdote les veut assis face à face dans le compartiment d’un train, fuite de Nastassia et de Rogojine mariés qui enjambent, d’un même élan, le corps du prince effondré. Et si l’espace vaste de L’idiot éclate de toutes parts, celui de la production subséquente, Dans le petit manoir, sera au contraire resserré jusqu’à l’étouffement, privant acteurs et personnages de leur liberté de mouvement : la pièce de Witkiewicz évolue dañs un univers clos, transposé scéniquement en un plateau minuscule où les acteurs s’évitent et s’entrechoquent tour à tour, au propre comme au figuré.

