Le groupe de la Veillée. L’itinéraire marginal de créateurs exigeants

Le groupe de la Veillée. L’itinéraire marginal de créateurs exigeants

Le 7 Sep 1986

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Canada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives ThéâtralesCanada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives Théâtrales
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C’est à la suite d’un stage au Théâtre-Lab­o­ra­toire de Pologne que Gabriel Arcand, de retour au Québec, y fonde, en octo­bre 1973, le Groupe de la Veil­lée. Ce n’est encore ni une troupe, ni un organ­isme voué explicite­ment à la pro­duc­tion de spec­ta­cles. Le mot « théâtre » est absent de l’ap­pel­la­tion par laque­lle se définit cette nou­velle com­mu­nauté préoc­cupée de partage médi­tatif : la Veil­lée est un ate­lier de recherche sur le tra­vail de l’ac­teur, recherche sur la présence à tra­vers le théâtre qui devien­dra de plus en plus, avec les ans, recherche théâ­trale. || ne s’agit plus de la démon­stra­tion d’un savoir-faire spec­tac­u­laire mais, plus pro­fondé­ment, d’une démarche de vie. A tra­vers les deux sen­tiers dis­tincts qu’elle emprunte par­al­lèle­ment — les spec­ta­cles et les « ren­con­tres exploratoires » — la Veil­lée s’en­gage intime­ment dans les proces­sus et les fonde­ments de la créa­tion, implique les spec­ta­teurs et ques­tionne les notions gro­towski­ennes d’én­ergie, de ren­con­tre (entre « celui qui agit » et « celui qui assiste »), d’organicité. 

L’idiot, d'après Dostoïevski par le Groupe de la veillée. Photos Richard Tougas
L’idiot, d’après Dos­toïevs­ki par le Groupe de la veil­lée. Pho­tos Richard Tougas

Dans le paysage théâ­tral québé­cois, il faut bien le dire, la Veil­lée fut et demeure mar­ginale. Même dans le champ plus réduit du théâtre expéri­men­tal, elle s’est tail­lé une place à part, dis­crète, voire effacée, mais solide : imper­méable aux effets de mode, à la médi­ati­sa­tion mas­sive, à la vague tech­nologique et pluridis­ci­plinaire, elle pour­suit depuis douze ans une démarche austère, tournée vers l’intériorité et le dépouille­ment. Les mem­bres qu’elle recrute grâce à ses ate­liers — selon des affinités artis­tiques où la « com­pé­tence » au sens tra­di­tion­nel du terme, n’en­tre pas en jeu — ne sont pas issus des écoles offi­cielles, et accor­dent à la com­pag­nie l’ex­clu­siv­ité de leur activ­ité théâ­trale1. Dès sa fon­da­tion, la Veil­lée s’est démar­quée du courant col­lec­tiviste qui rég­nait alors et, fonc­tion­nant en cel­lule close, elle est deméëurée l’u­nivers d’un esprit, d’une âme dirigeante : Gabriel Arcand. Depuis les cinq dernières années, Teo Spy­chal­s­ki (qui tra­vail­la près de quinze ans avec Gro­tows­ki2 s’est joint au groupe, dont il est devenu le codi­recteur. 

Tous deux croient à l’acteur comme sup­port unique de la représen­ta­tion : l’ac­teur seul, sans arti­fice, sans béquille déco­ra­tive, et qui, par la force de son témoignage et par l’in­can­des­cence à laque­lle il tend, libér­era la pul­sa­tion vitale de l’œuvre qu’il joue. Il n’«interprète » pas, n’esquisse pas des gestes, mais pose des actes. || ne se con­tente pas de faire : il est. Il lui faut incar­n­er les paroles qu’il doit trans­met­tre, s’ap­pro­prier organique­ment des mots venus d’ailleurs et les inté­gr­er à sa pro­pre exis­tence cor­porelle, dans le but d’in­staller une présence à soi et à l’autre de chaque instant, un con­tact réel. Avant même de dire, il lui faut se laiss­er tra­vers­er par le lan­gage : le corps de l’acteur, à la Veil­lée, est déposi­taire de la mémoire du monde, et se déploie para­doxale­ment pour mieux être sub­limé, pour se détach­er de sa cor­poréité, se spir­i­tu­alis­er et attein­dre un état de légèreté trans­par­ente. Démarche purifi­ca­trice — voire sanc­ti­fi­ca­trice — où le théâtre devient un état d’e­sprit, un moyen d’at­tein­dre l’authenticité et le sacré par un aban­don, une offrande de soi rigoureuse­ment ascé­tiques. 

Cette nette fil­i­a­tion aux pré­ceptes éthiques de Gro­tows­ki a sans con­tred­it ori­en­té les choix esthé­tiques du groupe. Même si sa recherche fon­da­men­tale est demeurée iden­tique, ses choix se sont pré­cisés, et le type de man­i­fes­ta­tions aux­quelles il nous con­vie s’est sen­si­ble­ment trans­for­mé. Les pre­mières créa­tions de la Veil­lée, ten­ant davan­tage du céré­mo­ni­al, bâtis­saient des rit­uels (à base d’élé­ments pri­maires : pain, eau, avoine…) aux­quels par­tic­i­pait le spec­ta­teur. Retiré en ban­lieue, le groupe n’é­tait con­nu que d’une poignée d’ini­tiés et se sou­ci­ait peu, apparem­ment de ray­on­nement. Peu à peu, cepen­dant, on s’est préoc­cupé de vis­i­bil­ité et de dif­fu­sion (démé­nage­ments suc­ces­sifs chaque fois plus au cœur de la ville, pub­lic­ité), on s’est rap­proché du texte. des per­son­nages, de la théâ­tral­ité, de la fic­tion. Même min­i­maux et hyper-théâ­tral­isés (com­bi­en de trans­for­ma­tions sym­bol­iques subis­sent-ils..), les élé­ments de décor sont déjà plus nom­breux dans L’idiot que dans Till l’espiègle. De la même façon, le groupe est passé des rit­uels muets à une ten­ta­tive d’ap­pro­pri­a­tion de la tra­di­tion orale (québé­coise), à l’adap­ta­tion de textes lit­téraires (le Jour­nal de Nijin­sky, L’idiot, Le mir­a­cle de la rose) et enfin, récem­ment, à la pro­duc­tion de textes de théâtre véri­ta­bles (Dans le petit manoir et Han­jo), ce qui ne lui était encore jamais arrivé depuis douze ans. Par­al­lèle­ment à ce dépasse­ment du stade de la recherche au prof­it de pro­duc­tions ayant un clair statut de représen­ta­tions, la Veil­lée trans­for­mait son rap­port avec le spec­ta­teur : d’actant, ce dernier, au fil des ans, est devenu regar­dant, même si l’on con­tin­ue à le sol­liciter, à l’intégrer de façon implicite. 

Sur le plan formel, les pro­duc­tions du groupe sont pures, dépouil­lées, privées du sup­port des trucs habituels de la scène ; ces « événe­ments énergé­tiques » exposés à cru, dif­fi­ciles pour les acteurs, exi­gent beau­coup, égale­ment, des spec­ta­teurs. Les espaces sont nus, les acces­soires et les élé­ments de cos­tumes y sont réduits à l’essen­tiel et sont par là, en quelque sorte, fétichisés : la rareté des objets con­fère une valeur sym­bol­ique d’au­tant plus grande à ceux qui sont retenus. La sobriété et l’é­conomie, l’ab­sence d’«effets » — à peine se per­met-on des jeux de clair-obscur, de pénom­bre et de lumières trem­blantes prop­ices aux atmo­sphères que l’on veut recréer — la néces­sité de chaque élé­ment repor­tent inévitable­ment l’at­ten­tion sur les acteurs, sur la sug­ges­tion de cha­cun de leurs mou­ve­ments, sur les détails de leur com­porte­ment et le grain de leur voix. Chants, cris et plaintes émer­gent de la scène, des êtres qui sont là, et non des couliss­es. 

Le jeu intense des acteurs de la Veil­lée est avant tout con­va­in­cu. Il se garde du mimétisme et de l’il­lus­tra­tion. Dans Till l’espiègle (du titre d’un bal­let créé en 1916 par Nijin­sky), le comé­di­en n’essaie ni de simuler la danse, ni de trans­pos­er les paroles du Jour­nal en mou­ve­ments, accu­sant, au con­traire, la pente schiz­o­phrénique sur.laquelle est engagé le danseur qu’il incar­ne en cul­ti­vant la dis­tor­sion entre mots et gestes. Par son souf­fle, son débit, par une gestuelle soigneuse­ment choré­graphiée, l’ac­teur à la Veil­lée esquisse une démarche où le corps exprime, avant tout dis­cours, l’état psy­chologique de son per­son­nage et les abstrac­tions qu’il met en jeu. A cet égard, la mise en espace ne manque jamais d’être sig­nifi­ante. Dès l’attaque tour­bil­lon­nante de L’idiot, les rap­ports de force sont con­crétisés en images ful­gu­rantes qui défi­lent à toute allure : con­ver­sa­tion tor­turée entre le prince Mychkine et Rogoi­jine des deux extrémités de la salle, alors que l’anecdote les veut assis face à face dans le com­par­ti­ment d’un train, fuite de Nas­tas­sia et de Rogo­jine mar­iés qui enjam­bent, d’un même élan, le corps du prince effon­dré. Et si l’e­space vaste de L’idiot éclate de toutes parts, celui de la pro­duc­tion sub­séquente, Dans le petit manoir, sera au con­traire resser­ré jusqu’à l’étouffement, pri­vant acteurs et per­son­nages de leur lib­erté de mou­ve­ment : la pièce de Witkiewicz évolue dañs un univers clos, trans­posé scénique­ment en un plateau minus­cule où les acteurs s’évitent et s’en­tre­choquent tour à tour, au pro­pre comme au fig­uré. 

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