L’espace scénique
Au centre de l’espace scénique les 64 cases d’un échiquier : la surface de jeu. A gauche la pelouse d’un jardin : l’espace vert.
A droite un salon style XVIIIe siècle : le bureau.
Contiguë au salon, une portion d’autoroute à deux bandes délimitées à la chaux.
Personnages
Jean Danthès, l’ambassadeur ;
Malwina von Leyden, la baronne ;
Erika von Leyden, la fille de Malwina ;
Putz zu Stern (Putzi), le baron ;
Jarde, le psychiatre ;
Julio Amedeo Nitrati — le Fou noir, le maître chanteur ;
Le Roi blanc ;
Le Roi noir ;
Les figurines-personnages du jeu d’échecs.
Scène 1
( Malwina, Erika et le baron dans l’espace vert )
Quand l’action commence, ils s’y trouvent groupés dans une attitude héraldique. Malwina installée dans un fauteuil d’infirme. Erika couchée sur un transatlantique, le visage au soleil,·des lunettes noires dissimulant ses yeux. Le baron se tient derrière Malwina.
Un silence prolongé que troublent cependant des chants d’oiseaux, des grillons.
MALWINA
( elle soupire:)
Diable, qu’il fait chaud aujourd’hui
ERIKA
Hmm …
( nouveau silence, nouveau soupir de Malwina, Erika se redresse pour contempler sa mère)
MALWINA
Quand donc ces mouches cesseront-elles de m’agacer ?
ERIKA
Tu as le visage tout moite.
MALWINA
( sans tourner la tête:)
Tu crois que ces sales bestioles aiment ça ?
ERIKA
( se recouchant:)
Mais non, Ma.
( nouveau silence, Malwina s’essuye délicatement le visage à l’aide d’un mouchoir)
MALWINA
Ah, le bon soleil… ( un temps)
J’espère que tu en profites ?
ERIKA
Oui.
MALWINA
Commence donc par retrousser tes manches, hein. J’espère que tu as les jambes nues ?
ERIKA
Oui.
MALWINA
( imitant le ton désabusé de sa fille 🙂
Oui… ( un temps)
Cet homme a beau être un esthète, il n’en apprécie pas moins ce qui fleure bon la santé. Un peu d’exubérance, ma fille, un zeste de gaieté par-ci, par-là.
Tu ne saurais croire combien cela compte dans les sentiments d’un homme mûr, la gaieté d’une jeune personne …
( elle rit)
ERIK
Je suis gaie à mes heures.
MALWINA
Veille au moins à ce que ce ne soit pas à contretemps.
( une pause )
Est-ce que ça va, Putzi ?
( le baron répond par une légère pression de la main sur l’épaule de Malivina, laquelle à son tour lui touche la main mais d’une pression encore plus légère )
Putzi va bien.
Qu’est-ce que tu vois ?
( sourire du baron, Malwina tourne la tête )
Ne me dis pas que sa villa est jolie ou confortable car cela je le sais.
( elle braque une paire de jumelles vers un point imaginaire )
ERIKA
Et s’il se doutait de quelque chose ?
MALWINA
Il ne fera rien pour douter : sa conscience le lui interdit.
ERIKA
Pourtant la voiture dans laquelle il s’exhibe …
MALWINA
Danthès n’est qu’un fétichiste, tiens-toi le pour dit. Son Hispano 1927 c’es le carrosse de ses amours.
ERIKA
De vos amours, Ma…
MALWINA
( très vite : )
What do you insinuate, my dear ?
ERIKA
( sèchement 🙂
Das ist keine Antwor
LE BARON
Mensch ! Erika …
MALWINA
Quatsch nicht, Putzi !
ERIKA
La même voiture, Ma, et en ces lieux où toi et lui vous avez…
MALWINA
Rien n’est sacré, ma jolie. La preuve c’est que personne n’aime vivre et peut-être encore moins se souvenir de ce qu’il a vécu à ses dépens.
Danthès ne vit et ne se souvient qu’à mes dépens, hein.
ERIKA
Après tant d’années il t’est facile de penser à sa place.
MALWINA
He will look for his pleasure where he got it, that’s the truth.
ERIKA
Tu y as trouvé ton plaisir, et c’est de ton plaisir que tu te souviens
( elle ôte ses lunettes noires d’un geste nerveux)
LE BARON
Right, but…
MALWINA
Putzi, shut up !
(puis très vite 🙂
Tu tomberas sans te faire de mal. Que cela reste charmant. Tu chuteras avec grâce.
ERIKA
Je ne tomberai pas : je feindrai.
MALWINA
La bicyclette ?
ERIKA
Je n’ai rien oublié.
MALWINA
Au fond, je préfère la simulation
ERIKA
A cause de la robe, je parie.
MALWINA
( souriante 🙂
Ja, mein Schatz.
ERIKA
Tu devais être adorable dans tout ce blanc.
( elle quitte la position allongée, s’assied sur le bord du transatlantique, fixant Malwina ;
MALWINA
Tu le seras davantage.
ERIKA
Et s’il ne s’arrêtait pas ?
MALWINA
( vulgaire et en riant:)
N’a jamais eu les yeux en poche, ce type.
ERIKA
( avec une réprobation amusée:)
Ma…
MALWINA
Tu penses si je le connais un peu… J’ai la pratique de ces grands bourgeois Leur âme porte monocle mais leur ventre, Erika, leur ventre qui les fait se mouvoir sans ciller des yeux pour autant, c’est lui qui nous les rend supportables.
LE BARON
Jawohl, ganz recht.
ERIKA
Schweig !
MALWINA
Méfie-toi de Mozart, c’est un maniaque de Mozart, oui, beaucoup moins de Beethoven, trop violent parfois, du moins à son gré. Il préfère le catimini, les pointes qui donnent du vague à l’âme.
ERIKA
( vulgaire de la même façon que Malwina précédemment:)
Vous chantiez en duo, hein ?
MALWINA
Certo… mais on s’accompagnait au clavecin.
LE BARON
Lovely.
ERIKA
( toujours vulgaire:)
Yeah !
( Malwina s’est mise à chantonner, et tout soudain — quoique d’une manière imperceptible — le climat sonore de l’espace vert se déglingue, on perçoit des réminiscences des climats sonores de la portion d’autoroute, du salon XVIII• siècle et de la suiface de jeu ; nous précisons d’une manière imperceptible car ces réminiscences resteront lointaines, “nostalgiques”, et cesseront tout aussitôt que Malivina recommencera à parler)
MALWINA
(riant:)
Ça chatouille même si ma voix n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut ..
( elle recommence à chantonner avec le même résultat)
ERIKA
C’est très beau.
MALWINA
Excitant, ma fille.
( elle recommence à chantonner avec le même résultat )
LE BARON
Beautiful.
MALWINA
Même qu’aujourd’hui c’est rauque …
( elle tente de monter de plusieurs octaves, mais échoue avec le même résultat )
LE BARON
What a pity, my dear.
MALWINA
Ach, halt dein Maul !
ERIKA
Tu manques d’exercice
MALWJNA
De poumons, cara mia… ( un temps )
Jamais plus Mozart ne me fera encore le même effet, jamais plus depuis ce…
( elle se tâte la poitrine )
ERIKA
Le corset te comprime, n’est-ce pas ?
MALWINA
Si d’aventure il te proposait un quatre mains avec Mozart au programme saute sur l’occasion.
ERIKA
Je chanterai aussi.
MALWINA
Oui, mais seulement s’il te le demande.
( elle rit en se comprimant la poitrine, elle rit de plus en plus fort, son rire est entrecoupé de spasmes )
LE BARON
Ach ! die Schmerzen wieder.
ERIKA
Continue comme ça et tu vas t’étouffer.
( elle se lève, s’approche tout près de Malwina )
MALWINA
C’est sa tête qu’il pressait contre mes seins qui m’empêchait de respirer …
( elle rit encore, reprend son souffle pour parler:)
Chaque fois que mon chant s’élevait mon diplomate exultait, son visage sévère en devenait radieux.
ERIKA
Tu chantais souvent ?
MALWINA
( éclatant de rire:)
Lieber Gott !
LE BARON
What’s the matter, my dear ?
ERIKA
Ma … Ma !
MALWINA
Écoute-la, Putzi, écoute-la donc ! Pourquoi Mozart a‑t-il écrit sa musique ?
LE BARON
Pour qui Mozart a‑t-il écrit sa musique ?
MALWINA
Quand si peu de gens possèdent les moyens de s’extirper de leur médiocre personne, qu’il leur faut des notes suaves pour prendre quelque hauteur, notre fille, Putz zu Stern, en est toujours à se demander pour qui Mozart a écrit sa musique.
LE BARON
Für wen hat Mozart seine Musik geschrieben ?
ERIK
( la voix désinvolte 🙂
Tu tiens vraiment à ce que je porte la même robe ?
MALWINA
( du même ton que si elle parlait affaire 🙂
Sans la robe blanche de la diva ce serait une mascarad
LE BARON
Si. Si.
ERIKA
Un jour tu dis qu’il voit, un autre jour tu dis qu’il est aveugle, et un troisième qu’il nous survivra tous car il joue la comédie.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
L’ordre …
MALWINA
Schweig. ( un temps )
Sans la robe l’idée de la bicyclette serait d’un vulgaire achevé.
Danthès ne mollit jamais si bien que lorsqu’un contraste le touche dan sa sensibilité d’artiste.
LE BARON
( même attitude 🙂
L’ordine … ( en italien )
MALWINA
Oh, thank you, Putzi.
( à Erika:)
Il veut dire un certain ordre mais sans apprêt, l’harmonie du chiffon, la poésie des bouleversements légers.
Surtout pas de cambouis sur les jambes, hein. De la chair nue, certes, mais tout juste ce qu’il faut.
ERIKA
( elle remet ses lunettes noires)
Oui.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
Das Gesicht …
MALW1NA
Ja … Natürlich … Point trop luisant le visage, un peu de rouge … l’émotion et très vite, très vite un sourire.
LE BARON
( à l’oreille de Malwina 🙂
Schnell …
MALW1NA
Quickly, but innocent… Erika… vieni qui.
( la jeune fille obéit)
Surtout n’oublie pas ce dernier conseil… Mais est-ce que tu m’écoutes ?
( elle enlève les lunettes noires d’Erika d’un geste nerveux:)
La complicité jamais. Ne cède pas là-dessus. Il tentera sa chance. Tiens bon.
C’est la familiarité qui tue une passion. Et les sentiments de Danthès sont si fragiles.
ERIKA
( la voix inexpressive:)
Oui, Ma.
Scène 2
(Danthès et Erika)
Le climat sonore de l’espace vert va en diminuant et se mélange bientôt avec celui de la portion d’autoroute. Erika est tombée de bicyclette et est étendue sur l’asphalte. Danthès un genou à terre est penché sur le corps inanimé de la jeune fille. Vrombissement des moteurs de voitures, qui s’approchent ou s’éloignent. Très assourdis la chanson de marche « Erika » et les pas cadencés de soldats.
DANTHÈS
Mademoiselle ! … mademoiselle !
( il effleure le visage d’Erika)
( la jeune fille ouvre les yeux, sourit:)
Mademoiselle … Rassurez-moi, n’est-ce pas que vous n’avez rien ?
ERIKA
( elle se redresse avec un mouvement gracieux:)
Soyez donc rassuré. ( un temps)
J’ai tout bêtement perdu l’équilibre. ( un temps)
Oh ! ma robe… comme ce serait dommage si ma robe..
DANTHÈS
Ravissante votre robe. Vous ressemblez à une étoile. Quelle chance est la mienne de vous trouver ici. Tant pis si on vous réclame là-haut, je vous a découverte le premier et je vous garde.
( Erika éclate de rire, d’abord cristallin son rire finit par ressembler à celui de sa mère, étouffé, presque rauque )
Scène 3
(Jarde et Danthès)
Dans le salon XVIIIe siècle, Danthès est debout derrière son bureau, il remue quelques papiers. Jarde est confortablement engoncé dans un fauteuil pivotant. Le climat sonore de l’autoroute aura été en diminuant Jarde fait pivoter le fauteuil. Le bruit de son pied sur le parquet lisse.
DANTHÈS
( avec une pointe d’agacement dans la voix 🙂
Mon fauteuil vous amuse, hein ?
JARDE
( il ralentit la rotation du pied, renifle l’air à plusieurs reprises, et tout en cxtrqyant une petite bouteille de sa poche 🙂
Faut-il vous dire que l’insomnie intervient pour beaucoup dans ces obsessions qui vous inquiètent ?
DANTHÈS
Mais est-ce vrai que j’inquiète ?
JARDE
( tout en reniflant 🙂
J’ai dit que l’inquiétude était en vous-même
DANTHÈS
Des gens m’inventent. Je deviens un matériau entre leurs mains. Un double dont l’existence m’échappe …
(Jarde a manqué éternuer)
JARDE
C’est bien ce qui me gêne.
DANTHÈS
( il commence à arpenter le salon 🙂
J’ai la sensation d’être gommé …
( un court silence que Jarde met à profit pour se mettre des gouttes dans le nez )
JARDE
Peut-être avez-vous peur que ce double ne vous soit aussi étranger que vous le voulez croire.
DANTHÈS
Ai-je dit que je le croyais, docteur Jarde ?
JARDE
( reniflant encore mais plus à l’aise )
Mais ce double qui fiche le camp si loin de vous, ce n’est ..
DANTHÈS
Qu’il s’en aille où bon lui semble !
JARDE
Facile, Danthès, si facile… ( un temps )
Vous embellissez votre anxiété, cher ami.
DANTHÈS
( derrière son bureau les mains appuyées sur le bois ; le corps penché en avant:)
J’ai dit qu’on me manipulait de l’extérieur, que c’est moi qu’on manipulait. Il m’arrive de plus en plus souvent de ressentir une sorte d’effacement, de perte d’identité.
(Jarde ouvre la bouche pour répondre, mais Danthès se redresse et recommence à arpenter le salon 🙂
Je ne souffre pas de surmenage. J’ai beaucoup de loisirs, Jarde.
JARDE
Pourquoi me coupez-vous tout le temps la parole ?
DANTHÈS
Sans doute parce que dans votre art tout est banal : il vous faut un double, une névrose réductible comme une fracture, des rêves qui ne soient le produit que d’un surmenage professionnel. ( un temps )
J’ai le sentiment d’être l’hallucination de quelqu’un d’autre, le sentiment d’être inventé, imaginé par un tout autre personnage que moi-même.
JARDE
Vous tenez donc absolument à ce que ce soit quelqu’un. d’autre. Curieux que vous abdiquiez aussi aisément ce pouvoir que nous avons tous de nous inventer
DANTHÈS
Ah ! Je pensais bien vous décevoir.
JARDE
Vous tirez les ficelles, mon cher ambassadeur, et si ce n’était leur nombre qui vous embarrassait, vous n’auriez jamais songé à faire appel à moi.
DANTHÈS
(penché sur Jarde 🙂
Des ficelles, oui, des tares secrètes… profondément enfouies, intimes, très personnelles, oui, très personnelles, sinon le diagnostic risquerait d’en pâtir.
JARDE
Si ce baron vous invente …
DANTHÈS
Vous aimeriez me prouver que j’invente le baron, Jarde.
JARDE
Jarde, docteur Jarde, monsieur l’ambassadeur
( il réprime un éternuement)
Ne m’inventez pas, je vous en prie.
( il se lève, s’éloigne de quelques pas)
DANTHÈS
Quel âge avez-vous ?
(Jarde a un haussement d’épaules 🙂
JARDE
Pour quelle raison Putz zu Stern vous inventerait-il ?
DANTHÈS
Ce n’est pas tant le baron que la jeune fille qui vous intéresse. Vous lui êtes d’un excellent conseil, j’imagine.
JARDE
En effet, ni le baron ni la mère d’Erika n’ont eu recours à mes services.
DANTHÈS
En quoi donc son cas serait-il plus passionnant que le mien ?
JARDE
Vous n’êtes pas mon cas, je doute même que vous en soyez un. Il y a des maladies qui n’en finissent pas d’éclore. Certes sommes-nous tous des malades en puissance, mais vous parlez de vos maladies avec délectation. En cela vous espérez sans doute apparaître comme un cas exceptionnel.
DANTHÈS
Vous n’êtes pas objectif, et c’est dommage.
JARDE
Je suis médecin.
DANTHÈS
Voyons, il vous arrive bien de temps à autre d’avoir des faiblesses pour un malade … beaucoup plus que pour sa maladie. C’est humain.
JARDE
Avouez que c’est uniquement de cette jeune fille que vous vouliez m’entretenir.
DANTHÈS
Vous seriez plus objectif si elle ne faisait partie de votre pratique.
JARDE
Aussi, me bornerai-je à dire qu’il est préférable que vous la laissiez tranquille.
DANTHÈS
C’est donc qu’à vos yeux je suis malade, docteur Jarde.
JARDE
( il renifle, se frotte le nez avec insistance )
Ce n’est pas tant du baron que vous avez peur, mais de la mère d’Erika.
DANTHÈS
( tout près de lui 🙂
Suis-je malade ?
JARDE
(excédé:)
Malade ?… Pourquoi pas •? Mais surtout très satisfait de vous-même.
DANTHÈS
Asseyez-vous …
( il résiste un peu, mais Danthès l’entraine )
Il ne sert à rien d’élever la voix ici. Ces salons ont une acoustique merveilleuse. Asseyez-vous, Jarde.
( ce dernier se libère doucement de l’étreinte de Danthès )
Vous devez penser que je me soustrais à cette vague de matérialisme qui menace de tout emporter depuis la fin de notre guerre. ( un temps )
Mais quel âge avez-vous donc ?
JARDE
Je suis peut-être trop jeune pour avoir passé par Dachau, Excellence.
JARDE
Ni juif, ni ex-résistant, ni ex-déporté.
DANTHÈS
En tant que juif, vous auriez vécu avec beaucoup plus d’intensité. Un juif développe une énergie considérable car il a toujours à lutter.
JARDE
N’étant pas juif, c’est sans espoir.
DANTHÈS
( citant de mémoire et d’une voix ironique:)
Donc, je suis un malheureux, et ce n’est ni ma faute ni celle de la vie.
( il répète en italien la dernière partie de la phrase:) E non è ne mia colpa ne quella della vita.
JARDE
On dirait que vous regrettez de n’être pas né Juif.
( court silence)
( il rit doucement 🙂
Votre baron est tombé à l’intérieur de lui-même, il est détruit par l’alcool. C’est un individu parfaitement inexistant.
DANTHÈS
Je reconnais à votre ton que cette jeune personne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé commun ?
(Jarde se rassied) ( avec hésitation 🙂
Malwina von Leyden…
JARDE
( en faisant pivoter son fauteuil:)
Oui, l’amie de Casanova, la confidente du comte de Saint-Germain, la complice de Cagliostro dans !‘Affaire du collier de la Reine … (puis riant:)
Ma…
( il rit plus fort, se soulève à moitié de son fauteuil, comme s’il voulait glisser une confidence à l’oreille de Danthès, ce dernier se penche:)
Ma n’a qu’une ennemie mortelle …
DANTHÈS
( riant de même, le visage tout près de celui de Jarde 🙂
Oui, Ma n’a qu’une ennemie mortelle …
JARDE
… la réalité.
DANTHÈS
… la réalité.
( il rit toujours )
JARDE
( le visage et la voix soudain transformés:)
Tu vois les situations sous leur aspect théorique, Danthès, et guère sous celui de la souffrance
( il tire l’oreille de Danthès avec une cruauté apparemment démente )
DANTHÈS
( étouffant un cri de souffrance 🙂
Ma… Ma le sait-elle, Jarde ? Le savez-vous ce que Ma…
JARDE
( il repousse Danthès avec une violence singulière, et reprenant son apparence normale:)
Les hommes sont terrifiés par le pouvoir de procréation des femmes.
DANTHÈS
( il frotte machinalement son oreille meurtrie, et d’une voix plaintive 🙂
Malwina von Ltyden a tenu le plus grand bordel d’Europe à la fin de la guerre.
JARDE
( souriant, les mains jointes sous le menton :.)
Les femmes sont beaucoup plus libres que nous le sommes d’exprimer leur envie des accessoires mâles et des rôles masculins.
DANTHÈS
( toujours d’une voix plaintive:)
Une maquerelle qui débute à la cour des Médicis, qui se fait passer pour une juive de Rostock en 1940 afin de se gagner les faveurs du prince von Kreutzen et vivre à ses crochets dans son château à Sigmaringen.
JARDE
( avec un sifflement admiratif:)
Eine aussergewôhnliche Frau …
Vous êtes un homme d’une immense culture, mais face à toutes ces femmes qui sont plus libres que nous … et qui vous terrifient par leur pouvoir de procréation … n’est-ce pas ? Mais n’ayez aucune inquiétude, le problème se pose tôt ou tard à chacun de nous … Que de temps perdu néanmoins au nom de la culture quand la vie consiste à se constituer une maison en s’attachant à une femelle, n’est-ce pas ?
( il renifle l’air, se frotte le nez délicatement)
DANTHÈS
( avec une curiosité quasi enfantine 🙂
Vous l’avez tâté son corset orthopédique ?
JARDE
L’étourdissante Malwina que vous avez connue et aimée vit dans un fauteuil <l’infirme depuis vingt ans.
DANTHÈS
( très posément:)
Ainsi, cette jeune personne vous aura dit que sa mère et moi avions un passé commun.
(Jarde se lève, il glisse son bras sous celui de Danthès, ils marchent tous les deux, avancent de front très lentement puis d’un ton enjoué:)
JARDE
Cette excentrique … cette pauvre femme … cette … oh, comment exprime-t-on ces choses …
DANTHÈS
Bah … une courtisane qui rivaliserait en beauté et effronterie avec la superbe Imperia soi-même …
JARDE
( avec un rire grivois 🙂
L’auriez-vous aimée chaste, Danthès ?
( ils avancent tous les deux de front, mais leur progression se fait au ralenti — comme celui qu’on utilise au cinéma )
DANTHÈS
Elle m’aimait sans …
( il hésite)
JARDE
Sans ?… ( il rit) sans que vous ayez jamais l’impression de prendre l’initiative, n’est-ce pas ? C’est elle qui vous procurait du plaisir. C’est de votre terreur qu’est née la putain.
DANTHÈS
Elle m’aimait…
(Jarde renifle:)
JARDE
Procurer du plaisir est en soi une œuvre méritoire. Aujourd’hui vous avez l’impression que cette malheureuse infirme vous persécute. Curieux que vous pensiez toujours que les femmes vous trouvent irrésistible …
( la musique de Mozart déferle soudain allègre, joyeuse )
Mozart … Oumm … j’aime …
Scène 4
( Danthès et Erika )
Sans transition le pas résolu mais léger d’Erika dans le même salon XVIIIe siècle. Danthès se lève pour aller à sa rencontre, l’invite à s’asseoir. Elle prend place dans le fauteuil pivotant. Danthès retourne s’installer derrière son bureau. Un silence. Il semble embarrassé, remue quelques papiers pour se donner contenance.
DANTHÈS
Vous… ( un temps ) vous ressemblez étonnamment à votre mère, mademoiselle.
ERIKA
Je suis heureuse de savoir que vous vous souvenez enfin de ma mère, monsieur l’ambassadeur … Votre première lettre…
( nouveau silence, Danthès recommence à remuer quelques papiers )
DANTHÈS
J’ai beaucoup vécu, depuis, et, vous savez, ma mémoire … ( il a un geste vague )
ERIKA
Bravo. Voilà qui est vraiment facile et qui remet ma mère à sa place.
DANTHÈS
Je me souviens parfaitement d’elle.
ERIKA
Monsieur l’ambassadeur …
DANTHÈS
Allons, laissez cela. ( un temps )
Comment va-t-elle ?
ERIKA
Voilà une question qui a mis près d’un quart de siècle à faire son chemin.
( Danthès est debout derrière son bureau, il la regarde amicalement )
DANTHÈS
C’est fou, complètement fou. Votre dernière lettre m’a convaincu, parce qu’une telle absence de tout rapport avec la vérité ne pouvait provenir que d’une blessure vraie, authentique.
ERIKA
Vous êtes vraiment passé maître dans l’art de vivre avec vous-même, monsieur… Ça doit être difficile.
DANTHÈS
Vous lui ressemblez étonnamment…
ERIKA
Voyez-vous, monsieur, ce qui m’intéresse, c’est … Comment fait-on ça ? Comment fait-on pour avoir en soi de telles ressources d’inhumanité ?
Je suis venue vous voir parce qu’il y a des années que j’entends parler de vous, et que cela devenait intolérable … Je vous imaginais trop, vous preniez trop de place dans ma vie, par votre absence …
DANTHÈS
von Leyden.. Malwina von Leyden …
( d’une voix automatique:)
N’est-ce pas le nom d’une célèbre sorcière brûlée à Gottingen au XVIe siècle ?
ERIKA
( d’une voix tremblante, presque inaudible 🙂
Salaud …
DANTHÈS
( se méprenant, très bas:)
Vous pleurez ?
ERIKA
Je vous demande pardon, je ne…
( pendant les trois dernières répliques, la surface de jeu contiguë au salon XVIIIe siècle a été envahie par des personnages ‑figurines, hommes et femmes en habit de cour du XVIIIe siècle ; une moitié des figurines est vêtue de blanc, l’autre moitié de noir ; elles sont à peu près au nombre de vingt, également partagées entre les deux camps ; les personnages-figurines représentent donc les pièces du jeu d’échecs : pions, tours, rois, dames, cavaliers, fous ont investi la surface de jeu dans un piétinement gracieux au rythme d’une musique allègre de Mozart )
DANTHÈS
Il n’y a hélas ni diable ni sorcière pour acheter notre âme… Une succession d’escrocs, d’imposteurs, de tricheurs et de petits margoulins qui promettent toujours mais ne livrent jamais.
ERIKA
Vous étiez amoureux de ma mère.
DANTHÈS
Au pire, le fascisme ou le stalinisme, avec leurs offres de bonheurs inouïs, en échange de votre âme…
ERIKA
Vous étiez son amant.
LES FIGURINES
( en se dandinant sur la musique de Mozart )
Au mieux la culture, l’art …
DANTHÈS
( élevant la voix comme s’il voulait couvrir le chœur des figurines 🙂
Au mieux la culture, l’art …
ERIKA
Vous deviez l’épouser, l’emmener avec vous en poste à l’étranger ..
LES FIGURINES
( comme précédemment:)
Il n’y a pas d’acheteurs pour notre pauvre petite camelote …
DANTHÈS
( comme précédemment 🙂
Il n’y a pas d’acheteurs pour notre pauvre petite camelote.
ERIKA
( mordant à la fois sur les figurines et sur la « répétition » de Danthès )
… et, au lendemain de l’accident dont vous étiez responsable et qui l’a rendue paralysée, vous l’avez abandonnée, vous vous êtes enfui avec horreur, et…
( elle s’est dressée manifestfment furieuse) ( en même temps, dans l’espace vert:)
MALWINA
Joue, joue Putzi !
( le baron s’est glissé derrière les figurines blanches ; martellement de talons, bruit de claquettes, blancs et noirs ont gagné leurs positions respectives )
DANTHÈS
(fasciné par le baron et tournant le dos à Erika à laquelle il continue néanmoins de s’adresser 🙂
Votre mère a accompli sur mon dos une œuvre d’imagination qui mérite le plus grand respect. C’est pourquoi je vous ai invitée à venir me voir.
Ce n’est pas une simple curiosité … Mais c’est quand même assez bouleversant non ? que depuis plus de vingt ans une femme vous invente avec tant de haine, au nom d’un très grand amour qu’elle n’a jamais vécu et d’une vilenie qui ne fut jamais commise …
( les figurines continuent à se dandiner sur la musique de Mozart)
ERIKA
Vous étiez son amant !
DANTHÈS
( toujours observant le baron faufilé entre les figurines blanches et qui pousse un cavalier)
( dans une sorte d’affolement:)
Est-ce qu’elle a vu un psychiatre ?
( Erika surprise se laisse retomber dans le fauteuil, éclate de rire, un rire cristallin, qui tient de l’enfance, et, à certains moments, semble accompagner la musique de Mozart )
LE BARON
( dans le même temps presqu’en catimini, d’une voix basse:)
Cgl-f3.
( on distingue mieux à présent Malwina assise dans son fauteuil d’infirme, au centre de l’espace vert plongé dans la pénombre )
DANTHÈS
( le regard fixé sur la surface de jeu )
J’ai rencontré votre mère. ( un temps )
Je l’ai vue souvent, mais je i’ai très peu connue.
( le rire d’Erika un instant suspendu recommence plus musical que jamais )
Oui, nous avions eu une… passade. Un soir, alors que nous étions à une réception à Versailles, elle m’avait proposé de me ramener à Paris dans sa voiture. En ce qui concerne mes responsabilités … banales, (…)
( en même temps 🙂
MALWINA
( avec un rire rauque et assourdi:)
C’est la première fois au cours de ta carrière, Putzi, que tu t’engages dans un gambit de la Dame.
DANTHÈS
(…) Je vous dirai ceci : c’est elle qui conduisait …
(puis la voix altérée et quittant des yeux la suiface de jeu 🙂
Est-ce qu’elle a vu un psychiatre ?
ERIKA
( d’une voix soudain méconnaissable, chaude, envoûtante, caressante comme celle d’une hôtesse à la réception d’un aérodrome international:)
La plupart des hommes très virils répugnent, non seulement aux suppositoires, mais jusqu’à la prise de leur température anale lorsqu’ils ont la fièvre.
DANTHÈS
(fixant de nouveau la suiface de jeu, et tout en s’adressant à Erika 🙂
… C’était l’auto de votre mère et c’est elle qui tenait le volant, lorsque ce maudit camion apparut soudain de nulle part … Je fus à peine blessé, votre mère eut la colonne vertébrale brisée.
ERIKA
( avec la même voix que précédemment, mais en accentuant encore si possible le côté “charme-publicitaire “, et avec une intensité dans le regard comme si Danthès était toujours en face d’elle 🙂
Il faut au contraire, pour qu’une femme — chez qui tout est plus petit ‑possède pleinement son corps qu’elle surpasse l’angoisse vitale éveillée par la peur de la pénétration.
( Danthès s’est faufilé entre les figurines noires et pousse la Dame)
DANTHÈS
d7-d5.
MALWINA
(presqu’en même temps en battant des mains, avec un rire rauque et bref:)
Ce sera le gambit, Putzi…
DANTHÈS
J’ai été stupéfait par vos lettres.
( il a manqué trébucher entre les figurines, qui continuent à se dandiner sur la musique de Mozart)
Je ne comprenais pas pour quelle raison votre mère avait éprouvé le besoin d’inventer cette histoire.
ERIKA
( même attitude et même voix que précédemment 🙂
Je sais qu’on a prétendu que l’influence perturbatrice de la civilisation en Europe tendrait à efféminer les hommes comme à masculiniser les femmes.
DANTHÈS
( toujours empêtré dans la suiface de jeu:)
Je crains que mon métier un peu … conventionnel, un peu déshumanisé et où l’on calcule beaucoup, ne m’ait touché de cette sécheresse de notaire qui demande toujours des comptes précis …
ERIKA
( d’une voix redevenue normale:)
D’après vous, seules les femmes sauvages devraient être normales ?
DANTHÈS
Oui, j’ai cherché la raison … Je vous avoue franchement que j’ai fait faire une enquête sur votre mère.