Ivry, Chaillot, la Salpêtrière, l’Odéon et les deux Testaments

Ivry, Chaillot, la Salpêtrière, l’Odéon et les deux Testaments

À Jean-Loup Rivière

Le 27 Mai 1991

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
37
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

LE théâtre n’est pas un art de la mémoire. De la répéti­tion, oui, mais non pas de la mémoire. Essayez une sec­onde de les oppos­er, s’il vous plaît. Le roman, dif­fi­cile pour lui de ne pas aller du côté de la mémoire, quitte à en revenir. Vous en avez la preuve par Proust. L’épopée, à l’o­rig­ine du roman, sans doute aus­si côté mémoire : Musa, mihi causas mem­o­ra. (Encore est ce Vir­gile qui par­le, car Homère dit plutôt : chante!).

Mais le théâtre, non. Côté répéti­tion. Et donc aus­si côté événe­ment. Côté cour et côté jardin. Au plus près de la rampe, du moins dans tout théâtre où on évite le fond de la scène, som­bre et silen­cieux, romanesque. Dans tout théâtre de tou­jours. Evidem­ment, FAUST, les deux FAUST, les deux de Virez et les deux de Grüber (mais non les deux de Goethe), côté Vitez : le FAUST d’Ivry, très sim­ple, et le FAUST de Chail­lot, plus com­pliqué, et côté Grüber : le FAUST-Salpêtrière, très com­pliqué et le FAUST de l’Odéon, si sim­ple, leurs valis­es, leurs malles, leurs boîtes, leurs machines, les plis de leurs man­teaux ou de leurs rideaux, n’est-ce pas de la mémoire que, com­mod­é­ment, tous ces objets étaient allé­goriques ? Je dis non, par principe. Comme un qui n’aime pas la mémoire, et encore moins le roman — à moins qu’il n’efface pour finir la mémoire en retrou­vant le Temps, long, tra­vail !

Mais d’abord Goethe. Faust vieux devient jeune, il ne le rede­vient pas. Il a seule­ment inver­sé l’or­dre ordi­naire : il est jeune après vieux, mais il n’y a nulle machine à remon­ter le temps. Les autres, eux, con­tin­u­ent à vieil­lir sans prob­lème.

À Ivry, tout habil­lé, Antoine Vitez ren­trait dans sa malle. A Chail­lot, tout nu, il sor­tait de sa malle. Il songeait, à Ivry, à ces malles que les enfants ouvrent dans le gre­nier ; à Chail­lot, on songeait à la malle comme à une boîte de Pan­dore d’où sor­ti­rait l’homme par­fait de Léonard de Vin­ci. Enfance, nais­sance, dans les deux cas, car si la malle est la mémoire des vieux, pour les enfants, elle n’est que boîte à sur­prise, ou comme ces boîtes à Silènes dont par­le le bel Alcib­i­ade à pro­pos du laid Socrate et qui con­ti­en­nent de belles fig­urines de dieux.

À la Salpêtrière, les boîtes ou machines à sous qui représen­taient la fab­ri­ca­tion des assig­nats à la Cour de l’Empereur (était-ce bien cela, ma mémoire me fait défaut ?), c’étaient avant tout des machines de théâtre, évo­quant la vie d’aujourd’hui, l’argent, les stands d’une expo­si­tion. Ensuite, au fond de la même salle, bien sûr, le pèleri­nage aux Mères, qui sont, paraît-il, les formes pri­mor­diales plutôt que la mémoire, mais dont le théâtre a de toute façon hor­reur, puisque Faust dit : « Les Mères ! Les Mères ! ‑cela sonne de manière si étrange ! »

À l’Odéon, le fond noir de la scène, la chem­inée som­bre, le pupitre de Faust, les plis du rideau, que de métaphores de la mémoire pour le sémi­o­logue hâtif ! Et pour­tant, le moment où le pub­lic éprou­va comme un coup de foudre, ce fut celui où Mar­guerite repri­sait, cou­sait le rideau de scène, retenu par une longue cordelière. De même, dans LA MORT DE DANTON, celle de Grüber, on tis­sait les dra­peaux, on se pas­sait l’écheveau de laine bleu, blanc, rouge. Or, si le pub­lic fut boulever­sé, dans FAUST, c’est que par oppo­si­tion au vieux grigou chargé de tout le savoir alle­mand, la jeune fille fai­sait ce geste inno­cent, évi­dent, dénué de sens.

Là où était la mémoire, le théâtre, s’il l’ef­face, arrive. Et aus­si la malle où l’on s’enferme, elle indique que le théâtre traduit les prob­lèmes de temps en prob­lèmes d’espace. « Zum Raum wird hier die Zeit », dit Gurne­manz à Par­si­fal, don­nant la loi du théâtre.

Orgon sous la table, la trappe de DOM JUAN, trucs authen­tiques de théâtre, à. l’encontre de ce truquage de l’armoire sym­bol­ique éhon­tée qui dans l’invisible Ceri­saie est cen­sée évo­quer pour Gaïev un passé romanesque. L’introduction de ce temps de mémoire a bien fail­li détru­ire le théâtre. Aus­si sais-je gré à Gracq d’avoir écrit :

« L’insatisfaction que me donne le théâtre de Tchékhov, vu à tra­vers une pièce comme LA CERISAIE : ce sont des pièces qui sem­blent adap­tées d’un roman. Le sou­venir gênant d’un autre moyen d’expression pos­si­ble n’est jamais com­plète­ment refoulé par le spec­ta­cle. Si bonnes quelles soient — ce qui suf­fit à tuer le chef‑d’œuvre — on lit au tra­vers en fil­igrane : Pour­rait être ren­du autrement » (LETTRINES).

Pour démon­tr­er que Gracq a tort, il faut de très forts argu­ments. Ou cette preuve qu’a don­née Grüber mon­tant SUR LA GRAND-ROUTE de Tchékhov, et cor­rigeant le temps lent par des dif­féren­tielles de vitesses dans un espace intérieur et restreint.

S’il y a Tes­ta­ment, comme on me presse de le trou­ver, au théâtre, je dirai encore que c’est con­tre la Mémoire. Melpomène et Thalie con­tre Mné­mosyne.

Comme le Nou­veau Tes­ta­ment accom­plit l’Ancien, parce qu’il en « fait mémoire » au sens catholique, en répé­tant ici et main­tenant le passé aboli, et non au sens protes­tant de com­mé­mora­tion. Par où le théâtre est catholique depuis les Grecs, ce qu’a dit Claudel.

Origène remar­que en effet que Jésus ne dit pas tant : je vous rap­pelle Moïse, que : « C’est de moi que Moïse a écrit » (Jean, V, 46).

Comme au théâtre, c’est de toi qu’ont écrit Eschyle, Shake­speare et Claudel, et c’est de toi que par­lent Prométhée, Ham­let et Tête d’Or, Cas­san­dre, Ophélie et Ysé.

Il fal­lut le sac­ri­fice une fois d’un bouc pour que, l’ayant oublié, nous le célébri­ons dans la tragédie, et dans la comédie, la pro­ces­sion autre­fois des choses phalliques, qu’aujourd’hui nous voilons.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements