[ Je ne mourrai jamais ]
Non classé

[ Je ne mourrai jamais ]

Le 25 Déc 1995
Article publié pour le numéro
Kantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives ThéâtralesKantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives Théâtrales
50
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

KANTOR ne devait jamais mourir. Il avait tant joué avec l’idée de sa mort, il l’avait tant mise en scène, tant manip­ulée, que celle-ci aurait dû se laiss­er apprivois­er. Ne serait-ce qu’une fois, pour un spec­ta­cle de plus, pour ren­dre les adieux infi­nis. Il n’en a rien été. La mort pour­tant n’a pas tri­om­phé. Prin­ci­pale parte­naire du théâtre de Kan­tor, elle a dis­paru avec lui, du moins sous l’ap­parence qu’elle avait revêtue depuis un mil­lé­naire en Occi­dent.

Autre­fois, la mort exis­tait véri­ta­ble­ment. Elle se prom­e­nait par­mi nous en famil­ière. Par­fois, elle pre­nait la main de l’un ou l’autre et l’entraînait en ses ter­res obscures. Tous, nous atten­dions, sai­sis d’une mul­ti­plic­ité de sen­ti­ments con­tra­dic­toires, fan­tas­tiques, hor­ri­fiés, fan­tas­ma­tiques, mais tou­jours extra­or­di­naires, cet événe­ment somme toute très ordi­naire. La mort inspi­rait ter­reur, tristesse, douleur et fas­ci­na­tion. Elle se tenait au cœur de nos réflex­ions, déter­mi­nait toute notre con­cep­tion du monde. Reli­gions et philoso­phies y pui­saient leur source. Nous atten­dions son étreinte avec respect, effroi, presque avec vénéra­tion. C’est de cette mort que par­lait Tadeusz Kan­tor. C’est avec elle qu’il traitait d’é­gal à égal, comme le cheva­lier du SEPTIÈME SCEAU, même s’il savait la par­tie faussée. Lorsqu’il entrait en scène, elle se tenait à ses côtés, jeune mar­iée énig­ma­tique, illu­minée de ten­dresse pour celui qu’elle allait per­dre. Cette mort mythique qu’il enlaçait comme son pro­pre cer­cueil s’en est allée avec lui. Désor­mais, nous n’avons plus à affron­ter notre meurtre par Dieu ou par néces­sité naturelle, mais un vul­gaire vol, celui de jours hypothé­tiques, cré­pus­cu­laires et lam­en­ta­bles. Une affaire somme toute banale, par­faite­ment quan­tifi­able et très rel­a­tive. La per­spec­tive de nos vies n’est plus trag­ique. Il n’y a plus de per­spec­tive du tout. Rien qu’une vacuité ter­mi­nale qui clô­ture l’absurdité quo­ti­di­enne. L’ab­solu est par­ti avec Kan­tor. Il aura été le dernier homme à dis­paraître. Nous, nous nous étein­drons. Observez : nous nous éteignons déjà. Nous vivons à l’économie, lumières bais­sées.

Nul n’est irrem­plaçable, dit-on. Paroles d’épigone. Kan­tor est irrem­plaçable. Nul ne lui suc­cédera. Son œuvre ne lui sur­vivra pas. C’est prob­a­ble­ment un bien : les céno­taphes sont sou­vent plus fer­tiles que les tombeaux. Prati­cien bien plus que théoricien, il ne laisse en vérité aucune école, aucun suc­cesseur, mais un écho qui ne cesse de s’amplifier, une leçon plus encore exis­ten­tielle qu’artis­tique, un mod­èle fer­tile, une spir­i­tu­al­ité d’au­tant plus élevée qu’elle n’a jamais pré­ten­du à l’universel, une invi­ta­tion impérieuse aux artistes à assumer de la façon la plus rad­i­cale leur orig­i­nal­ité. Rien qu’on puisse copi­er ou recom­pos­er. Un style inim­itable parce qu’il ne tenait qu’à la per­son­nal­ité d’un auteur qui savait n’avoir rien d’autre à don­ner que lui-même, avec ses manies, ses amours, ses obses­sions, sa tyran­nie, ses sou­venirs, sa soli­tude, ses colères et surtout une totale sin­gu­lar­ité esthé­tique. Kan­tor ne s’é­tait jamais soucié de la nature, des règles, des lim­ites, des con­ven­tions des dis­ci­plines qu’il abor­dait. Théâtre, lit­téra­ture, cirque, sculp­ture, hap­pen­ing, musique, pan­tomime, se mêlaient intime­ment dans ses œuvres, sans autre souci que celui de la cohérence expres­sive. Cette irra­tional­ité-là fai­sait sa force.

Tar­di­ve­ment, on le recon­nut. Il doit exis­ter peu de cas de créa­teurs, par­ti­c­ulière­ment dans le domaine du spec­ta­cle tou­jours soumis aux con­traintes de la pro­duc­tion, qui eurent la force de car­ac­tère de per­sis­ter pen­dant plus de quar­ante ans dans une voie rad­i­cale­ment hétéro­doxe, jusqu’aux abor­ds de la soix­an­taine. Sans doute eût-il ain­si con­tin­ué sans dévi­er ni com­pos­er jusqu’à sa fin si le malen­ten­du s’é­tait main­tenu, si la notoriété et l’in­sti­tu­tion avaient con­tin­ué à l’ignorer. Ce courage face à l’adversité, cette foi dans sa démarche, cette obsti­na­tion soli­taire, cet acharne­ment dans la mar­gin­al­ité, alors même que le courant gro­towskien gag­nait le monde entier, con­sti­tu­aient une com­posante essen­tielle de son génie. Présent sur le plateau, tel un chef d’orchestre, il fit de cette volon­té de s’af­firmer envers et con­tre tout un objet majeur de son dis­cours. « Je suis là. Je suis tou­jours là. Et si vous ne me voyez pas, c’est que vous êtes aveu­gles ! >», ne ces­sait-il de proclamer. L’art et la vie ici se con­fondaient entière­ment. Com­ment ne pas dis­tinguer là une base fon­da­men­tale de toute créa­tion artis­tique ? Une protes­ta­tion éper­due con­tre le silence social qui nous entoure, con­tre le néant méta­physique qui nous baigne et nous attend. Le refus, non de la tombe, mais de la creuser soi-même ou de s’y couch­er de son plein gré et avant l’heure.

Oubli­er lui fut tou­jours intolérable. La mémoire con­sti­tu­ait le cœur de ses pièces. Toutes d’ailleurs sem­blaient reliées par le thème récur­rent du sou­venir. On aurait prob­a­ble­ment pu les voir les unes après les autres sans dis­con­ti­nu­ité, mal­gré leur sin­gu­lar­ité, tant leur pro­pos s’enchaînait. L’e­space du sou­venir kan­to­rien était immense. Il excé­dait large­ment l’in­di­vidu. Il bras­sait dans un lyrisme pro­pre­ment shake­spearien la Pologne, son peu­ple, ses per­son­nal­ités, deux guer­res mon­di­ales, un fond judéo-chré­tien d’une extrême vir­u­lence et cette fatal­ité trag­ique, inco­hérente et mon­strueuse que nous appelons l’histoire. Cette mémoire ne cher­chait pas à s’éterniser. Elle se présen­tait, à l’in­star des col­lec­tions de cartes postales ou d’ob­jets mis­érables de Boltan­s­ki, comme des épaves éphémères, des­tinées à bien­tôt som­br­er et que leur proche dis­pari­tion rendait d’au­tant plus boulever­santes. Elle se moquait aus­si. Elle savait le dérisoire des êtres et des choses. Dés­espérée, elle mani­ait l’hu­mour comme une arme

Non classé
Partager
auteur
Écrit par Alain Populaire
Alain Pop­u­laire Auteur, réal­isa­teur, met­teur en scène et directeur de théâtre. A fondé le Théâtre Impop­u­laire où il...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Kantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives Théâtrales
#50
mai 2025

Kantor

26 Déc 1995 — LE THÉÂTRE servait la représentation bourgeoise du monde; à travers ses excès mêmes, il ne laissait voir qu'une reproduction réaliste,…

LE THÉÂTRE ser­vait la représen­ta­tion bour­geoise du monde ; à tra­vers ses excès mêmes, il ne lais­sait voir qu’une…

Par Patrick Bonté
Précédent
24 Déc 1995 — vitale. Ainsi, à chaque instant, provoqués par Les mêmes actes, nos rires se mêlaient à nos sanglots et l’émerveillement à…

vitale. Ain­si, à chaque instant, provo­qués par Les mêmes actes, nos rires se mêlaient à nos san­glots et l’émerveillement à une hor­reur sacrée.  Retourn­er, voilà le mot. Retourn­er et être retourné. Retourn­er dans le passé.…

Par Jo Dekmine
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total