[ L’objet kantorien entre « poubelle et éternité » * ]
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[ L’objet kantorien entre « poubelle et éternité » * ]

Le 28 Déc 1995
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*. Tadeusz Kan­tor, MA CRÉATION, MON VOYAGE, Paris, Édi­tions Plume, 1991, p.24.

« LES ‘OBJETS’ puisqu’on les nomme ain­si sont pour moi des lieux d’éternité ; sans eux les comé­di­ens n’existeraient pas. »1
Dès le début de son tra­vail, Kan­tor refuse de con­sid­ér­er l’«objet » comme un sim­ple « acces­soire » de scène. L’ob­jet est le parte­naire — ou adver­saire — de l’ac­teur quand il n’est pas une par­tie même de l’ac­teur —«dans le cas le plus rad­i­cal, l’ac­teur doit con­stituer avec l’objet un seul organ­isme. J’ai appelé ce cas BIO-OBJET ».2

Mais l’objet chez Kan­tor con­naît de nom­breuses évo­lu­tions. À côté des « objets trou­vés », c’est-à-dire de la « matière arrachée à la vie »3 (table, chais­es, planche), appa­rais­sent des objets beau­coup plus sophis­tiqués, con­stru­its, fab­riqués (les « organes du pou­voir » dans son dernier spec­ta­cle AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE), sor­tis de l’imag­i­na­tion de Kan­tor et qui révè­lent un autre univers esthé­tique, une autre con­cep­tion de l’objet.

Il est impos­si­ble en quelques feuil­lets d’éla­bor­er une his­toire de l’objet chez Kan­tor. Mais il est néan­moins intéres­sant à tra­vers un seul objet — la planche, objet ô com­bi­en mythique, présent dans tous les spec­ta­cles — de ten­ter de définir la théorie de l’objet selon Kan­tor.

La planche « morceau de la réal­ité »

1944 : le Théâtre Clan­des­tin Indépen­dant monte LE RETOUR D’ULYSSE : une planche sale « arrachée à la vie », frag­ment d’une vieille clô­ture abîmée, con­stitue l’un des élé­ments de l’espace scénique.

1990 : fin des répéti­tions d’AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE :une très longue planche « trou­vée » dans un chantier de démo­li­tion barre l’image finale.

Entre ces deux dates, quar­ante-six années de recherch­es autour de l’objet pau­vre, dégradé, de « l’objet trou­vé » qui pren­nent comme point de départ cette planche. Non pas « les planch­es de bois qui sem­blent avoir un passé et qui sont fab­riquées de toutes pièces »4 mais la planche authen­tique, ves­tige d’un passé ignoré (« l’objet sans passé ni avenir enlevé à sa quo­ti­di­en­neté »5), rescapée d’un sort qui la vouait à la poubelle.

« Les idées artis­tiques changent
L’ab­strac­tion cède sa place à l’objet
L’il­lu­sion est rem­placée
par la réal­ité — réal­ité prise directe­ment dans la vie,
La réal­ité bru­tale,
dépourvue d’esthé­tique.
Dans le champ d’ac­tion de ‘l’œu­vre d’art’
on met
les morceaux de la réal­ité
répug­nants
bru­taux
lun morceau de bois pour­ri, cordage rouil­lé, la roue
de la voiture mac­ulée de boue, décom­bres, de
vieilles caiss­es recou­vertes de pous­sière, un
uni­forme authen­tique, bruit d’une mitrailleuse6. »

En 1944, les élé­ments de la réal­ité sont les décom­bres de la guerre. LE RETOUR D’ULYSSE ne peut s’ef­fectuer que sur ce fond de destruc­tion, de pau­vreté, de dégra­da­tion. Kan­tor rejette les notions d’illusion, de « décor ».

Intru­sion de la réal­ité : la planche est et restera ce morceau de réel :
« 1944. Cette recon­nais­sance de la RÉALITÉ ‘brute’ non trans­for­mée par l’art a provo­qué (…) le rejet de ‘l’objet artis­tique’ traî­nant der­rière lui les notions de recréa­tion, de représen­ta­tion, de fic­tion — et son rem­place­ment par l’OB­JET RÉEL, arraché à la vie, tiré de ses fonc­tions et de ses con­di­tion­nements quo­ti­di­ens.
L’ob­jet est devenu ACTEUR »7.

Dans LE RETOUR D’ULYSSE, la planche EST et sig­ni­fie Le réel, « la réal­ité du rang le plus bas ». Elle ne « joue » pas. Dans Les spec­ta­cles suiv­ants, elle devien­dra véri­ta­ble­ment parte­naire de l’ac­teur. 

La planche, objet rit­uel

« Les Has­sidim sont liés par la planche
dans une housse noire.
Elle est comme leur pro­longe­ment.
Elle les unit et les sépare en même temps.
Elle les ter­rorise.
Ils se frot­tent con­tre elle.
Ils la tien­nent con­vul­sive­ment (comme ‘la dernière
planche de Salut”)».8

La planche n’est plus seule­ment là comme référence au monde réel. Dans LA POULE D’EAU, elle s’in­scrit dans le jeu prenant une autre dimen­sion. Elle est indis­so­cia­ble des deux Has­sidim et acquiert un statut d’ob­jet rit­uel : elle est d’ailleurs recou­verte d’une étoffe noire (les objets du culte juif sont entourés d’une enveloppe de pro­tec­tion appelée dans le lan­gage pop­u­laire « man­teau ») qui ren­force son car­ac­tère sacré. Elle n’est pour­tant jamais util­isée comme objet cul­turel mais, dit Kan­tor, « comme la dernière planche du Salut » (l’ex­pres­sion issue d’un terme de théolo­gie chré­ti­enne « Après le naufrage, la péni­tence est la planche qui peut encore nous sauver »9 est prise ici dans son sens lit­téral). Elle joue le rôle de repère : les Has­sidim sont sol­idaires de cette planche qui les isole du monde. N’est-elle pas le sym­bole du judaïsme qui unit les juifs à tra­vers la dias­po­ra et les empêche de dis­paraître mal­gré les épreuves car lorsque les Has­sidim de LA POULE D’EAU chan­cel­lent « la planche dans une housse noire s’élève au-dessus du reste ».10

Dans WIELOPOLE-WIELOPOLE, la planche (les planch­es, elles sont au nom­bre de deux trou­vées dans un chantier de démo­li­tion proche de San­ta Maria à Flo­rence et lais­sées dans leur état d’origine) inter­vient à nou­veau dans un con­texte religieux : l’‘Ultima Cena. Ces deux planch­es sont apportées dans la con­fu­sion par les deux jumeaux qui étaient les deux Has­sidim de LA POULE D’EAU. Elles passent au-dessus des têtes, mou­vantes et menaçantes : le prêtre est ren­ver­sé. Ce n’est que recou­vertes de la nappe blanche et immac­ulée qu’elles fig­ureront la table de l’Eucharistie. Mais la Cène ne s’accomplira pas, la table sacrée rede­vien­dra, après le pliage de la nappe, ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être : deux sim­ples planch­es de bois brut. 

La planche, dou­ble esthé­tique et biographique 

Dans AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE, la planche est présente dans une grande par­tie du spec­ta­cle : on pour­rait même dire qu’elle est l’élément prin­ci­pal de cette auto­bi­ogra­phie de Kan­tor : « le spec­ta­cle sera très auto­bi­ographique, très cen­tré sur moi. Le pre­mier acte, ce sera moi avant ma nais­sance. Il y aura peut-être aus­si une séquence qui se situera après ma mort.…».11

La planche accom­pa­g­n­era ce cycle de la vie. Elle est, dès l’acte 1, la table de l’an­niver­saire (pen­dant les répéti­tions à Toulouse en octo­bre 1990, elle était recou­verte d’une nappe blanche qui accen­tu­ait le côté célébra­tion). La planche est lieu de fête et de réjouis­sances : l’on­cle Sta­sio joue du vio­lon en la prenant pour estrade. Puis la guerre fait irrup­tion dans l’univers famil­ial — la table-refuge (la famille s’abrite même sous elle) est piét­inée, bafouée par les sol­dats. Mais solide, la planche résiste et la famille ne se déplace plus que solide­ment accrochée à elle : elle rede­vient cette « planche du dernier Salut » qu’elle était pour les Has­sidim, mais elle perd tout car­ac­tère sacré. 

Dans le dernier acte, la planche réap­pa­raît :
« S’avancent au milieu du cimetière
la Famille, les ‘Chers Absents’
por­tant comme un cer­cueil
LA PLANCHE ». 

La planche-cer­cueil retrou­ve dans l’image finale sa fonc­tion de table, celle des funérailles. La mort de Kan­tor rend cette dernière séquence défini­tive. L’autobiographie prend fin : la planche en a scan­dé les épisodes. 

Révéla­trice de l’univers esthé­tique de Kan­tor dans LE RETOUR D’ULYSSE, elle est un dou­ble biographique dans AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE. Elle y est aus­si, à l’in­star de la présence de Kan­tor sur scène dans ce spec­ta­cle, 

« un Mag­nifique con­den­sé de [sa] 
Théorie et de [sa] méth­ode ».12

À la fron­tière entre illu­sion et réal­ité. Présente dans le cadre du tableau où la can­tonne son rôle d’ob­jet d’art, elle retrou­ve dans l’image finale sur le devant de la scène, son statut d’ob­jet réel, arraché à la vie.

  1. Tadeusz Kan­tor, entre­tien avec Philippe du Vig­nal, in Ari Press n° 95, Paris, 1985, p. 9. ↩︎
  2. Tadeusz Kan­tor, LEÇONS DE MILAN, Paris, Âctes-Sud Papiers, 1990, p. 55.  ↩︎
  3. Tadeusz Kan­tor, entre­tien avec Chan­tal Mey­er Plan­tureux, Cra­covie, 14 novem­bre 1990.  ↩︎
  4. Brunel­la Eruli, « WielopoleWielo­pole », in LES VOIES DE LA CRÉATION THÉÂTRALE, vol. XI, Paris, Édi­tions du C.N.R.S., 1983, p. 235.  ↩︎
  5. Tadeusz Kan­tor, entre­tien avec Chan­tal Mey­er-Plan­tureux, Cra­covie, 14 novem­bre 1990.  ↩︎
  6. Tadeusz Kan­tor, notes inédites citées par Denis Bablet, in LES VOIES DE LA CRÉATION THÉÂTRALE, Op.cit., p. 27. ↩︎
  7. Théâtre Cricot 2, pro­gramme de LA CLASSE MORTE, Cra­covie, 1975. ↩︎
  8. Tadeusz Kan­tor, LA POULE D’EAU, par­ti­tion, in Tra­vail théâ­tral, n°VI, Paris, 1972, p. 90. ↩︎
  9. Jean-Bap­tiste Mas­sil­lon, « Carême » cité dans le LITTRÉ, p. 4750 (au mot planche). ↩︎
  10. Tadeusz Kan­tor, LA POULE D’EAU, par­ti­tion, in Tra­vail théâ­tral, op.cit., p. 91.  ↩︎
  11. Tadeusz Kan­tor, « Ce qu’ils appel­lent la lib­erté », entre­tien avec Guy Scar­pet­ta », in La Règle du jeu, n°1, Paris, mai 1990, p. 156.  ↩︎
  12. Tadeusz Kan­tor, ibi­dem, p. 170. ↩︎
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